Ce 11 septembre 2018, Benoît Hamon a pu exposer sa vision du monde, son programme économique et ses projets politiques devant les étudiants de l’Ecole Normale Supérieure. Durant cette conférence organisée par l’association ConferENS, le président de Génération.s a été confronté à l’économiste orthodoxe Gilles Saint-Paul, puis aux questions des étudiants présents dans la salle, ce qui lui a permis de répondre à plusieurs objections qu’on lui adresse d’ordinaire. L’une d’entre elles revient avec régularité : l’accusation d’utopisme. Le programme de Génération.s serait inapplicable, surtout dans le contexte d’une mondialisation croissante des échanges et des économies, à l’heure des multinationales gargantuesques et des Etats lilliputiens, réduits par les marchés financiers à peau de chagrin. Benoît Hamon, doux rêveur incapable de comprendre qu’il n’est pas de “futur désirable” dans le monde du XXIème siècle ? La complexité des enjeux ne souffre pas que l’on pose la question en des termes aussi simplistes.
La file d’attente s’allonge devant les bâtiments de la rue d’Ulm. Normaliens et étudiants en Sorbonne sont venus assister au premier événement de l’association ConferENS, dont les membres fondateurs veulent faire un pôle de débats et d’échanges de points de vues divergents, en donnant la parole à des personnalités publiques confrontées à des contradicteurs. C’est pour cette raison qu’ils ont choisi de faire discuter Benoît Hamon avec Gilles Saint-Paul. Cet austère professeur d’économie à la Paris School of Economics, spécialisé dans l’étude du marché du travail – dont il prône la libéralisation –, semble en tous points aux antipodes de l’ex-candidat à la présidentielle.
Benoît Hamon fait son entrée sous les applaudissements de la salle, pleine à craquer et globalement bienveillante à son égard. Il répond longuement aux diverses questions des organisateurs de la conférence, réagissant aux événements récents et clarifiant certains malentendus. Il salue le “courage” de Nicolas Hulot, démissionnaire du gouvernement d’Emmanuel Macron ; son départ, ajoute-t-il, devrait alarmer l’opinion, et la convaincre de la nécessité urgente d’une transition énergétique. Autre leçon qu’il tire du départ de Hulot : l’impossibilité de penser une forme “apolitique” d’écologie. L’écologie sera politique ou ne sera pas ; la transition écologique est impensable sans transition vers un modèle économique durable et plus sain.
Il défend avec passion le revenu universel, rendu nécessaire, déclare-t-il, par la “raréfaction du travail”, consécutive à la robotisation croissante. Cette mesure, qui permettrait d’éliminer la pauvreté, n’a absolument rien de chimérique, veut-il croire. De nombreux exemples à l’appui, il rappelle que toutes les études sociologiques établissent que l’écrasante majorité de la population, si elle recevait un revenu universel inconditionnel, continuerait de travailler comme à l’accoutumée. Seule une petite minorité se contenterait de ce revenu, à peu près la même que celle qui se contente aujourd’hui du RSA.
Contre la politique migratoire du gouvernement, qu’il juge inhumaine, il en appelle à la solidarité avec les migrants, “les plus pauvres parmi les pauvres”. Il s’alarme de la montée des politiques “xénophobes” en Europe, pointant du doigt le leadership de Matteo Salvini en Italie et de Viktor Orban en Hongrie.
Il effectue ensuite un retour sur sa défaite à l’élection présidentielle. Le chantre de la démocratie “citoyenne” explique qu’il n’a pas voulu “singer l’homme providentiel”, et qu’il en a probablement payé le prix fort. Il en est conduit à reconnaître l’importance de “l’incarnation” sur la scène politique ; c’est un défaut d’incarnation, ajoute-t-il, et une obsession pour l’horizontalité, qui explique l’échec des mouvements étudiants de ces derniers mois.
Arrive le moment du débat avec Gilles Saint-Paul. Arborant une expression aussi sombre que son costume, l’économiste a tout du mauvais prophète. Ce ne sont pas les 10 plaies de l’Egypte qu’il vient annoncer, mais les 10 commandements de l’austérité. Il tente de briser l’enthousiasme de Benoît Hamon et de ses partisans. L’angle d’attaque est tout trouvé : le programme de Génération.s est impossible à financer ; imposer des contraintes à l’économie ferait fuir les investisseurs et laisserait une France exsangue de capitaux. Un discours que l’on ne connaît que trop bien, tant il tourne en boucle sur les chaînes de radio et de télévision. On ne peut, dans un premier temps, que se ranger du côté de Benoît Hamon lorsqu’il s’insurge contre le fatalisme de son interlocuteur, qui revient à donner un pouvoir sans limites aux marchés financiers et à signer l’arrêt de mort de la politique.
