Pour ceux qui ont eu la curiosité de se pencher sur les livrets thématiques du Rassemblement national (RN), une absence était criante : la culture. Le RN lui a préféré un programme « patrimoine », d’une grande faiblesse dans ses constats comme dans sa faisabilité. Loin de bénéficier aux classes moyennes et populaires, il se focalise principalement sur le soutien financier aux propriétaires privés de monuments historiques.
La France est riche d’une tradition de rayonnement par sa politique culturelle. Dès l’ancien régime, le Roi s’efforce de partager le monopole culturel de l’église : Saint Louis crée la Fondation de la Sorbonne en 1253, Charles V la Bibliothèque royale (vers 1350). La vocation culturelle de l’Etat s’affirme à la Renaissance, notamment sous l’influence de François Ier (soutien des artistes, Edit de Villers-Cotterêts). En 1789, les révolutionnaires prônent l’idée d’un « patrimoine libéré »1 : les arts – étant un produit de la liberté – doivent être réunis au pays de la liberté, c’est-à-dire la France. Le Louvre, premier musée du Monde, ouvre ses portes le 10 août 1793. De la création du Ministère des Affaires Culturelles en juillet 1959 – avec à sa tête André Marlaux – au « tout culturel » (Marc Fumaroli) et aux grands travaux depuis les années 1980, la France a affirmé son « exception culturelle » tout au long du XXème siècle.
La diversité de l’exception culturelle française ignorée
En 2024, le champ d’action de l’État en matière de politique culturelle rassemble de multiples acteurs publics (grands musées nationaux et opérateurs de l’Etat, scènes nationales de danse et de théâtre, audiovisuel public, etc.), para-publics (fonds régionaux d’art contemporains) et privés, largement subventionnés (cinéma, producteurs et diffuseurs de musique, système de l’intermittence, propriétaires privés de patrimoine, etc.). La ventilation du budget du ministère de la Culture, d’un montant de 4,466 milliards d’euros pour 2024, est le reflet cette diversité :
2% pour le soutien aux politiques culturelles, 8% respectivement pour le livre et la presse et les médias, 12% pour la rémunération des agents publics du ministère, 19% pour la transmission, 24% pour la création et enfin 27% pour le patrimoine.
Le secteur culturel est à l’origine d’une richesse économique directe (2% du PIB, plus que l’industrie automobile), mais aussi indirecte (on pense notamment au soft power – cinéma, artisanat d’art, architecture – et à l’éducation – musées et programmes d’Education artistique et culturelle). Le Rassemblement national choisit d’ignorer donc cette diversité en traitant uniquement du « patrimoine ».
Le programme présidentiel de Marine Le Pen assume une focalisation patrimoniale réductrice, au détriment d’autres champs d’action, et notamment celui du soutien à la création artistique. Dans cette logique, la première mesure proposée par le RN est la rédaction d’un Livre blanc du patrimoine pour y recenser le patrimoine en danger, à toutes les échelles, et « notamment les églises des petites communes qui sont souvent le seul patrimoine historique ».
Cependant, du « patrimoine », le programme n’aborde que peu la diversité du champ de l’actuel Direction générales des patrimoines et de l’architecture, et notamment les musées et châteaux-musées. Le mot « musées », alors que la photographie de couverture est celle du Musée d’Orsay, n’est mentionné qu’une seule fois, à la dernière page du programme, avec une grande approximation : « un grand plan « musées » sera lancé : modernisation des bâtiments, muséographie moderne (reconstitution 3D, par exemple) et augmentation des budgets d’acquisition.»
On constate donc un double « oubli ». D’une part, comme nous l’avons vu, le champ patrimonial n’est pas abordé dans son entièreté. D’autre part, des champs historiques du ministère chargé de la Culture sont ignorés. Cette seconde ignorance est assumée : la notion de soutien à la création artistique, pourtant deuxième champ du ministère au regard de son budget, n’est mentionnée qu’une seule fois, pour proposer d’en réduire la dotation au profit de la « sauvegarde du patrimoine ». Ainsi, à propos du 1% culturel – obligation pour les constructions publiques d’inclure 1% du budget à une commande d’artiste – le RN propose de le «partager […][afin qu’il soit] aussi consacré à la sauvegarde du patrimoine existant » avec un objectif de scinder l’actuel 1% artistique à moitié pour le patrimoine, à l’autre pour la création.
Les propriétaires de monuments historiques, grands gagnants du programme
Le programme présidentiel de Marine Le Pen est clair à plusieurs reprises : il soutient les propriétaires privés de monuments historiques : « le patrimoine constitue un des lieux du contrat social : son entretien et son ouverture au public constituent une richesse pour la collectivité (premier moteur du tourisme), tout en étant (dans le cas des monuments privés) le meilleur moyen de s’appauvrir individuellement. » Le lien actuel de l’administration avec les propriétaires privés est critiqué : « il est urgent de retisser les liens entre un État aux politiques incohérentes et souvent arbitraires (éolien et infrastructures collectives, notamment) et les propriétaires par un pacte ». Enfin, le Rassemblement national propose la création « d’un statut de « chef d’entreprise du patrimoine » (terme que nous préférons à « gestionnaire ») et l’assouplissement des contraintes administratives ».
