Houellebecq : autopsie d’un rire « jaune »

Presque quatre années jour pour jour après la sortie de Soumission, l’écrivain français le plus lu à l’étranger signe un nouveau roman, Sérotonine. Ce roman débute à Paris mais rejoint bien vite les lieux géographiques et fictionnels avec lesquels Houellebecq est le plus à l’aise. Ce livre, comme tous les autres, parle du Français moyen et provincial, désespéré dans un monde qu’il ne comprend plus. Celui-ci se concentre sur les agriculteurs, grands « perdants » de la mondialisation. La crise des « gilets jaunes » que traverse la France actuellement trouve un écho retentissant dans ce livre — peut-être, à ce jour, le plus lucide du grand écrivain qu’est Michel Houellebecq.


Il y a deux ans, un débat m’opposait à un autre rédacteur de LVSL [1]. Je soutenais que Houellebecq n’était qu’un parangon à la verve brillante de l’extrême droite. Il défendait une approche moins clivante : Houellebecq est un grand romancier, et lui associer des propos fascistes parce qu’il parle de situations que les Français redoutent est une facilité qu’il convient d’éviter. Je pense aujourd’hui que mon camarade avait raison. Le nouveau livre de Houellebecq, Sérotonine, vient de me le démontrer.

Houellebecq est un écrivain génial, non pas parce qu’il nous parle de la France, mais parce qu’il nous parle de la « sous-France » (souffrance) [2]. Dans Sérotonine, nous avons affaire à François-Claude, un quadragénaire consultant au ministère de l’agriculture. Il n’a pas d’enfants, ne désire plus sa compagne, et se remémore ses souvenirs heureux. Dans un ultime mouvement de résistance, quoique bien faible, il décide de quitter Paris et de partir sur les routes de Normandie.

Afin de pouvoir tenir émotionnellement, il se fait prescrire un nouvel antidépresseur, le Captorix, qui stimule une molécule naturelle apaisante : la fameuse sérotonine. Celle-ci est censée libérer par un neurotransmetteur ce que Houellebecq appelle ironiquement l’« hormone du bonheur ». Mais dans le monde houellebecquien, du bonheur, il n’y en a pas, il n’y en a plus.

Un monde agricole qui s’effondre

Florent-Claude Labrouste décide de disparaître sans donner de nouvelles à personne ; il s’étonne même de la facilité avec laquelle ceci est possible. Il rend son appartement, quitte son travail, change de banque et quitte Paris au volant de sa Mercedes G-350.

En miroir de la chute du protagoniste, c’est la chute de tout le monde agricole qui se dessine. Par un habile va-et-vient narratif, ses réminiscences de jeunesse se mêlent au récit. Alors qu’il souhaite revoir les personnes qu’il a aimées, desquelles il raconte l’histoire, il entreprend de leur rendre visite. Dans cet encastrement entre le passé et le présent, une fissure bien réelle s’observe, commune à beaucoup de Français : celle de la peur de l’avenir.

Parmi ses anciennes connaissances, Aymeric de Harcourt, un agriculteur aristocrate du Calvados, producteur de lait. Ancien camarade d’Agro [3], celui-ci voit sa production mourir à petit feu à cause des lois européennes d’une part, et de sa volonté de produire un lait bio et sans OGM d’autre part.

« et maintenant j’en étais là, homme occidental dans le milieu de son âge, à l’abri du besoin pour quelques années, sans proches ni amis, dénué de projets personnels comme d’intérêts véritables, profondément déçu par sa vie professionnelle antérieure, ayant connu sur le plan sentimental des expériences variées mais qui avaient eu pour point commun de s’interrompre, dénué au fond de raisons de vivre comme de raisons de mourir. »

Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, 2019, p. 87

Par les yeux de Florent-Claude, Houellebecq critique ici les conditions déplorables d’un élevage de poules, là-bas des élites européennes qui votent des lois qui tuent l’économie agricole sans même essayer de les comprendre. Mais les élites européennes ne sont pas les seules coupables, les fonctionnaires et consultants qui sont les témoins quotidiens de ces atrocités contre les animaux et qui voient bien qu’un monde est en train de périr sont dépeints comme des complices. Florent-Claude lui-même voit son expertise et son jargon technique moqués par l’auteur. Il se réfugie derrière des formules toutes faîtes, des concepts qui sont censés expliquer pourquoi des gens, des animaux, doivent souffrir ; et ce, avec un aplomb criminel.

