On l’aura compris : Yannick Jadot n’a rien d’un radical. Il tient à représenter une « écologie de gouvernement » susceptible de rassembler un large électorat. On peut comprendre que face au désastre climatique, la nécessité d’unir différents milieux sociaux en faveur d’une politique écologiste le conduise à tenir un discours modéré. On comprend moins que face à ce même désastre climatique, Europe-Écologie les Verts (EELV) ne dispose d’aucun agenda sérieux de rupture avec le mode de production et de consommation dominant. Refus de la planification étatique, absence de plan pour faire décroître les activités économiques polluantes, adhésion sans réserve aux institutions de l’Union européenne, alignement géopolitique sur l’Allemagne – pourtant fer de lance du libre-échangisme en Europe… Les incohérences du programme porté par Yannick Jadot sont nombreuses.
Vainqueur de la primaire écologiste le 28 septembre dernier, cet ancien directeur de programmes chez Greenpeace jouit d’une certaine légitimité chez ceux qui ont participé à l’exercice ainsi que d’une importante visibilité médiatique. Toutefois, son aura ne s’étend nullement au-delà du camp des Verts et des mouvements voisins. À l’heure où une partie croissante de la population française prend conscience que la préservation de conditions de vie acceptables sur Terre va dépendre de notre capacité à lutter efficacement contre le réchauffement climatique, on serait en droit d’attendre d’un candidat qui souhaite devenir le « président du climat » qu’il profite de cette tendance pour défendre une véritable transformation de l’économie ayant pour but ultime de préserver, voire d’améliorer la qualité de vie de l’ensemble des citoyens.
Ce mot d’ordre-là, qu’il s’agirait bien évidemment de concrétiser en mettant en œuvre une stratégie cohérente, serait parfaitement en mesure de séduire un large électorat. Mais au lieu de cela, M. Jadot se contente de lister « 15 propositions pour une République écologique et sociale », floues pour certaines d’entre elles, stratégiquement douteuses pour d’autres. Il s’appuie sur un « projet pour une République écologique » – concocté par EELV – fort imprécis quand il s’agit de définir les moyens à même d’atteindre les fins. Yannick Jadot n’évoque donc, à l’heure actuelle, qu’un homme politique lambda portant le projet défendu par un parti, et crédité de 8 à 9% des intentions de vote à l’élection présidentielle de 2022.
Monsieur Jadot est critiqué par ses adversaires pour sa volonté affichée de concilier écologie et économie de marché, le flou des mesures de transformation structurelle qu’il défend, ainsi que sa rhétorique consensuelle. De fait, il effectue peu de passages médias sans rendre un hommage appuyé aux « entrepreneurs » qui, « sur les territoires » (ou « le terrain ») luttent « au quotidien contre le changement climatique » avec une « énergie formidable ». Au point que l’on se demande pourquoi, avec tant de « bonnes volontés » l’économie ne s’est pas décarbonée d’elle-même !
Trois décennies de globalisation, d’intégration européenne et de décentralisation ont affaibli les prérogatives souveraines de l’État, indispensables à tout projet de planification écologique ; pourtant, loin de déplorer ce processus, Yannick Jadot en appelle à davantage « d’Europe », de « démocratie à l’échelle internationale » et… « de décentralisation » pour mener à bien cette planification.
S’il pointe bien du doigt les entreprises les plus ouvertement polluantes – souvent réduites à des « lobbies » -, il ne met pas en cause le système économique dominant. Faute d’identifier une cause au désastre environnemental – le régime d’accumulation néolibéral – et de présenter l’État comme un acteur central capable de conduire un changement structurel, il se condamne à une succession de vœux pieux.
L’éléphant dans la pièce
« Rendre la rénovation thermique des logements accessible à tous » (proposition n°1 de son programme), « approvisionner 100% des cantines des écoles, des hôpitaux et des universités et des autres établissements publics avec des produits biologiques, de qualité et locaux » (proposition n°4), « interdire l’importation des produits issus ou contribuant à la destruction des forêts primaires » (proposition n°5), sont des idées salutaires qu’il s’agirait de mettre en oeuvre au plus vite. Cependant, elles ne peuvent remplacer un programme de transformation économique qui s’attacherait à évaluer les besoins et exposer les outils de la transition pour chaque secteur.