Dans la logique du constat de propriétaires privés appauvris, le programme propose plusieurs mesures d’aides financières. Pour chacune, l’usage du terme de « monuments privés » laisse un flou : les monuments historiques inscrits ou classés sont-ils les seuls concernés ou bien ces aides sont-elles élargies à des monuments privés bénéficiaires selon l’avis de l’administration en place ?
Ainsi est-il proposé « l’élargissement aux monuments privés non ouverts au public de la déduction à 100% (et non plus à 50%) des travaux non subventionnés et les dépenses de gestion ». Dans la même logique d’allègement fiscal, le programme souligne que ces monuments privés ne seraient pas retenus dans le calcul de l’impôt sur la fortune financière (forme d’ISF proposé par le RN). Plus suprêmement, le RN propose de déduire de l’impôt sur revenu les dépenses d’ameublement des monuments privés ouverts au public, « afin de favoriser le marché de l’art ».
Le programme propose aussi la refonte de la comptabilité des jours d’ouverture au public, substituée par un nombre d’heures dans l’année. Or cela reviendrait à élargir le nombre de monuments privés bénéficiant d’avantages fiscaux au motif de leur ouverture au public.
Une approche de la politique culturelle par le résultat économique
Alors que le programme ignore les champs culturels les plus créateurs de richesse et d’emplois (cinéma, spectacle vivant et musique actuelle), il mentionne le souhait d’une « refonte économique » – toujours selon une focale patrimoniale. Ainsi, à propos des entreprises de restauration du patrimoine, des dispositifs seraient « mis en place pour garantir la pérennité de ces savoir-faire et de ces entreprises » et un « Observatoire des métiers d’art » sera institué. Avec la même imprécision, le programme propose de favoriser l’apprentissage. Toutes ces mesures nous interrogent sur la connaissance, par le Rassemblement national, des missions et du travail de l’Institut national pour les savoir-faire français ou encore du label EPV2, qui œuvrent aujourd’hui sur des missions identiques.
Par ailleurs, et au risque de proposer une analyse économique incomplète, il nous semble important de mettre en exergue l’approche inégalitaire de la politique culturelle prônée par le RN. En favorisant financièrement les propriétaires privés par une refonte fiscale, ce programme ne pourra qu’accroître les inégalités de patrimoine, qui sont aujourd’hui « extrêmes », selon le Rapport sur les riches en France, 2024 de l’Observatoire des inégalités. Plus encore, la proposition de financer les diverses mesures et d’indemniser les propriétaires grâce aux fonds du loto du patrimoine ne peut qu’exacerber cette inégalité ; les recettes publiques issues de la Française des Jeux pouvant s’apparenter à un impôt « régressif3 » pesant sur les plus pauvres et les moins diplômés.
Si le volet accordé à cette refonte est court, il souligne néanmoins la vision économique de la culture du RN. A contrario, tout au long du programme, aucune notion d’émancipation ou d’épanouissement par les arts ou la culture n’est mentionné.
Une approche historique douteuse
Le Rassemblement national aborde plusieurs propositions dont la faisabilité semble compromise. Tout d’abord, certaines mesures risquent de se heurter à une impossibilité technique évidente. Par exemple, la proposition de « retrouver le régime antérieur à la loi de 1913 » concernant le double critère des 500 mètres et de la co-visibilité pour la protection des abords de tout monuments historiques semble complexe, nombre de monuments mitoyens à d’autres bâtiments étant déjà inscrits (maisons de village, par exemple). Par ailleurs, le programme propose l’extension du droit de préemption de l’État aux biens mobiliers, grâce aux fonds du loto du patrimoine. Or, en matière de biens culturels, le droit de préemption de l’État s’étend déjà aux biens mobiliers culturels, tel que le dispose l’article R123-2 du Code du patrimoine. Ledit article autorise l’État à préempter des « éléments de décor provenant du démembrement d’immeubles par nature ou par destination » et des « meubles et objets d’art décoratif ». En d’autres termes, l’État dispose déjà du droit de préemption sur les biens mobiliers culturels.