D’ailleurs, des agriculteurs se suicident, n’en peuvent plus de cette situation. « On a un collègue de Carteret qui s’est tiré une balle, il y a deux jours. — C’est le troisième depuis le début de l’année. » (p. 239). Il y a une trahison de la promesse européenne : « l’Union européenne, elle aussi avait été une grosse salope » (p. 259) car « le vrai pouvoir était à Bruxelles » (p. 177). La PAC (politique agricole commune) mise en place par l’UE n’a été que mensonge et une manière de plus pour déposséder les agriculteurs de leur souveraineté et de leurs biens. Dans le monde houellebecquien comme dans le nôtre, le libéralisme torture et tue.

La critique du libéralisme

La critique aujourd’hui courante, presque facile, du capitalisme est davantage maîtrisée par Houellebecq que par les autres écrivains français. En effet, l’écrivain né à La Réunion s’attaque aux bases idéologiques du capitalisme, c’est-à-dire au libéralisme qui a permis son expansion. En peignant dans ses romans une classe moyenne, qui a pu croire au libéralisme philosophique, sexuel et économique, Houellebecq montre dans quelles solitude et misère celle-ci s’est retrouvée, sans futur ni passé vers lequel se consoler.

En citant des objets de notre quotidien (Carrefour City, Mercedes, Jack Daniel, Pornhub, etc.), Houellebecq ne nous confie pas non plus à un monde rassurant mais plutôt à un espace qui nous désoriente et nous menace. Au-delà de ce qui nous est connu, nous sommes mis face à un monde qui se fracture dans lequel les liens sociaux se délitent, les passions amoureuses se détruisent, les relations sexuelles se virtualisent et où le bonheur n’est qu’un simple concept.

« l’argent n’avait jamais récompensé le travail, ça n’avait strictement rien à voir, aucune société humaine n’avait jamais été construite sur la rémunération du travail, et même la société communiste future n’était pas censée reposer sur ces bases, […] l’argent allait à l’argent et accompagnait le pouvoir, tel était le dernier mot de l’organisation sociale. »

Ibid., p. 135

Ce que l’auteur lauréat du Goncourt en 2010 appelle le « verrou idéologique » du libre-échangisme (p. 251), c’est une capacité théorique et idéologique du néolibéralisme de donner tort à tout propos qui le critique. La clairvoyance de Houellebecq est telle qu’après avoir lu ses mots, on a l’impression de l’évidence et qu’il a pu mettre des mots sur des choses qui demeuraient informulées. De fait, que cela soit par les intellectuels commis de l’État, les chaînes d’info en continu, ou l’argumentaire extrêmement simple d’utilisation et rabâché toute la journée, la pensée critique de l’individu est « verrouillée ».

« qui étais-je pour avoir cru que je pouvais changer quelque chose au mouvement du monde ? »

Ibid., p. 251

La misère sexuelle

La critique de la société consumériste et libérale est une constante des livres de Houellebecq — surtout dans Extension du domaine de la lutte (1994) et Les particules élémentaires (1998). Si son œuvre s’intéresse évidemment aux aspects économiques [4], la critique du libéralisme est d’autant plus forte qu’elle a pour conséquence une misère sexuelle. Que cela soit dans Soumission à travers la femme à jamais fantasmée et jamais vraiment possédée qu’est Myriam, ou cette fois dans Sérotonine et la belle Camille, tous les protagonistes houellebecquiens sont prisonniers d’une femme en particulier et d’une sphère sexuelle en général qui, pire que de ne pas tenir ses promesses, n’en fait même plus.

Au début du roman, la concubine de Florent-Claude, la japonaise Yuzu, se rend dans des soirées libertines dans de beaux hôtels particuliers de l’île Saint-Louis. Elle se filme notamment dans des gang-bangs surréalistes, copule avec des chiens, alors que Florent-Claude rencontre des problèmes érectiles. Le Captorix qui provoque l’impuissance et la perte de la libido comme effets secondaires semble être l’avatar de la société libérale qui éloigne ses citoyens de la sexualité tout en les maintenant dans un état abruti de survie passive. Ailleurs, cette belle Espagnole châtain d’Al-Alquian, dans l’incipit, apparaît comme le souvenir d’un désir sexuel réprouvé, refoulé et comme une métaphore de la libido occidentale, mâle et contemporaine. Évidemment, le « retour du refoulé » est récurrent. Et la châtain d’Al-Alquian reparaît dans les rêves, et dans toutes les femmes que Florent-Claude croise ou se remémore. Aymeric non plus ne parvient pas à retenir sa femme et ses deux filles qui partent avec un pianiste londonien. Les personnages sont renvoyés à leur triste condition de perdants, de loosers, de misérables contemporains.

Par ailleurs, la sexualité est vue comme une pulsion violente et animale, tout en se voyant superposer une dimension socialement construite. Les êtres humains sont non seulement contraints par leurs pulsions violentes de baiser tout ce qui bouge mais en plus, ce doit être nécessairement genré : des mâles avec des femelles.

