Voilà, c’est fait. Donald Trump sera le 45ème Président des États-Unis. Celui qui n’était qu’un clown de télé-réalité, un showman habitué des émissions bas-de-plafond (The Apprentice, Wrestlemania), dirigera la première puissance mondiale. La nouvelle a laissé tout le monde sur son séant, pour rester poli : commentateurs, sondeurs, citoyens et géopolitologues du dimanche sur la Twittosphère. Tous ont eu tort, moi et vous inclus. Dans un contexte de grand aveuglement multi-médiatique, le « croque-mitaine » Donald Trump a eu raison contre la planète entière.
Vite on a vu poindre les articles qui tentent de se rassurer : « Et si les grands électeurs ne votaient pas pour Trump ? », « Et si Trump était destitué ? », « Une pétition de 4 millions de personnes pour que Clinton soit Présidente ». Pitoyables tentatives de trouver une issue de secours, de la part d’un monde médiatique qui semble dans son ensemble incapable d’ouvrir les yeux. Alors, que ce soit dit : avec 74 Grands Électeurs d’avance sur sa rivale, Trump est sûr d’être élu par le Collège Électoral. Une destitution est un acte hautement improbable, qui de plus porterait au pouvoir le vice-président créationniste Mike Pence, bien plus dangereux. Et une pétition ne vaut rien, face à 62 millions de bulletins dans les urnes. Notons avec ironie l’empressement du « camp démocrate » à ne pas accepter la vérité en face et le résultat des élections, alors même qu’ils étaient les premiers à redouter que Trump refuse l’issue du scrutin. Comme quoi…
La démocratie, le bouc-émissaire facile
Donc, oui, on doit s’y faire, individuellement et collectivement : Trump a gagné. Sa présidence sera peut-être un désastre, ou peut-être, plus probablement, un pétard mouillé. Mais il est trop tôt pour s’avancer davantage. L’heure est venue d’être humbles et de prendre une leçon de l’Histoire.
Que faire si on ne veut pas que des Trump fleurissent un peu partout ? Depuis l’élection, on entend tout et n’importe quoi. « Pas surprenant de la part du peuple le plus con de la Terre », « comme quoi, trop de démocratie… », « il faudrait un permis de voter, ça éviterait d’avoir des cons qui votent pour Trump ».
Il y a quelque chose d’absolument malsain là-dedans. Déjà, cela tient de l’aveuglement congénital que de croire que l’élection américaine est trop démocratique, alors même que si le suffrage avait été direct, ce serait Hillary Clinton qui l’aurait emporté. Mais surtout, parce qu’on ne peut pas disqualifier la démocratie à partir du moment où la majorité change, ou lorsque le résultat déplaît. Oui, la démocratie peut dévier et favoriser la démagogie, rangez votre Platon et votre Aristote, on connaît. Mais voir une défaillance intrinsèque à ce modèle politique est une erreur. La basse démagogie telle que fut celle de Trump ne se nourrit pas des errances de la démocratie, mais bien des faillites d’une société moribonde. Une société qui va bien n’aurait que faire d’un Trump, n’aurait eu que faire du discours xénophobe et simpliste qui a largement permis le Brexit au Royaume-Uni. Pour la simple et bonne raison qu’elle n’en aurait nul besoin.
L’Amérique multi-culturelle de Trump
On a tous sous-estimé le mal-être d’une frange croissante de la population, qui en est venue à être la majorité. On prophétisait avec Trump la revanche des « ploucs blancs », de cette Amérique blanche rurale déshéritée et désindustrialisée, animée d’un sentiment de « rancœur raciale » vis-à-vis d’un Obama trop communautaire à leurs yeux. On riait des primaires républicaines, confortablement vautré dans cette certitude d’avoir raison envers et contre tous. On se marrait bien devant « l’idiot porté par des idiots ». Les résultats nous ont violemment donné tort. En réalité, l’Amérique de Trump, c’est-à-dire son électorat, est aussi multi-culturelle que celle de Barack Obama. C’était donc, pour beaucoup de gens, d’horizons divers, du sérieux. Les scores du candidat populiste républicain en Floride par exemple, parmi la population cubaine et latino, sont aux alentours des 30 %. Des asiatiques ont voté Trump, des femmes ont voté pour Trump, des Afro-Américains ont voté Trump.
Si effectivement, Trump est soutenu par l’extrême-droite suprémaciste américaine, les 62 millions d’électeurs qui l’ont porté au pouvoir dressent quant à eux une mosaïque fidèle de l’Amérique : des étudiants pro-Sanders désirant secouer un establishment poussiéreux, aux Afro-Américains déçus d’Obama et dégoûtés par la campagne bling-bling de Clinton ; du Républicain tradi de la Bible Belt à la mère de famille essayant de joindre les deux bouts en banlieue de Philadelphie.