D’autres mesures semblent ignorer l’approche scientifique de l’histoire de l’art, et notamment sur l’évolution continue des monuments. Ainsi, le RN propose à plusieurs reprise de conserver des monuments dans leur état d’origine, notamment par l’attachement à « perpétuelle demeure » : est ainsi proposé « d’encourager les ensembles mobiliers historiques attachés à un immeuble laïc ou religieux : portes, glaces, trumeaux, fenêtres, bas-reliefs, fresques, cheminées, boiseries, bibliothèques, statues, tableaux et mobiliers d’origine bénéficieront ainsi automatiquement de la protection inhérente à l’immeuble, c’est-à-dire qu’ils seront inscrits ou classés et considérés comme attachés « à perpétuelle demeure ». Or, d’une part, il n’est pas aisé d’assurer historiquement ce qui est « d’origine », même en supposant de s’être accordé sur l’état d’origine pris en compte. Le château de Versailles ou l’Elysée, par exemple, ont continuellement été modifiés selon les régimes. Par ailleurs, il est tout aussi difficile d’assurer un suivi exact des ventes et des modifications, lesdits bien mobiliers étant, par nature, mobiles.
Enfin, bon nombre de notions, générales et imprécises, sont citées sans grande explication. Marine Le Pen propose ainsi « la prise en compte des 3 A : architectures, archives, archéologie » avec pour explication que « la recherche sur l’architecture, les archives doit être encouragée pour une transmission du savoir-faire ». Le programme regorge d’imprécisions, utiles à un discours presque consensuel. Il est ainsi proposer de financer l’ensemble des nouvelles mesures par le loto sur le patrimoine, qui serait « exonéré des taxes sur le loto ».
De généralités en imprécisions, le programme Patrimoine du RN se fonde sur un prétendu constat d’une culture française en péril. Dès l’introduction, on y lit que « le patrimoine français est en danger, car nombreux sont les monuments en mauvais état ou menacés d’être défigurés. Cela tient au désengagement de l’État, à la construction d’éoliennes, entre autres, à proximité, à la faillite d’entreprises du secteur, faute de commandes. Même de grands sites inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Humanité par l’UNESCO, comme la saline royale d’Arcs-et-Senans, l’abbaye de Vézelay, ou encore le Mont-Saint-Michel sont en danger. » Plus loin, la notion de malaise est convoquée : « le malaise du pays se reflète dans son urbanisme anarchique, la destruction du patrimoine et la défiguration des paysages. Une nation qui saccage ainsi son patrimoine sape les fondements mêmes de son histoire et donc de son relèvement et de sa cohésion.»
Le reflet d’une idéologie nationaliste appliquée à la culture
Soulignant le lien entre patrimoine matériel et environnemental, le programme de Marine Le Pen fait part à plusieurs reprises de la bataille contre les éoliennes, qui apparait donc deux fois plus que le mot « musées ». La proposition du Rassemblement national est claire : un « moratoire sur les éoliennes puis [un] démantèlement progressif ».
L’enjeu d’une politique nationale est mis en exergue, tout autant que les échelles locales et les « terroirs ». Le RN propose donc de renommer les Journées Européennes du Patrimoine en Journées nationales du patrimoine. Le champ lexical de l’échelle locale est présent dans l’ensemble du texte, de manière imprécise – et donc consensuel.
Enfin, le programme Patrimoine mentionne l’importance de la « culture française » pour les jeunes, avec la « création d’un service national du patrimoine de 6 mois renouvelable, ouvert aux jeunes de 18 à 24 ans sur la base du volontariat (restauration, protection et valorisation du patrimoine culturel et naturel de la France), en échange d’une indemnité identique à celle du service civique. » Il s’agit d’une annonce politique, les associations de conservation du patrimoine pouvant déjà faire l’objet de l’accueil de jeunes en service civique. Dans sa logique, le Rassemblement national propose que « le patrimoine [soit] appris à l’école, car il est l’incarnation de l’histoire nationale », sans expliquer en quoi les programmes scolaires actuelles n’incluent pas ledit patrimoine…
Réduction de la culture au patrimoine, réformes en faveur des propriétaires privés, oubli des classes moyennes et populaires… à vrai dire, le livret « patrimoine » ne surprendra que ceux qui ont fermé les yeux sur le tournant patronal du RN.
Notes :
1 Savoy, B. (2017). Objets du désir, désir d’objets. Fayard/Collège de France ;
Laffite, M.-P., Gantier, O. (1989). 1789, le patrimoine libéré : 200 trésors entrés à la Bibliothèque nationale de 1789 à 1799. Bibliothèque nationale de France.
2 EPV : le label « entreprise du patrimoine vivant » (EPV), créé par la loi du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises (article 23) distingue les entreprises d’exception, tant artisanales qu’industrielles, dans tous les secteurs dont ceux de la gastronomie ou des parfums qui ne figurent pas dans les métiers d’art auxquels la notion de temporalité de la production, ou de la création est attaché. Il permet aux entreprises labélisées de bénéficier du crédit d’impôt métiers d’art.
3 Sanchez. “« Taxes sur le rêve » et « impôts régressifs », les jeux d’argent et de hasard, une manne pour l’Etat.” Le Monde.fr, 27 Dec. 2023 ; Berret, Sébastien, and Virve Marionneau. “Les jeux de hasard et d’argent, un impôt régressif ?” Sciences du jeu, no. 13, July 2020.