« j’avais besoin d’une chatte, il y avait beaucoup de chattes, des milliards à la surface d’une planète pourtant de taille modérée, c’est hallucinant ce qu’il y a comme chattes quand on y pense, ça vous donne le tournis, chaque homme je pense a pu ressentir ce vertige, d’un autre côté les chattes avaient besoin de bites »

Ibid.,p. 159

Un autre article paru le 10 janvier dernier [5] évoque bien cette « compétition sexuelle » qui a lieu entre les citoyens qui ne sont in fine que des salariés abêtis : « La compétition sexuelle s’adjoint à la compétition salariale et devient un facteur déterminant pour la reconnaissance sociale et le bien-être de l’individu. »

Le « petit livre jaune »

Les agriculteurs sont dépassés par un monde inhospitalier, une société qui les confronte entre eux, des femmes qui les ignorent. Mais une brèche politique va peut-être s’ouvrir. Une révolte s’organise tant bien que mal avec le peu de gens qui croient encore au politique : la Confédération paysanne s’allie avec la Coordination rurale. Une autoroute est bloquée par des tracteurs, les paysans sont armés et attendent les CRS à couvert. Aymeric, « l’une des images éternelles de la révolte » (p. 258), personnifie ces agriculteurs qui sont prêts à tout parce qu’ils sont désespérés. Le parallèle avec la crise actuelle des « gilets jaunes » est évident.

« on peut vivre en étant désespéré, et même la plupart des gens vivent comme ça. »

Ibid., p. 236

La crise actuelle qui se poursuit sur les fins de semaine depuis novembre semble avoir été anticipée par l’écrivain. Pour sortir un livre début janvier, qui plus est un best-seller probable, le « bon à tirer » doit être prêt au moins en novembre. Il est donc probable que Houellebecq ait écrit cette crise fictive des agriculteurs au plus tard l’été dernier. Le ton montait déjà entre les différentes couches populaires et le Président de la République depuis un an et demi. Les étudiants, les retraités, les femmes, les ouvriers, etc. Ce que Houellebecq remarque avec justesse, c’est qu’une révolte des agriculteurs est porteuse d’une image forte : 1789 (voir l’extrait infra).

« je reconnus plusieurs fois le mot “CRS”, prononcé avec colère. Je sentais autour de moi une étrange ambiance dans ce café, presque Ancien Régime, comme si 1789 n’y avait laissé que des traces superficielles, je m’attendais d’un moment à l’autre à ce qu’un paysan évoque Aymeric en l’appelant “notre monsieur”. »

Ibid., pp. 269-270

De même que l’humoriste Pierre-Emmanuel Barré : « Maintenant il y a des agriculteurs qui rejoignent le mouvement et là ils ont peur à l’Élysée, parce que les agriculteurs ça leur rappelle 1789. Et c’est pas leurs meilleurs souvenirs. » [6] Un large mouvement, qui n’est pas homogène, ce qui est pour ainsi dire la caractéristique la plus certaine d’un peuple, est en train de s’organiser.

Depuis plus d’une dizaine de week-ends, des gens sortent de chez eux pour aller manifester, vêtus de gilets jaunes. Les historiens de la Révolution française sont tous d’accord, une grande cause est toujours l’agrégation de toutes les petites. Et Sérotonine de Houellebecq est comme un grand tableau de collages des petites gens qui se battent contre le quotidien qu’on leur a imposé, qui bravent l’humiliation de tous les jours, la mort de leurs proches aussi. Sérotonine est le livre du ras-le-bol. Le livre des Français qui n’en peuvent plus de ce « racisme de l’intelligence » [7] provenant de gens qui savent tout mieux qu’eux. Le livre des Françaises qui ne supportent plus le sexisme quotidien et institutionnel. Le livre des étudiants qui veulent une université vraiment universelle et ouverte à toutes et à tous, tous pays confondus. Sérotonine est le « petit livre jaune » qui pose des mots sur ce qu’on n’arrive pas à formuler, il met des phrases dans la bouche de ceux qui n’ont pas la voix pour se faire entendre. Sérotonine est un grand livre.


