Antonio Gramsci et ses ennemis

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Antonio Gramsci, intellectuel communiste et fondateur du PCI.

Politique et morale ne font pas toujours bon ménage. La stérilité d’un journalisme enclin à l’indignation plus qu’à l’analyse en témoigne. Antonio Gramsci, qui maîtrisait cet art, ne se croyait pas tenu d’exprimer son déplaisir moral. L’indignation, à son sens, émousse le sens critique et dévoile la pruderie des militants enclins aux vœux de pureté idéologique et attachés aux programmes monolithiques.


Le cofondateur du parti communiste italien reprochait à beaucoup de ses camarades de lutte leur ignorance satisfaite, plus encline à l’indignation qu’à l’interrogation, et leur dédain à l’égard de toute culture associée au camp adverse, réactionnaire ou religieux. Il ne suffit pas, estimait Gramsci, de vouer les curés et les intellectuels réactionnaires à l’enfer obscurantiste pour qu’ils cessent d’exercer une influence tenace. Il ne suffit pas de mimer l’écoeurement à l’approche d’idées jugées « nauséabondes » pour éviter qu’elles ne se répandent. Sans le soutien d’une froide démarche d’analyse, l’indignation devient pour le journaliste une véritable tare et fait courir aux progressistes le risque de l’obscurantisme le plus crasse. Gramsci incitait plutôt, pour échapper aux connivences grégaires, à enjamber les barrières idéologiques et à s’aventurer en terre inconnue.

Le journalisme fut pour ce philosophe et militant marxiste une expérience décisive. S’y exerçant à juger avec prudence, il y satisfaisait son goût prononcé pour la confrontation des idées et des convictions les plus éloignées entre elles. « Il m’est nécessaire, écrira-t-il en prison à sa belle-sœur Tatiana, de me placer d’un point de vue dialogique ou dialectique, autrement je ne sens aucune stimulation intellectuelle ». Gramsci redoutait plus que tout le confort et l’hermétisme intellectuels : « je n’aime pas lancer des pierres dans le noir ; je veux sentir un interlocuteur ou un adversaire concret ». La peur de l’asphyxie intellectuelle, de l’entre-soi satisfait, engage Gramsci dans son titanesque projet de lecture et d’écriture de prison. Mieux qu’un essai définitif, ses Cahiers déploient une pensée vive, nourrie et amplifiée par l’assimilation et le dépassement des idées adverses.

I. Délivrez-nous des purs !

« Ah, les purs ! … Toutes les idées, tous les partis ont de ces gardiens de la pureté, hystériques et fanatiques, mauvais garçons qui se masturbent, ou vieux célibataires aigris, qui sont profondément convaincus d’avoir reçu la mission de propager le vrai christianisme, ou la vraie république, ou le vrai socialisme et sauvent à tout moment les faibles âmes des contacts peccamineux, et écrasent les hérétiques sous le poids de leur sainte immaculée indignation.

Qui nous sauvera, o Christ, o Marx, o Mazzini, de vos très purs et incorruptibles disciples ? »

En lançant ces imprécations, Gramsci clame son exaspération à l’égard des militants cramponnés à des étiquettes politiques périmées, à des principes abstraits, à des entités morales désincarnées. Les actuels missionnaires de la « vraie » gauche ou de la « vraie » droite pourraient allonger la liste. Ces « purs », comme Gramsci les appelle, risquent de s’aveugler sur les enjeux immédiats et sur l’évolution réelle des rapports sociaux. Confites dans une auto-complaisante intransigeance, ces bonnes âmes s’épuisent pour des absolus qui les décevront. A force de fuir le « contact peccamineux » des idées qui leur déplaisent, la possibilité même d’une contradiction leur paraît extravagante. L’existence de l’adversaire devient une aberration à traiter par le mépris ou la dérision. Et cela, quelque soit son crédit auprès du grand nombre. On doit à cette tendance l’infamant épithète « populiste ». Le traitement du peuple mal-votant, celui qui bascule vers les extrêmes, par des élites empanachées de vertu nous suggère que Gramsci avait vu juste.

L’esprit libre, à la différence du « libre-penseur », sait que son émancipation dépend d’une confrontation constante à la contradiction des points de vue. Sa liberté n’est jamais acquise une fois pour toutes.

