Il n’a pas fallu attendre l’exportation des gilets jaunes en Belgique ou en Israël pour que le mouvement dépasse les frontières continentales de l’Hexagone. À la Réunion, les ronds-points ont été significativement investis par les gilets jaunes dès le 17 novembre, prélude à des soulèvements massif sur l’île. Cependant, les mobilisations sont faibles en Guadeloupe, en Guyane et en Martinique, tandis que Mayotte semble littéralement rester en retrait du soulèvement national – alors même que les particularités socio-économiques des DROM tendraient à les propulser en première ligne. Le PIB par habitant y est inférieur à celui de l’Hexagone dans une proportion allant de 31 % à 79 %, tandis que le chômage oscille entre 21 % à 29 % ! Pour expliquer ce paradoxe ultramarin, il faut prendre en compte l’exaspération d’une France demeurée longtemps invisible, oscillant entre confiance et désespérance en l’efficacité de l’action collective.
Le 17 novembre, les Réunionnais n’ont pas manqué de faire entendre leur indignation : dès le matin, ils sont dans les rues et sur les ronds-points, ce qui fait d’eux les premiers Français ce jour-là à protester contre l’augmentation de la taxe sur les carburants. Comme dans l’Hexagone, la jacquerie anti-fiscale a débouché sur un vaste mouvement citoyen réclamant la démocratisation des institutions.
Du 17 novembre à la création du Conseil consultatif citoyen : l’exception réunionnaise
Ils ont répondu à l’appel du Collectif 974 qui dénonce « la hausse des prix sur les carburants, le matraquage fiscal, la vie chère et les monopoles ». L’insularité et la petite superficie du territoire décuplent la capacité paralysante de l’action collective : les blocages des grands axes routiers et, en marge du mouvement des gilets jaunes, les pillages et les incendies se sont multipliés au point de provoquer en seulement quelques jours la fermeture de tous les établissements scolaires et des administrations locales. Les manifestations vont jusqu’à conduire à l’instauration d’un couvre-feu temporaire dans la moitié des communes de l’île lors de la semaine du 19 novembre et la perturbation des approvisionnements en provenance du grand port maritime de l’île a fait émerger le risque d’une pénurie générale des produits de première nécessité, pressant alors la venue de la ministre des Outre-mer Annick Girardin. Entre temps, les revendications ont dépassé de loin la simple question du pouvoir d’achat et la seule critique des institutions locales. Samuel Mouen, personnalité politique de l’île, martèle sur les réseaux sociaux : « Le prix des carburants est une goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ici, on a une armée de gens dans le besoin, abandonnés, qui ne travaillent pas, qui sont miséreux et qu’on ne regarde pas. C’est un ras-le-bol généralisé. »
À son arrivée le 28 novembre, la ministre rencontre des gilets jaunes, mais le dialogue social s’est davantage organisé avec les syndicats – la défiance à l’égard des syndicats est bien moins présente dans les Outre-mer que dans l’Hexagone, où ils jouent encore un rôle clé dans les mobilisations sociales – et les maires, car la légitimité des gilets jaunes a été mise à mal par l’inédite dégénérescence de la situation économique et sécuritaire de l’île. Cela n’empêchera pas les Réunionnais de déclarer par la suite, dans un sondage réalisé le seconde semaine de décembre, être 76 % à soutenir le mouvement national des gilets jaunes. Pourtant, la ministre des Outre-mer n’y trouve pas prétexte à discréditer le mouvement. D’après des données recueillies en 2013 par le Centre d’observation de la société, la Réunion est un territoire où le seuil des 20% des plus pauvres est plafonné à 242€ mensuels, contre 585€ en Seine-Saint-Denis, le département de l’Hexagone où les bas revenus sont les plus faibles et où le coefficient de Gini est le plus élevé de France. Il est évalué à 0,53, ce qui fait de la Réunion un territoire plus inégalitaire que le Mexique (le coefficient de Gini est un indice de mesure des inégalités de revenu entre les 10 % des habitants les plus riches et les 10 % des plus pauvres sur un territoire donné ; une valeur de 0 équivaut à une égalité de revenu parfaite, une valeur de 1 à l’inégalité la plus absolue). C’est pourquoi même la ministre des Outre-mer a pu voir dans la colère des gilets jaunes la juste expression d’une volonté de renversement de plusieurs décennies de fortes inégalités sociales – d’une part vis-à-vis des 10% plus riches de l’île, dont la frontière se situe à 2900€ mensuels, et d’autre part vis-à-vis du reste de la France, dont le niveau de vie est partout ailleurs plus élevé – et de grande pauvreté.