[1] Le débat opposait mon article « Michel Houellebecq : Soumission du génie à la bêtise » (https://lvsl.fr/houellebecq-soumission-genie-et-betise) à Julien Rock et son article « Michel Houellebecq et la politique : le grand malentendu » (https://lvsl.fr/houellebecq-soumission-genie-et-betise)

[2] ce jeu de mots est d’Éric Fottorino, voir Le Un, mercredi 9 janvier 2019, p. 2

[3] Agro ou AgroParisTech, anciennement École nationale supérieure des industries agricoles et alimentaires, est une école d’ingénieurs en agroalimentaire située à Paris

[4] on renvoie évidemment au livre de Bernard Maris, Houellebecq économiste(Champs-Flammarion, 2016) dans lequel l’économiste assassiné dans la tuerie de Charlie Hebdo analyse l’arrière-plan économique des livres de Houellebecq

[5] https://lvsl.fr/houellebecq-materialisme-finitude

[6] https://youtu.be/DRpzY6Nht0E

[7] Cette formule est du sociologue Pierre Bourdieu, cf. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Minuit, pp. 264-268

Michel Houellebecq et la politique : le grand malentendu

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Michel_Houellebecq_no_Fronteiras_do_Pensamento_Porto_Alegre_2016_(30895029365).jpg
© Fronteiras do Pensamento | Luiz Munhoz

A chaque publication d’un roman de Michel Houellebecq, le débat est vif entre les journalistes, mais aussi entre les militants politiques de tous bords et entre de nombreux citoyens. Une chose est sûre, son oeuvre ne laisse personne indifférent et les critiques à son encontre sont nombreuses, jusque sur LVSL. Mais au lieu de réduire Michel Houellebecq au statut dépassé d’écrivain engagé, ne faudrait-il pas s’appuyer sur ses écrits pour penser la société libérale ?

La légende de l’écrivain engagé

A droite comme à gauche, de nombreux commentateurs cherchent dans l’œuvre de Michel Houellebecq les marques d’une pensée politique. Il est vrai que de Soumission à Extension du domaine de la lutte, Houellebecq décrit avec acidité la société libérale occidentale. L’affirmation selon laquelle il serait un auteur engagé a pris de l’ampleur à la faveur de la parution de son dernier roman, Soumission, paru le jour des attentats islamistes qui ont décimé la rédaction de Charlie Hebdo. Le roman décrivant la lente ascension d’un parti islamiste qui finit par gagner les élections en France entrait douloureusement en résonance avec l’actualité, si bien que certains ont voulu faire de Houellebecq un « visionnaire », tant pour servir l’absurde théorie du Grand Remplacement que pour fustiger la montée d’un sentiment anti-musulmans en France.

En réalité, cette volonté de faire de Houellebecq un écrivain engagé remonte au début de son succès littéraire, notamment suite à la publication de Plateforme en 2001. Comportant des réflexions critiques envers l’islam, on avait cherché à démontrer que Houellebecq prenait parti à travers ses romans. C’est que le milieu littéraire français a du mal à s’imaginer qu’un grand écrivain, qui rencontre un succès critique et commercial, n’ait pas de volonté d’agir sur la société de son temps. De Zola à Camus, la tradition de l’intellectuel engagé était trop forte pour que l’on n’essaye pas d’y faire entrer Houellebecq contre son gré.

Or, comme souvent, un simple retour à l’œuvre de l’écrivain suffit à se rendre compte que son projet littéraire n’est pas de se positionner par rapport à l’ordre du monde : il s’agit surtout de le décrire, à la manière d’une autopsie. Houellebecq et ses personnages regardent la politique de manière lointaine, comme un amusement. Le personnage principal de Soumission est à ce titre extrêmement révélateur : il regarde les débats de la présidentielle comme il regarderait une émission de téléréalité, pour le spectacle, en mangeant des plats surgelés. Ce même héros affirme d’ailleurs être « aussi politisé qu’une serviette de toilette » : dans une société occidentale où le mal-être est le lot commun, la politique n’apparaît que comme une forme de divertissement particulièrement grotesque voire incompréhensible. C’est ce qui fait dire au narrateur d’Extension du domaine de la lutte : « Ainsi peut-on, à la rigueur, imaginer un dépressif amoureux, tandis qu’un dépressif patriote paraît franchement inconcevable. » La fiction de l’écrivain engagé, militant, ne résiste pas à la lecture de son œuvre.

L’impossible retour au religieux

Mais les écrits de Michel Houellebecq n’en restent pas moins utiles pour penser la société contemporaine, notamment en ce qui concerne la place du religieux au sein de celle-ci. On observe à ce titre une évolution intéressante au fil de sa carrière. A la parution d’Extension du domaine de la lutte, son premier roman, en 1994, le narrateur rejette la religion : il voit parfois un ami, prêtre dans une paroisse difficile, qui cherche à le persuader que la dépression qui le frappe, et qui frappe en réalité l’intégralité de la société, est liée au fait que le monde occidental a rejeté l’idée d’une transcendance divine au profit de la main invisible du marché.

