Vulnérabilité et débordement. Sur Hedda, une pièce de Sigrid Carré-Lecointre

Hedda • Crédits : Sylvain Bouttet

En France, en 2019, 146 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-compagnon. Un phénomène désormais largement médiatisé par les associations féministes. En rendant la sphère privée « politique », le deuxième féminisme a montré que le terme de « faits divers » était inadapté pour caractériser les violences faites aux femmes. Rendus publics, les cas de femmes battues témoignent de la violence systématique dont les femmes sont victimes en raison de leur statut au sein de la société. Aux premiers abords, Hedda, pièce écrite et mise en scène par Sigrid Carré- Lecointre et Lena Paugaum (qui en est également l’interprète principale) poursuit cette même ambition : rendre visible et donc politiser l’histoire singulière d’une femme victime de violences. Interrogée à ce sujet, Lena Paugaum précise néanmoins que Hedda  « n’est pas une pièce sur les violences faites aux femmes ». La pièce, qui a rencontré un accueil remarqué à Avignon en 2019, a été reprogrammée en juin pour la ré-ouverture du théâtre de Belleville. Elle s’attaque avec poésie et diligence aux méandres psychologiques de la violence domestique. En refusant la condamnation morale, Hedda ouvre un espace où la compréhension flirte avec le malaise et fait du théâtre un laboratoire pour produire une analyse positive de l’oppression. Une mise en scène qui fait écho aux analyses d’Elsa Dorlin sur la vulnérabilité et interroge le rapport que le théâtre peut entretenir avec le politique. 


Hedda raconte l’histoire de Hedda Nussbaum, une éditrice victime d’un mari violent et accusée en 1987 du meurtre de sa petite fille. Le procès très médiatisé, avait créé un point de crispation dans le débat public : le meurtre tragique de la petite Lisa semblait jurer avec le cadre ordinaire dans lequel évoluait cette mère de deux enfants adoptifs, issue de la classe moyenne.

De cette affaire, Sigrid Carré-Lecointre tire un monologue à la trame volontairement simplifiée. Pour l’auteure, la reprise du fait divers ne doit pas enfermer le processus créatif dans l’excuse, l’évitement ou le dédouanement. « Alors que nous commencions les répétitions, cette surenchère a fini par nous placer, Lena Paugaum et moi-même, dans une froideur désabusée face à l’histoire »[1]. Sigrid Carré-Lecointre a choisi de raconter l’histoire de Hedda sous les traits d’une jeune femme timide, qui rencontre un avocat sûr de lui, avec qui elle va s’installer et avoir un enfant. Laissant de côté le meurtre de la petite fille, la pièce se concentre sur la rencontre amoureuse et sur la manière par laquelle « la violence peut naître dans l’amour, comment elle parvient à s’en nourrir. Ou plus exactement comment l’un et l’autre finissent par devenir interdépendants »[2]. En d’autres termes, en quoi la violence naît de rapports sociaux plutôt que d’une responsabilité individuelle.

Le seul en scène est brillamment interprété par Lena Paugam qui prend tour à tour les rôles de la narratrice, de la personnage principale et du conjoint pour donner corps et voix à ce drame où l’exceptionnel se mêle insidieusement à la banalité. Le propos de la pièce est paisiblement construit par des allers-retours entre la narration et l’explication des mécanismes muets qui se jouent entre les personnages. La violence, quant à elle, n’est jamais montrée comme telle, mais passe progressivement de l’agressivité implicite des dialogues à l’hébétude des corps des deux personnages.

« Les détails qui font le sentier de cette histoire d’amour sont à la fois les preuves du bonheur fantasmé et les indices d’un malheur à venir. »

Recueillie dans le (faux) bonheur du couple, la violence colle naturellement au développement de la famille. Dès le départ, la narratrice nous prévient que tous les détails qui suggèrent une histoire d’amour paisible doivent être appréhendés avec précaution : « Il y a toujours deux histoires. Toujours deux points de vue. Tout dépend de quel côté l’histoire arrive. D’où on la regarde arriver. »[3].  Le couple que Hedda forme avec son conjoint est d’abord le produit d’une fiction qui se construit au fil d’événements convenus (la rencontre, le premier rendez-vous, la maison, l’enfant). Les détails qui font le sentier de cette histoire sont à la fois les preuves du bonheur fantasmé et les indices d’un malheur à venir. Tout l’enjeu étant de montrer comment cette « fiction-là », dans la collection des points de vue et la construction d’une trame, a tout à voir avec la réalité.

