Jérôme Sainte-Marie est politologue et président de la société d’études et de conseil PollingVox, il est également l’auteur du livre Le nouvel ordre démocratique (Editions du Moment, 2015) et enseignant à l’Université Paris Dauphine. Suite à sa conférence à la Maison des Mines à Paris, le 30 mars 2018, il propose cette analyse comme synthèse de son intervention.
Le Macronisme, s’il n’est pas producteur de lui-même, et renvoie à une logique de réalignement électoral à l’œuvre depuis plusieurs années, développe cependant une dynamique propre que l’on peut qualifier d’hégémonie. Face à lui, les différentes forces politiques hésitent entre tenter de se perpétuer, ou bien changer radicalement pour constituer une antinomie politique au Macronisme. La stratégie qui s’amorce sur le versant identitaire de la droite classique d’une part et celle qu’a menée en 2017 la France Insoumise sont, avec leurs contradictions, les deux tentatives les plus intéressantes pour former une hégémonie alternative.
Livrons-nous d’abord à une apologie du Macronisme, en tant que solution intelligente et efficace à un problème récurrent des élites françaises : comment solidement arrimer au modèle libéral européen un pays majoritairement réticent ?
À l’origine de cette construction politique, on trouve une crise latente depuis longtemps, mais que la proclamation du Pacte de Responsabilité en janvier 2014 allait rendre apparente. Renonçant de manière explicite à sa fonction de défense du salariat et de la dépense publique, la gauche dite de gouvernement provoqua un phénomène massif de désalignement électoral des catégories sociales qui formaient la base du Parti socialiste et de ses satellites[1]. Or, cette désaffection ne profita guère à la droite libérale, mais bien davantage au Front national, qui rassembla près de 28% des suffrages exprimés aux élections régionales de 2015. À partir de là, la présence de Marine Le Pen au second tour de la prochaine présidentielle était considérée comme acquise, et l’ensemble de la vie politique en fut transformée : le clivage gauche-droite avait vécu comme mode de régulation. La stabilité du système devenait alors menacée, en raison d’une part de l’impossibilité d’une « grande coalition » à l’allemande, d’autre part de la fin de « l’alternance unique », selon l’heureuse expression de Jean-Claude Michéa[2]. Pour les libéraux de gauche et de droite, et les forces sociales dominantes qu’ils représentent, il devint urgent de réagir. Fut alors tentée la solution Valls, venant après la promotion avortée de Cahuzac, mais elle n’apparut pas viable. Ensuite vint la solution Juppé, qui échoua malgré le renfort d’électeurs « de gauche » dans la primaire « de droite ». Ces échecs symétriques ouvrirent la voie à une solution « et de gauche, et de droite », audacieuse mais logique, celle incarnée par Emmanuel Macron[3].
L’histoire électorale du macronisme renseigne sur sa nature. Il y a d’abord l’étape de son lancement politique, où il semblerait que la haute administration joue un rôle essentiel[4], en symbiose avec la haute finance. S’il fallait mettre un visage sur cette convergence, ce serait celui de Jean-Pierre Jouyet. Quoi de plus scolairement marxiste que ce moment[5] ?
Ensuite, lorsque Emmanuel Macron lance sa candidature, il séduit d’abord les « sociaux-libéraux ». Une note du chercheur Luc Rouban, au CEVIPOF, donnait en mars 2016 un potentiel de 6% à ce vote social-libéral, définit par la conjonction d’une pratique électorale à gauche, avec une orientation libérale en matière économique. Ces sociaux-libéraux, on s’en doutait un peu, sont d’abord des cadres, des diplômés, la catégorie moyenne supérieure, plus âgée que la gauche anti-libérale, mais plus jeune que la droite libérale. Ensuite, vint le forfait de François Bayrou, qui libère l’espace central, et permet la réussite de ce qui avait échoué d’assez peu en 2007. C’est un premier élargissement de la base du macronisme, formule centrale qui devient en partie formule centriste.