A l’autre extrémité de son œuvre, on trouve Soumission, dont le seul titre montre que c’est un roman imprégné d’une réflexion sur la religion. Spectateur désabusé et quelque peu craintif face à la montée en puissance d’un parti islamiste modéré, le narrateur prend d’abord peur lorsque ceux-ci arrivent au pouvoir. Mais dans les dernières pages du livre, il se convertit à l’islam et ses problèmes personnels semblent disparaître, dans un contexte où chaque aspect de sa vie est désormais marqué par des rites religieux qui le dépassent. L’ouvrage laisse une impression contrastée : si le narrateur semble promouvoir l’islam comme moyen de retour à une société épargnée par les ravages du libéralisme, tout le reste de l’ouvrage semble empreint d’une sourde hostilité envers cette religion, quoique le narrateur en vante régulièrement les mérites, notamment en terme de contrôle des femmes.

En réalité, Houellebecq n’a fait que fantasmer cette histoire, il n’a jamais voulu jouer au lanceur d’alerte voulant prévenir la France d’une prétendue montée en puissance de l’islam politique : il le dit lui-même, Soumission est une fable. C’est d’ailleurs l’avis d’Agathe Novak-Lechevalier, Maître de Conférences à Paris-X et spécialiste de l’oeuvre de Michel Houellebecq, qu’elle développe notamment dans la dernière livraison des Cahiers de l’Herne consacrée  à l’écrivain.

« Nous voulons quelque chose comme une fidélité, / Comme un enlacement de douces dépendances, / Quelque chose qui dépasse et contienne l’existence ; / Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité.»

Or c’est bien sous le prisme de la fiction, de l’irréel, qu’il faut aborder le religieux chez Houellebecq : l’intégralité de son œuvre peut être lue comme une quête de sens sans cesse inaccessible. Et la recherche de ce sens passe, en partie, par la recherche de Dieu. Mais dans le même temps, Houellebecq comme ses personnages sont conscients que cette quête est vaine, et qu’un retour au religieux est impossible. Il le dit d’ailleurs dans l’un de ses poèmes : « Nous voulons retourner dans l’ancienne demeure / Où nos pères ont vécu sous l’aile d’un archange, / Nous voulons retrouver cette morale étrange / Qui sanctifiait la vie jusqu’à la dernière heure. / Nous voulons quelque chose comme une fidélité, / Comme un enlacement de douces dépendances, / Quelque chose qui dépasse et contienne l’existence ; / Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité.»

Un moyen de penser la société libérale

Le grand thème de l’œuvre de Michel Houellebecq, c’est la société libérale. La critique de ce système est explicite dans son premier roman, où de longs passages tiennent plus de l’essai que du romanesque. Certains ont d’ailleurs voulu voir en Houellebecq l’un des principaux penseurs antilibéraux de notre temps, comme son ami économiste Bernard Maris qui a publié, en 2014, un Houellebecq économiste où, en s’appuyant sur son œuvre, il réactualisait la pensée de grands économistes.

Mais le principal intérêt de l’analyse Houellebecq est qu’elle fait du libéralisme un fait social total, au sens où ce système mobilise l’intégralité de la société, et pas seulement la sphère économique ou l’Etat. Le postulat du narrateur d’Extension du domaine de la lutte permet de lire toute l’œuvre de Michel Houellebecq au prisme de cette critique du libéralisme : « Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle la « loi du marché ». » Dans notre société, la sexualité et, plus largement, les rapports sociaux codifiés par une culture de masse américanisée, sont devenus un système de différenciation sociale aussi puissant que la différenciation par l’argent.

Certes, Houellebecq n’a rien inventé à ce sujet. La société qu’il décrit a notamment été théorisée par le philosophe marxiste Michel Clouscard qui, pour décrire l’occident post-mai 68, parlait de « libéralisme-libertaire ». Dans cette optique, libéralisme économique et libéralisme social vont de pair, le second servant à mieux faire accepter le premier. Au fur et à mesure que l’on fait progresser le marché sur le plan économique, on l’introduit également dans la sphère sociale, sous la bannière d’un prétendu progrès social vidé de sa substance. Dans les faits, il s’agit d’étendre la compétition qui a lieu dans la sphère économique à la sphère des rapports sociaux. De ce point de vue, on peut considérer que les sites de rencontres qui fleurissent aujourd’hui se posent en intermédiaires pour gérer l’offre et la demande de rapports humains, afin de connecter des personnes trop occupées par leur travail ou trop découragées pour faire de vraies rencontres.