Car la sollicitude que le conjoint nourrit à l’égard de Hedda va très vite dévoiler son caractère obsessionnel. « C’est à TOI de te battre. Pour obtenir ce que tu souhaites. Hedda, ça veut dire combat. Hedda. Qu’est-ce que tu crois. Que je suis devenu ce que je suis en un jour ? C’est un travail de longue haleine de bâtir un homme. C’est TA responsabilité d’imposer le respect. Si tu n’y arrives pas. Si ensuite on te piétine, c’est aussi ta responsabilité »[4]. Le rapport de force au sein du couple se renverse quand le personnage masculin découvre l’admiration que Hedda suscite auprès de ses collègues de travail. La violence physique naîtra au creux de cette blessure d’orgueil : « (…) Il ne semblait plus avoir véritablement de rôle à jouer, si ce n’est celui terrifiant de « compagnon d’Hedda ». Il ne savait plus à qui parler, et de quoi. Il ne savait plus pourquoi il était là » [5]. Hedda existe en dehors de lui : les coups surviennent au détour de cette prise de conscience.

« Le théâtre et la politique ne deviennent l’un pour l’autre vivants et embarrassants qu’à la condition de se défaire de ce qui les ajuste et concilie leur rapport. »

La pièce de Sigrid Carré-Lecointre raconte sans détour l’histoire d’une femme battue. Toutefois, elle ne prétend pas, à strictement parler, jouer un rôle de porte étendard de la question des violences faites aux femmes. Dans Contre le théâtre politique, Olivier Neveux souligne qu’« il serait pathétique de réclamer du grand art plutôt que des combats, de beaux spectacles plutôt que d’offensives attaques contre la domination. »[6]. Le théâtre n’est politique qu’à condition d’ajuster ses fins aux moyens qui sont mis à sa disposition.

L’auteure de Hedda insiste sur le fait qu’elle n’est ni juge, ni journaliste. Son travail consiste au contraire à se placer en-deçà du jugement et des positions tranchées pour atteindre une « gravitation sensorielle inédite ». Elle développe une esthétique où « les choses ne sont pas noires ou blanches » mais « dansent le long d’un spectre indéfinissable de gris ». Pour cette musicienne de formation en effet, l’imaginaire sensible et la couleur (le bleu) prennent le dessus sur une écriture volontariste : ses pièces naissent de poèmes et d’images saturées en émotions qui trouvent leur rythme et se constituent progressivement en tableaux.

En d’autres termes, si Hedda est une pièce corrosive, c’est parce qu’elle refuse de réduire son propos à la morale et qu’elle l’ouvre au contraire à l’expérimentation. Ces personnages sont des « humanités d’encre » qui vivent et évoluent par la scène. Un projet qui fait écho à la définition que Olivier Neveux donne du théâtre politique : « Le théâtre et la politique ne deviennent l’un pour l’autre vivants et embarrassants qu’à la condition de se défaire de ce qui les ajuste et concilie leur rapport, bref, à la façon dont ils viennent buter, dans leur étrange association contre le théâtre politique »[7]. Dans le cas de Hedda, la pièce conduit le spectateur au point où l’empathie entre en conflit avec la bienséance. Elle propose une autopsie de la violence, prenant à rebours nos préjugés sur la figure de la victime et du bourreau.

« La pièce décrit le processus par lequel le sujet se construit par et dans la violence : comment celui-ci ou celle-ci s’adapte et se développe en déréalisant la situation à laquelle il ou elle est confronté. »

La pièce traite de l’impuissance, mais seulement au niveau de la frustration qui se manifeste chez le conjoint. Sigrid Carré-Lecointre s’abstient de faire un amalgame entre oppression et passivité. Le personnage d’Hedda ne parlera à personne de sa situation et soutiendra le corps à corps avec la violence. Elle va vivre en attendant le coup de trop, celui qui alerterait ses proches ou lui permettrait d’en finir. La pièce décrit ainsi le processus par lequel le sujet moral se construit par et dans la violence : comment celui-ci ou celle-ci s’adapte et se développe en déréalisant la situation à laquelle il ou elle est confronté.