« D’après des données recueillies en 2013 par le Centre d’observation de la société, la Réunion est un territoire où le seuil des 20% des plus pauvres est plafonné à 242€ mensuels, contre 585€ en Seine-Saint-Denis, le département de l’Hexagone où les bas revenus sont les plus faibles, et où le coefficient de Gini est le plus élevé de France ; il est évalué à 0,53, ce qui fait de la Réunion un territoire plus inégalitaire que le Mexique. »
Parmi les solutions proposées à la population, en premier lieu, la ministre réaffirme la mise en place prochaine de réformes nationales, comme la suppression de la taxe d’habitation pour 80 % des ménages ou encore la revalorisation de la prime d’activité et du minimum vieillesse. Elle annonce ensuite la création de mesures locales, comme l’ouverture de quinze centres sociaux. À ces vagues promesses de réformes structurelles s’ajoute l’annonce plus concrète du président du Conseil régional, Didier Robert, avec l’aval de l’État, du gel pour trois ans de la taxe spéciale sur les carburants. Si ces déclarations ont permis aux tensions sociales de s’apaiser et à l’activité de l’île de reprendre son cours, elles n’ont pas pour autant mis fin aux manifestations, bien qu’elles soient à présent moins rassembleuses. Dans la commune de Saint-Joseph, des gilets jaunes poursuivaient l’occupation des ronds-points ; en particulier, ils réclamaient au moyen d’une pétition, recueillant pour l’heure plus de 3000 signatures, l’instauration du fameux RIC, devenu au cours du mois de décembre le point névralgique de l’expression de la souveraineté populaire. Plus encore, le cas réunionnais offre le premier exemple d’initiative de renforcement démocratique des institutions : la création d’un Conseil consultatif citoyen (CCC) est décidée le 19 décembre par l’assemblée régionale. Il s’agit d’une « instance de représentation de la société civile qui sera concertée par le Conseil Régional en toute transparence sur des sujets d’intérêt général ». Si l’instauration d’un tel Conseil est encore à l’état embryonnaire et que celui-ci ne se limite qu’à une consultation des citoyens, elle est un premier pas vers le décloisonnement de la prise de décision politique par une minorité dirigeante réclamée par les gilets jaunes.
Antilles-Guyane : le soulèvement avorté
Au cours du mois de novembre, l’état quasi-éruptif du territoire réunionnais contrastait fortement avec l’apparente atonie des autres territoires ultramarins, où les gilets jaunes ont été absents ou se sont faits rares, malgré des tentatives de mobilisations en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane.
En Martinique, le 4 décembre, quelques gilets jaunes se réunissent à Fort-de-France autour d’une forme de cahier de doléances, dont le préambule appelle à l’insurrection citoyenne : « Depuis des décennies, les politiques et gouvernements successifs ont mis toute la population à genoux. Nous privant toujours plus de services publics, nous privant toujours plus des fruits de notre travail et de nos sacrifices. Aujourd’hui, souverain, le peuple français et ici les Martiniquais, ont décidé de se réveiller et de réclamer cette société plus juste que tous nous ont promis et que tous nous ont volé ! ». Justice sociale, salaire digne, défense du service public, crise de confiance en les représentants politiques : a priori, les revendications martiniquaises et hexagonales convergent. Toutefois, le RIC, dont on voyait les premières occurrences lors des manifestations dans l’Hexagone, est le grand absent des discours insurgés.
Les gilets jaunes guadeloupéens choisissent de s’en remettre à un autre moyen d’expression citoyen – dont l’usage est, certes, strictement conjoncturel, mais dont l’ambition ne se limite pas, tout comme le RIC, à une visée consultative : une pétition lancée la première semaine de décembre interpelle le président Macron sur « l’augmentation du coût de la vie » et sur les « problématiques territoriales » propres à l’île. Le document commence par dresser une liste des motifs précis de sa rédaction, avant de formuler des demandes explicites – car l’exécutif aime à justifier sa surdité par l’inintelligibilité des revendications populaires. Motifs : baisse du pouvoir d’achat à cause de la hausse de la pression fiscale sur les ménages, par exemple via la hausse de la taxe sur les carburants, la hausse de la CSG, ou spécifiquement aux Outre-mer, l’annonce de la réduction des abattements fiscaux (initialement fixés à 30%, afin de compenser la cherté de la vie qui touche particulièrement le territoire). Demandes : augmentation du SMIC et « arrêt de toute suppression fiscale et sociale représentant des avantages dans les DROM ». En réalité, les particularismes fiscaux y sont moins un avantage qu’une nécessité : en 2015, selon l’Insee, les seuls prix des produits alimentaires sont en moyenne 42 % plus élevés en Guadeloupe que ceux des mêmes produits dans l’Hexagone.