Nous l’avons dit, Houellebecq n’est ni un écrivain engagé, ni un révolutionnaire. Dès lors, son œuvre n’a pas pour but de donner des moyens à ses lecteurs de contrer la société libérale, précisément parce que Houellebecq estime que cette société du mouvement perpétuel, où l’on oublie de penser, est impossible à renverser. Néanmoins, si l’on veut changer le monde, il faut commencer par le comprendre : en ce sens, les écrits de Michel Houellebecq sont une source précieuse. Au-delà des chiffres monstrueux que produit le système libéral (taux de chômage, de pauvreté, de suicide), Houellebecq met un visage et des sentiments sur une réalité si mouvante qu’elle est parfois difficile à appréhender au quotidien. A travers des personnages souvent touchants, parfois violents, constamment en lutte contre eux-mêmes et contre les autres, il insuffle une dose de réalité et d’humanité dans la critique du libéralisme.

Pour aller plus loin :

HOUELLEBECQ M., NOVAK-LECHEVALIER A., Cahier Houellebecq, Editions de l’Herne, 2017, Paris

MARIS B., Houellebecq économiste, Flammarion, 2014, Paris

MONVILLE A., Le néocapitalisme selon Michel Clouscard, Editions Delga, 2016, Paris

Crédits:

http://www.newstatesman.com/culture/books/2015/01/michel-houellebecq-france-s-literary-provocateur

https://www.understandfrance.org/France/FrenchLiterature.html

 

 

Houellebecq : “Soumission” du génie à la bêtise

©Stefán Bianka. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.

On n’a pas encore fini d’entendre parler de Soumission, le dernier livre de Michel Houellebecq, puisque celui-ci se dote d’une édition à petit prix dont la parution est très subtilement programmée pour le 7 janvier prochain…

L’univers houellebecquien et la tentation frontiste

Le septième livre de Houellebecq, Soumission, va fêter son deuxième anniversaire le 8 janvier 2017 et s’offre une édition de poche à la date anniversaire des attentats de Charlie. Un évènement en librairie qui relance donc d’autant plus son actualité à l’approche des présidentielles françaises et ce contexte d’incroyable poussée du Front National.

Dans une France fictive en 2022, où le FN se retrouve au second tour contre Mohammed Ben Abbes du parti de la Fraternité Musulmane (FM), les Français doivent se prononcer entre le fascisme ou un « front républicain élargi », englobant aussi le PS et l’UMP. Notons que le titre — Soumission — est la traduction littérale d’ « Islam », sous-entendue la « soumission [à Dieu] ».

La première partie du roman raconte le quotidien de François, universitaire spécialiste de Joris-Karl Huysmans, maitre-conférencier à la Sorbonne qui, disons-le clairement, s’emmerde dans sa vie. Jusqu’ici, rien d’anormal dans ce livre : un univers purement houellebecquien. On sent pourtant que l’écrivain commence à jouer avec le feu en décrivant une France malade et au bord de la guerre civile. D’un côté, les Identitaires affiliés au FN et de l’autre, les « Africains » soutenant la Fraternité musulmane, bien que les deux partis politiques se « désolidarisent avec vigueur de ces actes criminels ». Les médias taisent ces affrontements et ces meurtres, et les Français sont obligés d’installer des paraboles pour regarder CNN pour en être informés.

Coqueluche des milieux littéraire et médiatique parisiens, Houellebecq se paie pourtant leur tête en évoquant l’intéressant mythe de Cassandre. Recevant le don de prédire l’avenir mais, après avoir refusé Apollon comme époux, elle en est punie et personne ne croit plus ses prédictions. Elle avertit ses compatriotes du Cheval de Troie mais ils ignorent sa mise en garde. Houellebecq appose ce mythe aux médias de gauche français (« c’est à dire en réalité tous les journaux », complète-t-il). Ces derniers ignorant l’opposition civile entre les Français musulmans et les « populations autochtones d’Europe occidentale ». C’est la première provocation de Houellebecq qui fait peur au lecteur. Le choix cornélien auquel se confronte le protagoniste lors du second tour des présidentielles entre le FN ou un « front républicain élargi », amène le lecteur à se poser lui-même la question. La petite amie de François, Myriam, décide quant à elle de partir avec sa famille en Israël. En effet, la FM est ouvertement anti-sioniste, sans pour autant être antisémite, mais les Juifs français prennent peur et s’exilent.

Sans grande réflexion, on peut facilement se laisser tenter, dans ce cas extrême, par le choix du Front National et Houellebecq donne l’impression qu’il souhaite ce choix-là, selon la théorie du roman, puisqu’il donne l’autre parti politique, la Fraternité Musulmane, gagnant des élections. La deuxième partie du roman donnera lieu aux changements politiques et sociétaux que la France connaît sous l’impulsion du président napoléonien — c’est ainsi qu’il est décrit —, Mohammed Ben Abbes.