Dans un article de juin 1918 intitulé « Libre pensée et pensée libre », Gramsci rejoint, contre ses camarades libertaires ou « libres-penseurs », le camp de la « pensée libre », c’est-à-dire de ceux qui conçoivent et comprennent la divergence des convictions grâce à une quête méthodique des causes historiques des conflits sociaux. Les socialistes, écrit Gramsci, en tant qu’ils « pensent librement, historiquement, comprennent la possibilité de la contradiction, et pour cela la vainquent plus facilement, et ainsi ils élargissent la sphère idéale et humaine de leurs propres idées. Les libertaires, en tant qu’ils sont des dogmatiques intolérants, esclaves de leurs opinions particulières, s’essoufflent dans de vaines diatribes, rapetissent tout ». L’esprit libre, à la différence du « libre-penseur », sait que son émancipation dépend d’une confrontation constante à la contradiction des points de vue. Sa liberté n’est jamais acquise une fois pour toutes.

Autrement dit, Gramsci défend une véritable éthique militante, une discipline incitant à voir dans l’adversaire politique un être conscient et raisonnable, même quand ses positions semblent à première vue aberrantes. Tout mobile, toute idée capable de mouvoir une collectivité est, aux yeux de Gramsci, digne d’intérêt, de compréhension.

 

II. Ne nous laissez pas succomber à l’indignation…

Renoncer à la « pureté » idéologique, aux étiquettes partisanes, aux codes et aux symboles d’initiés, s’avère pour Gramsci nécessaire au renouvellement des idées et des débats : une culture politique prisonnière de sa tradition se condamne à la marginalité. Or l’indignation, même légitime, condamne ceux qui la partagent à hoqueter en choeur, à « hashtaguer » férocement. Elle arrache la cause dont elle s’empare aux cadres sociétal et juridique pour la livrer à l’arbitraire vindicte collective. L’indignation dispense d’articuler, et donc de penser. Une ambition hégémonique engage à l’inverse une mise à distance des affects incontrôlés, propices aux interprétations toutes faites, aux automatismes aveugles.

Ainsi, pour dénoncer des exactions policières tout en déjouant les attentes du camp opposé, Gramsci refuse de s’installer dans une posture de contestation systématique et irréfléchie. Répudiant « la coutumière tirade sentimentale, et discrètement mièvre, contre la réaction sévissante », il propose, plutôt que l’expression d’un ressentiment, une expertise circonstanciée et historiquement située de ce à quoi « nous nous sommes habitués à donner le nom de réaction ». De la même façon, tout hostile qu’il soit à l’Église catholique, Gramsci renie l’anticléricalisme socialiste « pour sa confuse ou arbitraire et imbécile pétulance ». L’analyse se substitue aux anathèmes. Le journalisme n’est pas pour lui l’instrument d’expression de l’indignation mais celui de conquête d’une maîtrise théorique.

L’esprit de complexité, la prudence du jugement, que Gramsci prête aux « bons » socialistes, sont les premiers signes distinctifs d’un mouvement potentiellement hégémonique.

Gramsci en effet ne met pas l’outrance verbale au service de la morale mais de la rigueur. Il contient sa virulence pour étudier l’ennemi valeureux et pourfend impitoyablement l’allié médiocre. Si un camarade de parti se laisse aller à la caricature, Gramsci ne se prive pas de le remettre, parfois férocement, à sa place. Une certaine Cristina Bacci, camarade socialiste, apprit à ses dépens à ne pas attaquer sans connaître un mouvement d’extrême-droite aussi complexe et influent que l’était dans les années 1920 l’Action française. Après avoir opposé aux invectives de la militante un tableau nuancé et précis du courant monarchiste de Charles Maurras, Gramsci retourne contre les journalistes dilettante l’épithète d’« obscurantistes ».

Cette exigence de clarté idéologique ressurgit à l’occasion des querelles avec les libertaires qui reprochaient aux socialistes leur manque de solidarité. Gramsci, en réponse, réaffirme sans ménagement son impératif de critique méthodique, universelle et inconditionnée. « A l’indignation des libertaires, écrit-il, nous opposons l’affirmation de notre droit absolu à appliquer la critique prolétaire à tout le mouvement ouvrier ». Le partage d’une culture politique commune ne justifie pas à ses yeux une plus grande indulgence, au contraire. Considérant les socialistes « plus libres spirituellement (et donc plus libertaires, effectivement) que les libertaires », Gramsci désavoue le romantique spontanéisme des libertaires : « nous avons, estime-t-il, une meilleure perception de la complexité des faits mêmes et nous ne jugeons pas spontané (libertaire, volontaire, conscient) le mouvement d’une foule qui a entendu des discours anarchiques, mais nous disons : cette foule est elle aussi gouvernée, elle est elle aussi sous l’influence d’un pouvoir, et elle est mal gouvernée par ce que ce pouvoir est exercé de façon chaotique ». Décidément très malmenés par le jeune journaliste, les « libertaires » illustrent cette fois une compréhension binaire des conflits sociaux qui verrouille et dégrade le débat. Non seulement ce « gauchisme » s’égare dans une bataille donquichottesque contre un ennemi rendu invisible à force de caricatures, mais au-delà il esthétise les mouvements de foule sans interroger les mobiles et les déterminations souterraines en jeu.

