Ces 6 et 7 décembre, en raison d’un pic de pollution qui s’étend de Paris à Budapest, en passant par Hanovre, le gouvernement français impose la circulation alternée et rend les transports publics gratuits pour la journée. Belle décision direz-vous, mais qui relève davantage d’un sparadrap sur une hémorragie que d’une véritable politique d’adaptation écologique. Si nous voulions vraiment respirer, les transports devraient être gratuits et le nombre de voitures réduit sans attendre de voir poindre la catastrophe. Étrange attitude propre aux hommes que ce « décalage prométhéen » théorisé par Günther Anders, à savoir l’impossibilité pour la conscience humaine d’appréhender et de comprendre toutes les conséquences possibles de notre usage des technologies, brandissant sans relâche et sans recul l’argument de la modernité.
Pics de pollution à répétition, disparition de 58% des espèces animales en 40 ans, Fukushima, conséquences des pesticides sur la santé humaine, artificialisation massive des sols, rupture nette en 2016 du cycle de glaciation hivernale du Pôle Nord et faille de plus de 110 km qui formera à terme un iceberg grand comme l’Etat du Delaware… Comme le martèle Jean-Pierre Dupuy, « Il nous faut vivre désormais les yeux fixés sur cet événement impensable, l’autodestruction de l’humanité, avec l’objectif, non pas de le rendre impossible, ce qui serait contradictoire, mais d’en retarder l’échéance le plus possible. »[1] Tant d’écocides à répétition, et pourtant l’urgence écologique est toujours la grande absente de l’échiquier politique français, de Marine Le Pen à Emmanuel Macron en passant par François Fillon. Les primaires, parlons-en ! Débat de l’entre-deux tours : ils ont parlé fonctionnaires feignants, dette, suppression de l’ISF, chômeurs, terrorisme, famille, identité. Deux heures de débat puis une heure d’ « analyse » sans mentionner les mots clés des enjeux du 21e siècle : Europe, précarité, pauvreté, migrants, tous liés par des questions primordiales d’inégalités, de climat et d’écologie. Sur le terrain, à droite, Wauquiez « fait la chasse aux écolos »[2] en région Auvergne-Rhône-Alpes, confie l’agriculture bio aux productivistes de la FNSEA et l’éducation au développement durable aux seuls chasseurs. Ce qui est en place au niveau régional est déjà catastrophique, ce qui s’annonce à l’échelle nationale, apocalyptique. Penchons-nous sur le programme de François Fillon[3], plébiscité par les électeurs de droite, dont la moitié sont retraités, et par leur seul vote peuvent conditionner l’avenir des générations futures. On y découvre un véritable amour pour la filière nucléaire française, les OGM, le projet symbole de l’anti-écologie qu’est Notre-Dame-Des-Landes et surtout la remise en cause du principe de précaution, partagée avec Emmanuel Macron, vécu comme un abominable obstacle au capitalisme rampant.
Comment expliquer, et tolérer encore, l’omniprésence du débat sur la dimension géopolitique, économique et techno-scientiste de l’énergie comme fondement du modèle de croissance et l’ajournement concomitant de la crise écologique ? Plus précisément, pourquoi vanter encore les mérites de la filière nucléaire et honnir le principe de précaution quand quinze réacteurs (sur 58) sont à l’arrêt et que l’Agence de Sûreté Nucléaire alerte sur les irrégularités du parc français ? Plus que la préservation des espaces et des espèces, l’écologie se doit d’être un socle politique qui conditionne les aspirations d’une société, ses projets à long-terme, les finalités de son projet démocratique. Ainsi, tel que Hans Jonas l’a conçu, la solution à nos problèmes, s’il en est une, ne peut être que politique. Mais l’on ne changera pas la politique sans concevoir une nouvelle éthique nommée « éthique du futur », c’est-à-dire l’éthique qui a vocation de préserver la possibilité d’un avenir pour l’homme. Cette éthique ne peut se dispenser d’un principe de précaution qui tend à imposer un temps de réflexion sur nos actes. Comme le dit si juste à propos Günther Anders, « la terre n’est pas menacée par des gens qui veulent tuer les hommes, mais par des gens qui risquent de le faire en ne pensant que techniquement, […] économiquement et commercialement. Nous sommes donc dans une situation qui correspond à ce que d’un point de vue juridique, on appelle, un ‘état d’urgence’ ».[4]
Cet état d’urgence écologique recouvre les dimensions sociales, économiques, techniques et environnementales d’un système que l’élite politique avec le concours des médias dominants a décidé de passer sous silence. Et F. Lordon[5] d’analyser et dénoncer avec brio l’articulation du « politique post-vérité » et du « journalisme post-politique », ou la misère de la pensée éditorialiste, avec pour symbole le culte du fact-checking et « le spasme de dégoût que suscite immanquablement le mot d’idéologie ». Car le paroxysme de la réalité comme argument choc, la bataille des chiffres de fonctionnaires à limoger, l’obsession monomaniaque pour les « faits » que l’on nous fait croire lavés de toute (mauvaise) intention, tend à voiler le « temps de l’idéologie, c’est-à-dire le temps des choix, le désir d’en finir avec toutes ces absurdes discussions ignorantes de la ‘réalité’ dont il nous est enjoint de comprendre qu’elle ne changera pas. » Amener l’écologie politique sur la table, forcer journalistes et partis politiques traditionnels à laisser la place à ceux qui revendiquent, non pas de négocier des variables d’ajustements internes au système mais d’en changer le cadre par une transition forte, sera assurément la première étape d’une considération de l’urgence écologique qui nous mène à la ruine.
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[1] “D’Ivan Illich aux nanotechnologies, prévenir la catastrophe ?”, entretien de Jean-Pierre Dupuy par O. Mongin, M. Padis et N. Lempereur, 2007 (http://www.esprit.presse.fr/article/dupuy-jean-pierre/d-ivan-illich-aux-nanotechnologies-prevenir-la-catastrophe-entretien-13958)
[2] “Comment Wauquiez fait la chasse au bio et aux écolos”, L’Obs, novembre 2016 (http://tempsreel.nouvelobs.com/politique/20161122.OBS1574/auvergne-rhone-alpes-comment-wauquiez-fait-la-chasse-au-bio-et-aux-ecolos.html)
[3] “Fillon et Juppé : deux programmes contre l’écologie”, Reporterre, 22 novembre 2016 (https://reporterre.net/Fillon-et-Juppe-deux-programmes-contre-l-ecologie)
[4] La violence, oui ou non : une discussion nécessaire, Günther Anders, 2014.
[5] “Politique post-vérité ou journalisme post-politique”, Frédéric Lordon, 22 novembre 2016, Le Monde Diplomatique (http://blog.mondediplo.net/2016-11-22-Politique-post-vérite-ou-journalisme-post)