Sans trop rentrer dans les détails, les enfants bénéficient d’un enseignement islamique et, à leur entrée au collège, les femmes s’orientent vers des « écoles d’éducation ménagère et […] se marient aussi vite que possible ». Tous les enseignants sont musulmans et les enseignements sont coraniques. La polygamie entre dans le Code civil. En bref, c’est l’application pure et simple de la Charia, telle qu’elle est préconisée par les Frères musulmans.

D’abord apathique et désintéressé par la situation politique, François commence à en avoir peur et décide de s’enfuir dans la région du Quercy, à Martel très exactement. Ce choix n’est pas anodin, c’est probablement la première occurrence islamophobe univoque du livre. Effectivement, Charles Martel y repoussa les Sarrasins en 732. Plus loin, l’évocation du livre de la Chanson de Roland, écrit au XIème siècle par Turold, raconte l’épopée des batailles de Charlemagne contre les Maures, et plus exactement le chevalier Roland contre Marsile, seigneur musulman de Saragosse. Dans ce livre, les troupes musulmanes sont dépeintes comme barbares, et l’idiosyncrasie de ces troupes inexistante. Houellebecq convoque habilement un imaginaire et un patrimoine nationaliste et islamophobe, rappelant la Jeanne d’Arc frontiste.

L’élection de Ben Abbes apaise les tensions en France et il rétablit l’ordre. François finit par se convertir à l’Islam et peut continuer d’enseigner à la Sorbonne. Le livre se termine sur un « Je n’aurais rien à regretter », presque innocent, et François se plonge dans un bonheur illusoire et bête, total, où les réponses aux questions existentielles sont déjà écrites dans un livre, le Livre. Sa « vie intellectuelle est terminée », Houellebecq souligne donc l’incompatibilité de celle-ci avec la religion qui renferme l’individu dans un dogmatisme primaire de soumission aveugle.

Les théories du « grand remplacement » et du « choc des civilisations » en filigrane

D’abord très prudent, Houellebecq dresse un portrait des Français musulmans simple, sobre, juste. Puis il inverse la polarité en en faisant d’eux des Musulmans français, ce qui n’est pas la même chose puisqu’ils deviennent musulmans avant d’être français et placent donc la Charia au-dessus de la Loi française. Puis il stigmatise, au sens sociologique du terme, les Musulmans en les réduisant à des stigmates primaires : « voilées », « en djellaba », « buvant du thé à la menthe dans la Grande Mosquée de Paris ». On ne peut pour autant pas dire que Michel Houellebecq est un islamophobe idiot car il décrit parallèlement des passages absolument sublimes sur une conception subjective et belle de l’Islam.

« Vous voyez, l’Islam accepte le monde, et il l’accepte dans son intégralité, il accepte le monde tel quel pour parler comme Nietzsche. […] Pour l’Islam au contraire la création divine est parfaite, c’est un chef d’œuvre absolu. Qu’est-ce que le Coran au fond, sinon un immense poème mystique de louange ? De louange au Créateur, et de soumission à ses lois. Je ne conseille en général pas aux gens qui souhaitent approcher l’Islam de commencer par la lecture du Coran. […] Je leur conseille plutôt d’écouter la lecture de sourates, et de les répéter, de ressentir leur respiration et leur souffle […] Le Coran est entièrement composé de rythmes, de rimes, de refrains, d’assonances. »

Non, il n’est pas un simple islamophobe avec un discours simpliste et crétin. Il est bien plus habile, mesquin. En filigrane se tissent les théories du « grand remplacement » que l’on doit à Renaud Camus et celle du « choc des civilisations » à Samuel P. Huntington. La première occurrence du « grand remplacement » arrive tardivement dans le texte : « Une transformation, donc, était bel et bien en marche ; un basculement objectif avait commencé à se produire. » Cette théorie conspirationniste décrit une dynamique de substitution de la population « autochtone » française et plus largement européenne par les populations maghrébines et d’Afrique noire. Conspirationniste car, selon son auteur, elle serait orchestrée par l’ONU et les grands dirigeants capitalistes pour importer une main d’œuvre peu chère dans les pays développés. Cette théorie n’est pas seulement une constatation démographique. Elle amène, à fortiori, à penser que l’on doit, pour enrayer le processus, renvoyer ces populations chez elles. Inutile de préciser que cette théorie est soutenue par l’extrême-droite européenne, afin  de lutter contre cette prétendue « islamisation de l’Occident ».