À un moment donné, pourtant, on ne peut s’empêcher de trouver quelques accents de justesse aux imprécations de Gilles Saint-Paul. Les prophètes du malheur irritent par leur fatalisme et leurs exagérations, mais il arrive parfois qu’ils découvrent quelque chose d’impitoyablement juste, comme si leur pessimisme leur conférait, de temps à autres, un regard froidement lucide sur la condition humaine. Pascal écrivait avec raison que s’il est “dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur”, il est “encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse” ; car si “l’homme n’est ni ange ni bête”, “qui veut faire l’ange fait la bête”. C’est ainsi que durant le débat, Benoît Hamon lance l’idée d’un plan européen de relance économique et de dépenses sociales, financé par la Banque Centrale Européenne. La BCE, déclare-t-il, a renfloué les banques à hauteur de centaines de milliards d’euros ; la BCE, ajoute-t-il, devrait investir dans des projets sociaux et écologiques, favorables aux classes populaires et à l’environnement, plutôt que de refinancer les banques. Gilles Saint-Paul rappelle à Benoît Hamon que la Banque Centrale Européenne est dirigée par Mario Draghi, qui n’est a priori pas excessivement favorable au programme de Génération.s. Benoît Hamon n’en démord pas ; la solution, c’est la “démocratie” ; à l’issue d’une courtoise discussion au niveau européen, assure-t-il, la BCE acceptera de soulager les peuples plutôt que de renflouer les banques.
Avec beaucoup d’imagination et un peu de fantaisie, on peut effectivement imaginer la BCE financer des programmes sociaux – comme on peut imaginer le complexe militaro-industriel américain se reconvertir dans l’humanitaire, ou Total fermer ses puits de pétrole pour construire des éoliennes. Mais quelle probabilité le monde réel réserve-t-il à une telle perspective ? Il n’est pas inutile de rappeler que la fonction austéritaire de la Banque Centrale Européenne est gravée dans le marbre des Traités Européens, et que sa principale mission est, en conséquence, la stabilité des prix et le maintien d’une inflation à un faible taux, en vertu des préceptes chers aux ordolibéraux. On se demande comment Benoît Hamon compte influer sur la politique de la BCE, dans la mesure où son indépendance par rapport aux pouvoirs politiques est, elle aussi, inscrite dans les traités européens. Premier couac.
Lorsque survient dans la discussion la perspective d’une resouverainisation des Etats-nations visant à protéger les peuples contre l’ultralibéralisme institutionnalisé par l’Union Européenne, Benoît Hamon prend soudainement des accents curieusement proches de ceux de Gilles Saint-Paul ; il se met lui aussi à prédire l’apocalypse : “qui ne voit pas qu’une disparition de l’Union Européenne serait une catastrophe ?” demande-t-il. Et d’évoquer l’ensauvagement des peuples consécutif à une dissolution des institutions européennes : “le retour à la souveraineté nationale, ce serait le retour à l’ordre ancien”, celui du choc des nationalismes, des guerres entre les peuples et des massacres sanglants. En vertu de la mondialisation, ajoute-t-il, la souveraineté des nations n’est qu’une relique du passé, vestige du temps “d’Anne de Bretagne”. Procédé argumentatif qui, là encore, n’est pas sans analogie avec celui de Gilles Saint-Paul, qui ridiculise le modèle de protection sociale défendu par Benoît Hamon en raison de son caractère prétendument archaïque et inadapté aux temps modernes.
Cette confiance aveugle dans la capacité de l’Union Européenne à se réformer, couplée à ce refus pur et simple de l’idée de souveraineté nationale, a de quoi surprendre pour le porte-parole d’un programme aussi ambitieux que celui de Génération.s. Il faut distinguer deux formes de critiques dont Benoît Hamon fait l’objet : le procès en utopie d’une part, l’accusation de cécité aux rapports de force de l’autre. Le procès en utopie, qui consiste à disqualifier une idée comme “utopique” avant même qu’on n’ait discuté de ses modalités d’application, a quelque chose d’insupportable. C’est un procédé rhétorique courant, dont la valeur argumentative n’est pas supérieure à celle d’une insulte, aussi vieux que la politique elle-même. On ne compte pas les programmes politiques d’abord qualifiés d'”utopiques”, qui ont ensuite été mis en place grâce à la détermination d’une volonté politique. Mais encore faut-il posséder cette volonté politique, ainsi qu’un plan d’action cohérent sur les modalités d’application de son programme – et une vision lucide des obstacles et des oppositions qu’il rencontrera, pour mieux les contrecarrer. On peut ainsi se demander si Benoît Hamon a une conscience claire des rapports de force qui conditionnent la possibilité de l’application du programme de Génération.s. Le peu de cas qu’il fait de l’Union Européenne et de ses outils de coercition financière, économique et juridique, ainsi que son refus absolu de considérer la perspective d’une resouverainisation des Etats-nations dans le cas où l’Union Européenne serait impossible à réformer, autorise à poser la question. On ne reprochera donc pas à Benoît Hamon de verser dans l'”utopisme”, mais bien plutôt d’être aveugle aux rapports de force qui structurent la politique contemporaine. Un utopiste, lorsqu’il se double d’un fin stratège, peut devenir dangereux pour l’ordre établi ; mauvais tacticien, il n’est guère plus menaçant qu’un tigre de papier.
Au début de la conférence, Benoît Hamon déclarait, à la surprise de ses partisans, que Jean Jaurès ne faisant pas partie de son “Panthéon” de références intellectuelles privilégiées, ce n’était pas un auteur qu’il lisait avec assiduité. C’est pourtant dans les écrits de Jean Jaurès qu’il trouverait la clef de l’articulation logique entre souveraineté nationale et justice sociale, entre République et progrès humain, qui est étranger à sa réflexion.
Crédits photo : © Capture compte Facebook de Benoît Hamon / DR