Ces documents rédigés par quelques uns échouent à recevoir l’appui d’une action collective et massive. En Guadeloupe et en Martinique, les opérations escargots au cours des mois de novembre et de décembre sont trop minoritaires pour être en capacité de ralentir l’économie de ces territoires. En Guyane, la réussite de la perturbation des flux à Saint-Laurent le 17 novembre n’a pas été le point de départ d’une mobilisation régulière, comme le montre l’échec des tentatives d’occupation des ronds-points les deux semaines suivantes. Il faut dire que ces départements n’ont pas été sujets, contrairement à la Réunion et à l’Hexagone, à l’annonce d’une augmentation des taxes. En effet, la taxe en vigueur dans la France ultramarine n’est pas la taxe intérieure sur la consommation des produits énergétiques (TICPE), que le gouvernement prévoyait d’augmenter de 6,5 centimes sur le gasoil et de 2,9 centimes sur l’essence dans l’Hexagone. Dans les Outre-mer, c’est une taxe spéciale sur la consommation des carburants (TSCC) qui est en vigueur, dont la fixation est une prérogative du Conseil régional. La France ultramarine n’a donc pas été sujette à la même hausse des taxes qu’a connue l’Hexagone, à l’exception de la Réunion, où le Conseil régional a régulièrement voté la hausse de la taxe au cours de l’année 2018. On pourrait penser que l’absence d’un élément déclencheur, synchronisant l’éveil des citoyens, expliquerait les difficultés de formation d’un mouvement social d’ampleur dans les Antilles et en Guyane. Il est tout de même difficilement compréhensible au premier abord que ces territoires lointains de la France d’Outre-mer, vers lesquels le gouvernement tend rarement l’oreille lorsqu’ils expriment leur profonde colère, n’aient pas répondu présent à l’appel des gilets jaunes.
Les retards de développement dans la France des Outre-mer
L’article 73 de la Constitution rédigé lors de la révision constitutionnelle de mars 2003 régissait ainsi le statut des départements et régions des Outre-mer : dans les 5 DROM – Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte, Réunion « les lois et les règlements y sont applicables de plein droit » mais des adaptations sont possibles en raison des « caractéristiques et contraintes particulières de ces territoires ». Pour cause, la situation géographique (espace caribéen pour la Guadeloupe et la Martinique, côte sud-américaine pour la Guyane, canal du Mozambique pour Mayotte, océan indien pour la Réunion), l’insularité, la créolité, les atouts et contraintes environnementales et l’histoire coloniale et post-coloniale sont autant de faisceaux de déterminisme à l’intersection desquels se situent les territoires ultramarins, développant alors un système économique et une organisation sociale qui leur sont propres. Par conséquent, dans la France des Outre-mer, l’idéal de l’assimilation législative républicaine se heurte au nécessaire particularisme des politiques à mener dans ces territoires, de façon à répondre à leur problématiques, qui sont en réalité, de taille.
En effet, si les DROM sont relativement épargnés sur la question épineuse de l’accès à la mobilité, il n’en reste pas moins que le constat général de la cherté de la vie est certainement une des principales sources d’un conflit latent entre ces territoires et le pouvoir central. En 2015, l’Insee estimait que le niveau général des prix à la consommation est supérieur dans les Outre-mer de 6,9 % à Mayotte (ce dernier sur un champ d’étude plus restreint de la consommation des ménages) à 12,5 % en Guadeloupe. Ces écarts de prix entre les DROM et l’Hexagone sont en grande partie imputables aux produits alimentaires, premier poste de consommation des ménages. En prenant comme référence le panier hexagonal, les prix sont en moyenne plus élevés de 37 % à la Réunion et à 48 % en Martinique. D’autres secteurs de la vie courante, comme ceux de la santé et des télécommunications, sont également fortement coûteux : 16 % en moyenne dans l’ensemble des DROM pour le premier, hors remboursement par la sécurité sociale et les complémentaires santé, et 50 % en moyenne pour le second.