La deuxième théorie, celle du « choc des civilisations » est soutenue par Samuel P. Huntington en 1996 dans son essai The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order (“Le choc des civilisations et la refondation de l’ordre mondial“). Dans le roman, son évocation est plus discrète que la première, presque imperceptible. Le leader de la Fraternité musulmane, Mohammed Ben Abbes, homme politique visionnaire, impérial, désire basculer le centre de gravité européen vers le sud et reconstituer l’empire romain. Il ne se heurte à aucune difficulté et parvient à conclure des traités et des ententes avec le Maroc, la Tunisie, l’Egypte, le Liban, etc… grâce à leur appartenance religieuse commune. De surcroît, ses positions pro-palestiniennes et sa méfiance envers les États-Unis ressemblent de plus en plus à des convictions culturelles — pour ne pas dire civilisationnelles. Selon Huntington, une civilisation se caractériserait par son essence et se constituerait comme un bloc identitaire propre, intègre, cohérent et… revanchard. C’est-à-dire une conception darwinienne de la culture, au sens arendtien.

En ceci, Michel Houellebecq nie l’assimilation républicaine, et la possibilité d’un métissage culturel. Il prophétise un choc de civilisations, civilisations qu’il juge incompatibles. Mais la culture n’est finalement pas une base de donnée figée dans le temps avec, parfois, quelques mises à jour ; mais plutôt une dynamique, un mouvement, avec des interactions, des échanges. Même si Claude Lévi-Strauss redoutait de « voir les civilisations se célébrer mutuellement », et que la diversité culturelle n’est que le résultat de jeux d’oppositions, l’affrontement n’est en aucun cas inévitable et peut être transcendé par la « cohabitation ». En effet, on ne “cohabite” pas avec quelqu’un de même culture mais avec autrui : c’est un effort, une main tendue. Houellebecq préfère la paresse intellectuelle au fait de se projeter vers l’autre.

Faut-il séparer l’œuvre de son écrivain ? Non, plus aujourd’hui ! 

Houellebecq est un grand écrivain, c’est indéniable. Il a, de facto, de grandes responsabilités et il doit faire attention à comment poser les questions et comment apporter des pistes de réponses. Contrairement à ce qu’il dit, il a un devoir envers la France. C’est à cause d’écrits comme celui-ci que l’avenir dystopique qu’il dépeint apparaît probable, menaçant d’être une prophétie auto-réalisatrice. Soumission est un livre excellent, bien écrit. On retrouve cet univers houellebecquien si farouche, usant, post-moderne, désenchanté mais, comme le feu est séduisant et beau, il brûle aussi. Ce “brûlot“ est à lire avec beaucoup de précautions et un lecteur non-averti peut rapidement se transformer en potentiel électeur d’extrême-droite. « Marine Le Pen n’a pas besoin de mon livre pour accroître son influence », se défend-t-il sur le plateau de France 2 en janvier 2015. Il a sans doute raison mais les Français n’ont pas besoin d’un livre comme le sien, en ce moment, pour cliver d’autant plus la société qui traverse une crise inhérente à la démocratie et non pas, comme Houellebecq le pense, une crise civilisationnelle.

Ce qui est gênant dans ce roman, c’est que Houellebecq fait se succéder les points de vue des différents personnages qui sont sans réelle conviction. En somme, Houellebecq n’a pas de point de vue, ni de détestation dans ce qui advient dans cette politique-fiction, perdant le lecteur soumis à son libre-arbitre. Il ne peut ni être en accord ni en désaccord avec ce qui est écrit, puisque tout n’est que décrit sans réelle prise de position. Une sorte de servitude volontaire au fait réel. Une France où les citoyens acceptent sans révolte ou débat aucuns une République islamique et qui finissent par s’y complaire. Les hommes surtout. Aucune violence : les cités sont apaisées. Aucun chômage : les femmes ne travaillent plus et laissent leur emploi aux hommes. Quels sont les thèmes les plus récurrents dans la presse de nos jours ? La déliquescence de l’État de droit dans les banlieues et le chômage. Point barre. Houellebecq impose une réponse incontestable qui ne donne pas matière à débat, seulement à l’acceptation. Je dirais même : à la résignation…

Comme on a pu le faire pour Louis-Ferdinand Céline ou Robert Brasillach, ou en excusant la conduite de Pierre Drieu La Rochelle pendant l’Occupation, il est aujourd’hui nécessaire de ne PLUS séparer l’œuvre de son écrivain. Michel Houellebecq est, je l’ai dit, un écrivain génial. Le plaisir de lecture de ses livres est garanti. Mais il n’en demeure pas moins un personnage détestable par son islamophobie à peine cachée et sa bêtise que de véhiculer des idées du FN, bêtise qui passait encore pour de la candeur il y a quelques années.

Non, Monsieur Michel Houellebecq ! Vous n’aurez pas ma haine et vous n’aurez pas ma peur. Vous m’aurez seulement laissé un goût amer en bouche que de voir un génie littéraire œuvrer pour la bêtise politique…

Crédits photos : ©Stefán Bianka. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.