Matthieu Auzanneau, directeur du Shift Project, déclarait il y a peu : « La première nation qui saura bâtir un plan cohérent pour sortir du pétrole aura gagné l’avenir » [1]. M. Jadot prévoit certes la subvention des énergies renouvelables… mais c’est le plan cohérent qui fait défaut. « Entrepreneurs », « territoires », « société civile », « tissu associatif », « citoyennes et citoyens »… on n’en finirait pas d’égrener la liste d’acteurs sur lesquels le candidat compte s’appuyer pour mener à bien la transition écologique. L’absence de l’un d’entre eux fait cruellement défaut : l’État. Ce dernier est pourtant indispensable pour mener un changement structurel d’ampleur. Seul l’État peut impulser une mutation du mode de production et conduire la France vers un nouveau paradigme économique.
Comme l’a déjà souligné Laure Després, professeure émérite de sciences économiques à l’Université de Nantes, sous la présidence du Général de Gaulle « la planification indicative à la Française a fait l’objet d’un réel consensus national […]. Le but était d’orienter les investissements des entreprises publiques et privées vers les secteurs prioritaires pour la croissance » [2]. Au vu des évolutions observées depuis les Trente glorieuses, l’enjeu est précisément de créer un nouveau consensus national autour d’un nouveau mode de production qui prenne acte de la finitude des ressources et du désastre climatique. La finalité la planification écologique serait ainsi d’orienter les investissements vers les secteurs prioritaires, non pour tendre vers une croissance maximale mais pour mener à bien la transition énergétique.
L’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan, rappellent à juste titre que cela demande un contrôle public du crédit et de l’investissement qui défasse l’immense pouvoir que les créanciers et investisseurs privés ont accumulé depuis les années 1980 [3]. Une idée qui n’a rien d’utopique puisque ce contrôle existait en France dans les années 1950-1960. Le dispositif alors en place, nommé « circuit du trésor », conduisait les institutions publiques, les entreprises publiques ainsi que de nombreux ménages à déposer leurs avoirs monétaires au Trésor public, ce qui permettait à l’État de financer ses dépenses [4].
NDLR : lire sur LVSL l’article de Cédric Durand : « La bifurcation écologique n’est pas un dîner de gala »
Une fois libérés de l’emprise des marchés de capitaux, il conviendrait d’organiser l’action à différents niveaux afin d’éviter une centralisation trop importante susceptible de menacer la dimension démocratique du plan. Mme Després, qu’il convient de citer assez longuement, a bien précisé en quoi consistait une planification multiniveau : « Les grandes orientations du Plan national sont discutées à l’occasion des campagnes électorales, votées par le Parlement et s’imposent à tous. La manière de les atteindre localement compte tenu des caractéristiques écologiques et sociales du territoire est laissée à l’appréciation des collectivités territoriales. Cependant, la région doit élaborer son propre plan en tenant compte des projets élaborés au niveau local et inversement, de même les niveaux national et régional doivent coopérer : des négociations sont donc indispensables pour adopter une démarche globale qui couvre l’ensemble des investissements réalisés par les différentes instances de la puissance publique ainsi que ceux qu’elles peuvent influencer sur leur territoire » [5].
Cette manière de procéder accompagnerait la relocalisation et le protectionnisme nécessaires à la reprise de contrôle de notre appareil productif. Précisons que la France serait dans l’obligation d’entamer un rapport de force avec les institutions européennes qui ne pourraient accepter de telles entorses aux règles de « concurrence libre et non faussée » sanctuarisées dans les traités de l’Union européenne. Il lui faudrait alors chercher le soutien du maximum d’États membres possibles, à savoir ceux qui seraient prêt à s’engager à leur tour dans une véritable planification écologique.
Si l’on veut que l’écologie soit autre chose qu’une succession de propos convenus, il est primordial de poser comme objectif décroissance de larges pans de notre économie, à savoir ceux qui contribuent à satisfaire ou créer des besoins jugés artificiels
Le candidat écologiste a choisi d’aller en sens inverse en prônant une « Union » avec l’Allemagne (proposition n°15), qui défend avec la plus grande ferveur l’ordre néolibéral actuel. Militer quotidiennement pour un « protectionnisme vert » tout en cherchant à renforcer ses liens avec un système de pouvoir structurellement attaché au libre-échange relève à tout le moins de la contradiction.