Dans les dernières semaines, la menace tout à fait improbable d’une victoire de Marine Le Pen permit, en ce sens qu’elle servit de justification commode, le ralliement à la candidature Macron de personnalités, mais aussi de nombreux électeurs. La condensation de ces différentes phases aboutit à un puissant vote de classe, assez proche de celui constaté lors des référendums de 1992 et 2005, avec une présence du vote macroniste très forte parmi les personnes se considérant faire partie des catégories « aisées » ou « moyennes supérieures ». Il faut le rappeler sans cesse, le vote de 2017 s’est organisé autour d’une variable principale : l’argent.
Ensuite, l’originalité de Macron, c’est qu’il n’a pas eu besoin d’avoir une majorité pour l’emporter. Il n’a pas eu de compromis idéologique à faire. Avec 24%, il emporte tout. Reste ensuite à construire une base pérenne, socialement, politiquement, électoralement, et c’est ce qu’il réussit en grande partie ultérieurement, en détruisant le PS et en grande partie Les Républicains. Ce n’est encore une fois pas un exploit prodigieux d’un être exceptionnel : il accompagne la logique des choses. Celle de la « réunification de la bourgeoisie », imposée par l’affaiblissement de son contrôle politique sur les catégories populaires, via la gauche ou la droite.
Se construit alors ce que j’ai appelé le bloc élitaire face à un bloc populaire virtuel. D’autres ont parlé de bloc bourgeois, via une analyse davantage économique du phénomène[6]. Ce bloc élitaire est selon moi constitué par :
- L’élite réelle, par son patrimoine, ses revenus, son statut.
- L’élite aspirationnelle, soit le monde aliéné des cadres et des simili-bourgeois.
- L’élite par procuration, tous ceux, notamment parmi les retraités, qui s’abritent derrière le pouvoir de l’élite pour défendre leur situation.
Cette notion de bloc pourrait être développée au-delà de la simple superposition de couches électorales. Avec Macron, nous sommes face à la construction d’un « bloc historique », notion créée par Antonio Gramsci, avec la soudure entre les intellectuels organiques et les classes sociales concernées. Ces intellectuels organiques, on voit chaque jour, chaque heure, leur mobilisation autour du projet Macron, pour œuvrer à l’unification de l’idéologie du bloc, et à la conquête de l’hégémonie de ce bloc. On a rarement vu pareille recherche d’une adaptation parfaite de la superstructure à l’infrastructure. L’idéologie professée utilise d’ailleurs de manière significative un lexique managérial[7]. De ce bloc historique, le remarquable parcours scolaire et professionnel d’Emmanuel Macron, de Sciences Po à la Commission Attali, en fait l’intellectuel organique par excellence.
En face, quelles sont les stratégies à l’œuvre ?
La rupture du conflit gauche-droite comme instrument de régulation de la vie politique française laisse, face à un bloc élitaire hégémonique, des forces dispersées, et davantage engagées dans des stratégies de survie, que dans un projet de conquête.
On peut faire très rapidement le tour des possibilités pour les prochaines années :
- La consolidation du macronisme, qui demeure dans sa cohérence et élargit sa base propre, avec percée aux Européennes, implantation aux municipales, et réélection en 2022. Ce scénario est à ce jour le plus probable.
- L’affaiblissement du macronisme, imposant une stratégie d’alliance pour 2022, afin d’éviter que les scrutins nationaux ne ressemblent aux législatives partielles actuelles. Ce scénario est douteux.
- La sortie du macronisme par l’identitaire, avec une formule encore difficile à imaginer pour rassembler des électeurs issus de LR, de DLF et du FN. Ce serait la fin de la Grande Coalition à la Française, remplacée par une formule d’union des droites, sans exclusive à l’égard du Front National. Ce scénario est, après le premier évoqué, le plus vraisemblable.
- L’échec du macronisme et sortie par la Gauche refondée, régénérée, rassemblée… Un tel scénario serait particulièrement inattendu.