Un processus que décrit Elsa Dorlin dans son ouvrage Se défendre. Une philosophie de la violence. L’inefficacité des campagnes de politiques publiques portant sur les violences faites aux femmes tient selon elle au fait que l’image d’un visage tuméfié affiché en gros plan dans le métro sensibilise mal au problème qu’il prétend traiter. « En montrant, la plupart du temps, une femme, ou plus exactement en réifiant systématiquement les corps féminins mis en scène comme des corps victimes, ces campagnes actualisent la vulnérabilité comme le devenir inéluctable de toute femme »[8]. Les visages de femmes battues se contentent de servir le récit de la victime impotente, soumise à la force de leur conjoint. Or, il ne suffit pas de prendre ces femmes à témoin pour lutter contre les violences qu’elles subissent. Il s’agit au contraire de comprendre ce qui se joue dans la violence domestique, et donc de développer une analyse objective des processus psychologiques à l’œuvre dans la vulnérabilité.

Pour Elsa Dorlin en effet, les femmes victimes de violence développent une intelligence situationnelle inhérente à leur position. Les dominants soumettent les dominés à l’adoption de leur propre point de vue, sans réciprocité possible. Ils travestissent l’anormalité en normalité, mobilisant toute l’attention de leurs victimes, et contraignant celles-ci à entrer en intelligence avec un monde de prédation. Un « dirty care » ou « care négatif » qui contraint les victimes à anticiper les signes de la violence et à en atténuer les conséquences. « La violence endurée génère une posture cognitive et émotionnelle négative qui détermine les individus qui la subissent à être constamment à l’affût, à l’écoute du monde et des autres ; à vivre dans une « inquiétude radicale », épuisante, pour nier, minimiser, désamorcer, encaisser, amoindrir ou éviter la violence, pour se mettre à l’abri, pour se protéger, pour se défendre. »[9]. La violence reconfigure le monde autour de l’oppression : la victime n’est donc pas passive, mais activement engagée dans la situation de survie à laquelle elle participe.

La pièce reconstitue cette généalogie de la violence au sein du couple, pour faire grossir l’asymétrie entre les deux personnages. La violence se fonde en écosystème et éradique toute forme d’altérité. Il n’existe plus qu’un centre, le sujet qui commet la violence, autour duquel Hedda compose pour survivre. L’acceptation dont elle fait preuve devient la seule issue vers la civilisation. Sans toutefois en faire une martyre. Accepter sa situation, c’est pour Hedda soutenir le peu de réalité qui continue d’exister dans sa vie : sa famille, son affection pour son conjoint, la croyance dans un pardon possible, son corps, ou encore la force des habitudes : « Avec le temps, même la douleur s’estompe. Le corps s’insensibilise, se métisse d’absence à lui-même. On s’habitue à tout. Et en s’habituant, l’habitude elle-même devient corps. Avec par-dessus, la douleur en onguent. »[10].

Ainsi, si Hedda est une pièce politique, c’est parce qu’elle donne à voir un monde où les débordements de l’homme (et de la femme) troublent la frontière entre la normalité et l’intolérable. Et par ce même moyen, permet de retrouver un propos philosophique sur la vulnérabilité.

Informations relatives au spectacle : 

Hedda est un monologue commandé par la comédienne et metteure en scène Lena Paugam en mars 2017. Le texte a été créée en janvier 2018 à la Passerelle, scène nationale de Saint Brieuc.

Mise en scène et interprétation : Lena Paugam
Dramaturgie : Sigrid Carré Lecoindre, Lucas Lelièvre, Lena Paugam
Création sonore : Lucas Lelièvre
Chorégraphie : Bastien Lefèvre
Scénographie : Juliette Azémar
Création Lumières : Jennifer Montesantos

La pièce a encore quelques dates au programme de sa tournée.
Le texte de Sigrid Carré-Lecointre est quant à lui disponible en librairie.

[1] https://www.sigridcarrelecoindre.com/HEDDA_.D.htm
[2] https://www.sigridcarrelecoindre.com/HEDDA_.D.htm
[3]  Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 16.
[4] Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 40-41.
[5]  Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 46.
[6]  Contre le théâtre politique, Olivier Neveux, La Fabrique éditions, 2019, p 17.
[7]  Contre le théâtre politique, Olivier Neveux, La Fabrique éditions, 2019, p 23.
[8]  Se défendre. Une philosophie de la violence. Elsa Dorlin. La Découverte éditions, 2017, p. 158.
[9]  Se défendre. Une philosophie de la violence. Elsa Dorlin. La Découverte éditions, 2017, p. 175.
[10] Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 86.