Alors certes, ça fait peur. C’est bien moins pratique. C’est tellement plus simple de conclure à une victoire de la rhétorique raciste, mais non. C’est aussi, surtout, un vote de ras-le-bol, anti-élites. Et il est ironique, certes, qu’il prenne la forme d’un Donald Trump, milliardaire issu du microcosme médiatique et financier new-yorkais. Mais ce qu’il faut se demander alors c’est pourquoi cette colère est-elle captée uniquement par des candidats démagogues, des populistes de droite ? Parce que personne d’autre ne s’y intéresse, voilà pourquoi. Tout juste les médias US faisaient-ils des reportages dans l’Amérique de Trump (entendre par-là dans le « trou-du-cul de l’Amérique ») comme on s’approche, curieux, d’un phénomène de foire. On pointera, à raison, la sociologie du journalisme et le mépris de classe. Les préjugés sur les déclassés et leur malaise social empêchent la plupart des journalistes de voir ce mal-être. Le comprendre ne figure pas dans leur logiciel. Et ça dépasse largement le cadre journalistique. Tous les privilégiés, les éditocrates et autres étudiants dans l’antichambre de la classe sociale supérieure, ont été partie prenante de ce grand aveuglement : à rire de Trump, à être fascinés par le phénomène médiatique, sans voir les causes sociales structurelles sur lesquelles reposait son succès futur. Parce qu’ils forment une classe, qu’on le veuille ou non, de privilégiés, et qu’ils ne connaissent pas le malaise social, dans leur grande majorité. Ils ont beau avoir les meilleures intentions du monde, ce mépris de classe est leur « mur Trump » à eux : ils s’isolent du reste du monde social.
Faute collective
Les leçons pour la vie politique française sont grandes. La victoire de Marine Le Pen dès 2017 devient avec celle de Trump de l’ordre de l’envisageable. Et auquel cas, on sera tous surpris (encore). Alors que le malheur est sous leurs yeux et sous les nôtres, que la souffrance est palpable. La responsabilité sera alors – et elle l’est déjà – collective : c’est celle des médias, qui invitent Marine Le Pen et son aréopage de chiens de combat sur le moindre plateau TV, et qui n’invitent jamais son électeur, vu comme idiot par nature, raciste par évidence. La bulle médiatique est terrifiée à l’idée d’éclater si elle allait à la rencontre des gens… C’est la faute aussi, des hommes politiques déconnectés du réel, qui achètent en 2016 leur pain au chocolat à 15 centimes (Copé) au Prisunic (Juppé). Comment voulez-vous qu’une micro-sphère pareille comprenne quoi que ce soit aux classes les plus populaires et fragiles ? Peut-être est-il temps de se rendre compte que la sacro-sainte démocratie représentative ne représente plus personne ? Que si les gens avaient la possibilité de se représenter eux-mêmes, les possibilités politiques s’en retrouveraient grandement améliorées ?
C’est la faute, enfin, il faut savoir l’admettre pour avancer, à la gauche, la gauche radicale, la mienne, la vôtre, qui se complaît davantage dans son langage universitaire que dans le travail de terrain. Cette gauche « Lordon » qui rêve de marcher main dans la main avec une gauche ouvrière fantasmée, mais est incapable de parler aux laissés-pour-compte. Cette gauche radicale prompte à dégainer la lutte des classes, mais incapable de dépasser ses propres déterminismes. Prenez Nuit Debout. Si le mouvement est mort, c’est parce qu’il s’est montré incapable de dépasser le cadre très limité de sa naissance. Il a été incapable de déplacer ses « forums citoyens » hors du centre petit-bourgeois, vers la périphérie, les banlieues. Ils sont pourtant là, les gens qui souffrent et attendent des réponses. Des gens qui n’ont pas attendu Nuit Debout pour être mobilisés mais que personne ne veut entendre, à part ici un Trump, à part là une Le Pen. Etre incapable de leur parler, les traiter d’idiots ou de moins-que-rien, c’est laisser la voie libre aux radicalismes, qu’ils soient d’ailleurs religieux ou politiques.
Si les élites, au sens large, se montrent incapables de remettre en question leur modèle de pensée, leurs préjugés de classes, leur aveuglement idiot et méprisant, alors il n’y aura rien d’étonnant à ce que les catastrophes de type Trump se suivent et se ressemblent… La gauche doit être à nouveau audible pour les classes les plus défavorisées, sortir de son confortable aveuglement, de sa bulle sociale. La gauche de demain doit retrouver le goût du terrain, du dialogue comme transgression des barrières sociales. Elle en a assurément les moyens, et c’est à cette condition seulement que tout reconstruire deviendra possible.
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