- L’échec du macronisme et sortie par quelque chose porteur d’une critique sociale radicale, qui ressemblerait à la France Insoumise, issue de la gauche mais qui l’aurait largement dépassée. Ce n’est pas l’hypothèse qui est la plus probable, mais qui intéressera sans doute le plus, et l’on va s’y attarder.
Examinons donc par étape ce cinquième scénario. Posons d’emblée la nature de l’enjeu : dans les conditions européennes contemporaines, ce ne peut être qu’un enjeu électoral. Il s’agit donc d’obtenir une majorité au moins relative à un scrutin national, et non simplement de faire bonne figure. Ce qui peut impliquer d’abandonner des positions auxquelles on est affectivement et par tradition attaché, mais qui privent de la mobilité nécessaire à la victoire. La visée est dans cette hypothèse la conquête du pouvoir, ce qui change bien des choses.
Ceci règle selon moi la question de la sortie du macronisme par la gauche. Ceux qui se reconnaissent dans le terme, aujourd’hui, c’est à peu près 25% des Français. Encore sont-ils profondément divisés entre eux et sans doute irréconciliables. La synthèse du peuple et des élites progressistes à l’origine de la « gauche », telle qu’analysée par Jean-Claude Michéa, a vécu. C’était déjà la logique des intérêts, c’est devenu aussi celle des perceptions. Ménager les fétiches de la « gauche morale » est sans doute assez vain, elle trouvera toujours mieux ailleurs, par exemple chez Benoît Hamon : les péripéties ayant récemment affecté Le Média, avec ces défection en rase campagne, constituent un très beau cas d’école.
Jean-Luc Mélenchon a réussi à gravir jusqu’à 19% des suffrages exprimés sans utiliser le mot « gauche » dans sa campagne, et en rassemblant de fait essentiellement des électeurs qui votaient auparavant pour la gauche. Selon l’IPSOS, il fait voter pour lui les deux tiers des sympathisants du Front de Gauche, 38% des sympathisants EELV, 23% des sympathisants socialistes, mais aussi 23% des « sans partis ». Pourquoi ? Parce que le vote à gauche ne répond pas seulement à des « valeurs » souvent familialement transmises, mais aussi à des « alignements » sociaux : le fonctionnaire ou assimilé, le bénéficiaire net des aides publiques, l’employé, voyaient dans la gauche un avocat relatif de ses intérêts. C’est ce qui a volé en éclat avec le Pacte de responsabilité et le discours tonitruant qui l’a accompagné. Donc, si un courant politique remplit la fonction de la gauche, il peut se passer du terme. Ce terme, « la gauche », relie à des combats et, plus encore, à des renoncements, qui entravent tout projet hégémonique.
Venons-en à un sérieux problème pour ceux porteurs d’une critique sociale et qui veulent constituer une hégémonie politique concurrente de celle du macronisme. Quand vous avez un parti qui représente entre 20 et 25% des gens, que ces gens ont des caractéristiques sociales qui devraient les mettre dans le camp de la France Insoumise, on doit se demander pourquoi ils n’y sont pas. Qu’un ouvrier, ayant voté « non » en 2005, attaché à des formes traditionnelles de sociabilité, et vouant aux gémonies les élites et Emmanuel Macron, choisisse le Front National, c’est une question posée à toute la classe politique, mais d’abord à ceux privilégiant une option populaire. Rappelons que si Jean-Luc Mélenchon a convaincu 24% des ouvriers ayant voté le 23 avril, Marine Le Pen en a rassemblé 37%. Or, lorsque l’on vote, surtout à un premier tour de la présidentielle, personne ne se trompe. Chacun est égal devant le suffrage, sauf à adopter des conceptions élitaires.
Donc, s’il y a une chance pour la mouvance porteuse d’une vigoureuse critique sociale de déjouer l’éclatante hégémonie macronienne, c’est selon moi en levant ce qui empêche l’ouvrier dont je parlais de voter pour elle[8].