En cela, l’eurodéputé prend le risque de ruiner sa crédibilité auprès de quiconque ne lui est par encore acquis. La France ne peut faire l’économie d’un rapport de force avec l’Union européenne et l’Allemagne, et d’une affirmation claire des intérêts qu’elle tient à ne pas sacrifier si elle souhaite reprendre son destin en main. Si Monsieur Jadot défend verbalement la « planification écologique », il déclarait en 2016 qu’elle « ne [marcherait] que dans un cadre européen ». Trois décennies de globalisation, d’intégration européenne et de décentralisation ont affaibli les prérogatives souveraines de l’État, indispensables à tout projet de planification écologique ; pourtant, loin de déplorer ce processus, Yannick Jadot en appelait à davantage « d’Europe », de « démocratie à l’échelle internationale » et… « de décentralisation » pour mener à bien cette planification.
Aussi, il ignore que « la reconquête de nos souverainetés alimentaire, sanitaire, énergétique, numérique, industrielle » qu’il entend amorcer – à raison – ne pourra pas se faire « dans une Europe (sous-entendu, une Union européenne) enfin fière d’être un continent social ». Il est fondamental de rappeler que la Commission européenne et la Banque centrale européenne ont fait pression de manière répétée sur les États membres les moins « disciplinés » afin qu’ils diminuent les coûts de leur système de protection sociale, ce qui a mécaniquement porté atteinte à leur capacité à protéger l’ensemble des citoyens contre les risques de la vie (maladie, chômage…). Si l’éclatement de la pandémie de COVID-19 a mené à la suspension de certaines normes de discipline budgétaire – notamment celles du Pacte de stabilité et de croissance –, il n’est pas prévu que cela s’inscrive dans la durée. En 2009, François Denord et Antoine Schwartz publiaient déjà un livre intitulé L’Europe sociale n’aura pas lieu. La décennie qui a suivi a indéniablement confirmé leur analyse, et il n’y a aucune raison de penser que la tendance va s’inverser.
Enfin, s’il propose de « conditionner 100% des aides publiques aux entreprises au respect du climat, du progrès social et de l’égalité entre les femmes et les hommes » (proposition n°3), il est fort dommage que le candidat écologiste n’ait pas songé à préciser les normes à respecter. Dans le projet pour la République écologique, on peut lire que les aides seront mises en place « dans le cadre d’accords d’entreprise ou de branche pour les PME, fixant les progrès à atteindre en matière climatique et sociale ». Or, l’ère néolibérale que nous traversons actuellement se caractérise par une très nette domination du capital sur le travail. Sans normalisation imposée par la puissance publique, il est certain qu’une grande part des entreprises, à commencer par les multinationales, ne va pas réellement agir pour décarboner ses activités. Il existe donc un risque important qu’en l’absence d’une telle prise d’initiative étatique, les entreprises en question passent à travers les mailles du filet par de simples opérations d’écoblanchiment (greenwashing) et autres chartes incantatoires. La planification, en plus de remédier à cela, orienterait de manière claire les investissements qui doivent accompagner la transition énergétique, donnant ainsi la visibilité nécessaire aux entreprises.
L’épineuse question de la croissance
Aux impensés de Monsieur Jadot concernant la mutation de nos modes de production, répondent ceux qui ont trait à la mutation de nos modes de consommation.
Si l’on veut que l’écologie soit autre chose qu’une succession de propos convenus, il est primordial de poser comme objectif décroissance de larges pans de notre économie, à savoir ceux qui contribuent à satisfaire ou créer des besoins jugés artificiels – assortie d’un développement des secteurs peu carbonés et socialement utiles tels que l’agroécologie, le service à la personne ou la réparation d’objets. Une telle perspective implique de rompre avec le régime d’accumulation dominant – caractérisé par une financiarisation et une globalisation sans précédent du capital, et indexé sur la croissance des industries polluantes
Contrairement à une idée répandue, la décroissance de nombreux pans dominants de notre économie n’est aucunement incompatible avec la création d’emplois si elle s’accompagne d’un plan structuré de décarbonation de l’économie et du développement organisé des secteurs – répondant à des besoins jugés plus importants réels – où les travailleurs manquent. En effet, il est tout à fait possible de fixer un quota d’importation de téléviseurs et d’objets connectés, de faire dégonfler progressivement les grandes surfaces et d’interdire la création de nouveaux centres commerciaux tout en créant une garantie à l’emploi. Cette dernière correspondrait au financement de l’emploi en dernier ressort par l’État qui recruterait massivement pour mettre en œuvre la décarbonation ainsi que pour renforcer les secteurs que le plan viserait à élargir.