L’esprit de complexité, la prudence du jugement, que Gramsci prête aux « bons » socialistes, sont les premiers signes distinctifs d’un mouvement potentiellement hégémonique.

III. Aimez – méthodologiquement – vos ennemis

Le principe de la sympathie méthodologique, de suspension provisoire du jugement en vue d’une plus intime compréhension des enjeux actuels, n’implique aucune affinité morale ou politique avec l’interlocuteur. C’est une discipline qui vaut, selon Gramsci, pour toute pensée, toute culture, capables de « faire histoire », c’est-à-dire d’emporter l’assentiment, la mobilisation de masses de personnes. Or l’intellectuel ne peut décréter cette capacité, il ne peut que la constater et en tirer enseignement.

Ainsi, à l’occasion d’une querelle avec des journalistes fascistes anticléricaux, Gramsci fait remarquer que la presse catholique, même médiocre, mérite qu’on la considère en tant qu’elle reflète « une puissance, l’Église romaine, qui est liée avec des millions et des dizaines de millions d’habitants du monde » et qui « développe, dans l’histoire du genre humain, une action positive, que l’on peut détester mais qu’il faut respecter et avec laquelle il faut faire ses comptes, justement parce que c’est une force positive, qui gouverne un immense appareil de domination et de suprématie ». Cette déclaration est révélatrice de l’exigence de justesse et de précision qu’a Gramsci. L’ambition de mesurer l’influence concrète des acteurs politiques non progressistes obéit à ce que Gramsci juge être le « premier canon de réalisme », à savoir « reconnaître la réalité des autres ».

En pillant les ressources argumentatives et rhétoriques de l’adversaire on l’affaiblit davantage que par une violente offensive. La démarche hégémonique, autrement dit, n’est pas affirmation triomphante de soi mais absorption subreptice de l’autre.

Pour ne pas risquer de sous-estimer l’adversaire, Gramsci s’applique avec zèle à le connaître. Abonné au quotidien monarchiste d’Action française très populaire alors en France, il proclame être aussi « un lecteur assidu de la presse catholique ». « Ma manie de la confrontation, écrit-il, s’exerce plus assidûment et plus perfidement parmi les journaux catholiques ». Ces lectures sont déterminantes pour le projet politique gramscien : l’Action française lui fournit en effet un modèle de technique journalistique et d’éducation militante, l’Église un réservoir d’expériences culturelles vouées à la diffusion d’une vision du monde. On gagne plus, apparaît-il, à imiter et à subvertir l’idéologie antagoniste qu’à l’ignorer hautainement. Si votre ennemi triomphe parce que le diable s’en est mêlé, envisage Gramsci en empruntant au folklore italien une expression haute en couleur (« se c’è stato di mezzo la coda del diavolo »), eh bien « apprenez à avoir le diable de votre côté ».

Avoir le diable de son côté, c’est appliquer les principes tactiques de Lénine, reformulés par Gramsci dans le quotidien communiste L’Unità : neutraliser les ennemis des classes populaires implique « une activité avant tout tactique, soucieuse de procurer au prolétariat de nouveaux alliés ». Pour cela, écrit-il, il faut « utiliser tous les alliés possibles, aussi incertains, oscillants et provisoires qu’ils soient ». En pillant les ressources argumentatives et rhétoriques de l’adversaire on l’affaiblit davantage que par une violente offensive. La démarche hégémonique, autrement dit, n’est pas affirmation triomphante de soi mais absorption subreptice de l’autre.

Pour décrire sa propre entreprise, Karl Marx se comparait à Dante, citant ces vers du poète florentin, lorsque, à l’entrée de l’enfer, il constatait que

ici il convient de laisser tout soupçon

toute lâcheté ici doit être morte1

Gramsci ne dit en somme rien de plus. Congédier le souci de pureté idéologique, se dépouiller du soupçon instinctif et de l’indignation systématique, surmonter le lâche dégoût pour une façon de penser jugée immorale, ces trois canons d’un journalisme véritablement éclairé sont aussi les principes d’une stratégie politique gagnante.

1 « Qui si convien lasciare ogni sospetto

Ogni viltà convien che qui sia morta ». Dante Alighieri, Inferno, chant III, v. 14-15