Il importe ainsi d’identifier les verrous qui empêchent la constitution effective d’un Bloc populaire face au Bloc élitaire. Or, si l’on croit vraiment que le libéralisme macronien constitue une mauvaise nouvelle pour une bonne moitié de la population française, le contrer ne devrait pas paraître une tâche insurmontable. Je sais que je parle en un lieu où vous ne serez probablement pas d’accord, mais le principal obstacle n’est pas bien difficile à trouver : la division du bloc populaire se fait essentiellement sur l’immigration, thème que l’on doit diviser pour l’essentiel entre la question des flux migratoires et celle de l’intégration.
Durant la campagne de 2017, Jean-Luc Mélenchon a fait un travail politique novateur et, si j’ose dire, compte tenu de sa situation politique, héroïque, pour renouveler le logiciel idéologique de son camp. Il l’a fait en réhabilitant la notion de peuple avec toutes ses implications, dont bien sûr la question de la souveraineté nationale comme cadre démocratique. Ce moment-là a été marqué par sa progression dans les catégories populaires. Il a déplu à une bonne partie de la gauche. C’est un signe puissant. Il demeure que si le courant politique qu’il représente est unifié sur le refus de toute stigmatisation des personnes issues de l’immigration récente, intégrées dans une conception inclusive du peuple, on constate des orientations diverses sur la question aujourd’hui centrale des flux migratoires. Notons la vitalité d’un courant « no border » plus proche du Pape François que des positions traditionnelles du mouvement ouvrier. C’est un nœud de l’orientation à prendre pour ce courant politique : la gauche, ou bien le peuple.
En conclusion, une stratégie qui viserait à une conquête du pouvoir – il en existe d’autre, par exemple de constituer un pôle de gauche rénové capitalisant tranquillement sur au maximum un quart de l’électorat, sans visée hégémonique réelle – doit affronter des problèmes sérieux, et les résoudre sérieusement.
Une telle stratégie implique la constitution d’une hégémonie adverse à celle efficace, car cohérente, du macronisme. Celui-ci est un puissant catalyseur social. Son existence impose un effet de symétrie. Face à un bloc élitaire, un bloc populaire est une formule prometteuse. Qu’il puisse devenir hégémonique impliquerait cependant que l’on accepte qu’il soit populaire, et qu’il soit un bloc.
[1] Pour une présentation détaillée de la théorie des alignements électoraux, voir Pierre Martin, Comprendre les évolutions électorales, Presses de Sciences Po, 2000.
[2] De cette convergence de la gauche et de la droite dites de gouvernement sur les sujets essentiels, au-delà de la mise en scène de leur dissensus, la couverture de Paris Match en mars 2005 offrait une image saisissante : François Hollande et Nicolas Sarkozy, souriants, côte à côte pour appeler les Français à voter « oui » au référendum sur le TCE.
[3] Le caractère inéluctable d’une restructuration de la vie politique française par l’alliance nécessaire des libéraux de gauche et de droite, à l’occasion de la présidentielle 2017, était expliqué dans Le Nouvel ordre démocratique, écrit au printemps 2015, avant que se soit déclaré Emmanuel Macron. Ceci pour souligner que la personnalité de celui-ci, aussi talentueuse soit-elle, a joué un rôle très subalterne dans l’événement.
[4] Voir entre autres la tribune publiée dans Le Monde du 21 février 2018, « La haute administration, le véritable parti présidentiel ».
[5] « Après la révolution de Juillet, lorsque le banquier libéral Laffitte conduisit en triomphe son compère le duc d’Orléans à l’Hôtel de ville, il laissa échapper ces mots : « Maintenant, le règne des banquiers va commencer ». Laffitte venait de trahir le secret de la révolution. » Karl Marx, Les Luttes des classes en France, 1850. Ironiquement, en 2017, la banque d’affaires, expression la plus pure du capital, sera représentée par elle-même.
[6] L’Illusion du bloc bourgeois, Bruno Amable et Stefano Palombarini, Raisons d’agir, mars 2017.
[7] Pour une analyse serrée de la production d’un tel discours à visée idéologique par les écoles de commerce, cf. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
[8] Problématique développée dans les conditions américaines par Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite ?, éditions Agone, 2008.