Logiquement, elle serait financée en partie grâce à la cessation du versement de la quasi-totalité des allocations chômages (qui ont représenté 35,4 milliards d’euros en 2019). Sur les cinq candidats à la primaire écologiste de septembre, une seule a mis en avant de manière assumée le terme de décroissance : il s’agit de Delphine Batho. La députée fait certes désormais partie de l’équipe de campagne de M. Jadot, mais la décroissance ne tient aucune pas de place dans les discours de ce dernier, qui réduit cette question à un simple « débat théorique » [6].
Si la pertinence du terme de décroissance peut être débattue, le coup de pied dans la fourmilière de la candidate était bienvenu. En effet, comme l’explique notamment Jean-Marc Jancovici, polytechnicien et président du Shift Project, le fonctionnement des machines sur lesquelles repose notre économie dépend en grande partie des ressources fossiles dont les réserves se contractent au fur et à mesure que nous les extrayons. D’après un graphique en courbe que M. Jancovici a réalisé à partir de données publiées par British Petroleum (BP), le dernier pic d’approvisionnement pétrolier des États membres de l’UE et de la Norvège a été atteint en 2006. Entre cette année et 2018, l’approvisionnement en pétrole a globalement baissé de 14% malgré une légère remontée au début de la dernière décennie due au boom du pétrole de roche mère (communément appelé pétrole de schiste) aux États-Unis.
Néanmoins, les sociétés spécialisées dans l’extraction de ce type d’hydrocarbure sont structurellement déficitaires, ce qui rend très incertain l’avenir de la production [7]. Il semblerait à tout le moins audacieux d’exclure que cette diminution de la quantité de ressources énergétiques disponibles n’ait pas pour implications une chute du PIB…
Si M. Jancovici analyse très peu les fondements purement économiques de la croissance pour se focaliser essentiellement sur ses fondements énergétiques, on ne saurait balayer d’un revers de main sa conclusion, tant elle trace les contours d’un avenir qui ne semble pas improbable : nous avons le choix entre une décroissance choisie et une décroissance subie. La première option consisterait à diminuer drastiquement, voire à stopper les investissements dans les secteurs qui visent à satisfaire des besoins jugés artificiels (5G, robotique, intelligence artificielle…) responsables d’une bonne partie des émissions de gaz à effet de serre, et à les réorienter vers ceux permettant de remplir des besoins jugés primordiaux (agriculture, textile, logement, sans parler des activités culturelles…) tout en cherchant les décarboner le plus possible. La seconde impliquerait des conflits dus à l’écart de plus en plus important entre la demande de ressources naturelles et l’offre disponible. Elle adviendrait d’ailleurs dans un monde où la qualité de vie aurait déjà sensiblement baissé par endroits (épisodes caniculaires répétés, manque de végétation…).
Il est fort dommage que Monsieur Jadot n’ait pas songé à prendre en compte ces contraintes. Celui pour qui l’écologie est « un projet d’émancipation », « un projet de liberté individuelle et collective » a omis d’inclure le consumérisme et les besoins artificiels comme facteurs d’aliénation. Si l’écologie est un projet de société, autant assumer les changements radicaux à porter si l’on ne tient pas à connaître une dégradation marquée de notre qualité de vie dans les décennies à venir.
Notes :
[1] Cédric Garrofé, « Matthieu AUZANNEAU : “La première nation qui bâtira un plan cohérent pour sortir du pétrole aura gagné” », Le Temps, 22 septembre 2021.
[2] Laure Després, « Une planification écologique et sociale : un impératif ! », Actuel Marx, 2019/1.
[3] Cédric Durant et Razmig Keucheyan, « L’heure de la planification écologique », Le Monde diplomatique, mai 2020.
[4] Benjamin Lemoine, « Refaire de la dette une chose publique », Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, 27 juillet 2016.
[5] Laure Després, art. cit.
[6] La Décroissance, n° 182, Lyon, septembre 2021
[7] Matthieu Auzanneau, « L’inexorable déclin du pétrole. L’Union européenne, première victime de la pénurie ? », Futuribles, 2021/4