« En prenant comme référence le panier hexagonal, les prix sont en moyenne plus élevés de 37 % à la Réunion et à 48 % en Martinique. »
Certes, la responsabilité de la fixation des prix ne saurait revenir à l’État. Selon le directeur de l’unité des prix à la consommation et des enquêtes ménages de l’Insee, Pascal Chevalier, leur excessive supériorité est le résultat conjoint de l’éloignement géographique, caractérisé par un coût d’acheminement important, et de l’insularité, dont l’étroitesse des marchés locaux gonfle les prix et les rend moins concurrentiels par rapport à ceux de l’Hexagone. Mais qu’en est-il des revenus des ménages, sur lesquels à l’inverse, l’État a la main via les prestations sociales et la fiscalité ? Malgré une insuffisance des enquêtes réalisées par les instituts statistiques nationaux et locaux sur les revenus des ménages ultramarins, pointée du doigt par le rapport sénatorial de 2014 « Les niveaux de vie dans les Outre-mer : un rattrapage en panne ? », tant dans leur fréquence que dans leur rigueur, il est possible de se référer à un rapport de l’Insee publié en 2006 sur les niveaux de vie de ces populations, du fait de la relative stagnation de la situation socio-économique des DROM depuis les années 2000. Cependant, ce rapport de l’Insee précède la départementalisation effective de Mayotte en 2011 et la dynamique de rattrapage spécifique dans laquelle le territoire s’est inscrit, et ne peut être complété par aucune enquête récente qui comparerait la situation mahoraise à celle hexagonale.
Les enquêtes de l’Insee témoignent de l’ampleur des inégalités entre la France hexagonale et la France ultramarine quant à leur niveau de vie au sens de l’accessibilité aux biens et services. En 2006, le revenu disponible médian par unité de consommation des ménages ultramarins était inférieur de 38 % à celui des ménages hexagonaux, malgré les dispositifs spécifiques de sur-rémunération des fonctionnaires et les importantes prestations sociales. La sur-rémunération (sous la forme de prime de vie chère, d’indemnité logement, de congés bonifiés, etc.), en vigueur depuis les années 1950 pour à l’origine attirer les hexagonaux vers la fonction publique ultramarine, rend le salaire net annuel des fonctionnaires ultramarins supérieur à celui des fonctionnaires hexagonaux dans une proportion moyenne de 19 %. Souvent critiquée car étant perçue comme trop coûteuse à l’État et peu profitable à l’économie de ces territoires, sa remise en cause régulière est source de conflit social, car ce dispositif compense quelque peu la cherté de la vie pour cette part prédominante de la population. Cette sur-rémunération dépasse parfois le secteur public pour s’étendre à l’ensemble des contribuables, sous la forme d’abattements fiscaux sur le revenu, qui peuvent atteindre 30 à 40 % selon le territoire. Concernant les prestations sociales comme les allocations familiales, indemnités chômage, aides au logement, minimas sociaux, elles représentent en moyenne 20,8 % des ressources des ménages ultramarins contre 10,4 % des ressources des ménages hexagonaux, soit un rapport du simple au double. Seule la part des ressources issues des pensions de retraite est inférieure dans les Outre-mer, s’élevant à 14,6 % dans les DROM contre 24,4 % dans l’Hexagone.
Ces taux globalement élevés ne sont que le reflet d’une pauvreté endémique. Hors prestations sociales, 38 % des ménages sont en-dessous du seuil de pauvreté national en Guadeloupe, 50 % le sont en Guyane. Ces chiffres s’accompagnent de taux de chômage record, caractérisant une forte précarité. D’après cette fois une enquête de l’Insee datant de 2013, le taux de chômage, alors qu’il plafonne à 9,7 % dans l’Hexagone, est minoré dans les Outre-mer par la Guyane à 21,3 % et majoré par la Réunion à 29 %. Ce chômage touche particulièrement les jeunes de 15 à 24 ans, catégorie pour laquelle le taux atteint 50 % en Guadeloupe, en Martinique et à la Réunion. Grande pauvreté et précarité, dont le constat est d’autant plus source de conflit que la question des inégalités de revenus est particulièrement prégnante dans les Outre-mer, où en moyenne, les ménages appartenant aux 20 % les plus riches disposent d’un revenu plancher par unité de consommation 3,2 fois supérieur au revenu plafond des ménages appartenant aux 20 % les plus modestes, tandis que dans l’Hexagone ce rapport s’élève à 2,2.
Les inégalités criantes, relatives à l’Hexagone ou internes aux DROM, s’insèrent dans un contexte global de retard de développement des territoires ultramarins. Les chiffres du rapport sénatorial de 2014 consacré à la question sont alarmants : le PIB par habitant de ces régions est inférieur à n’importe quel PIB des régions de l’Hexagone et l’est aussi nettement à celui moyen de l’ensemble des régions de l’Hexagone, dans une proportion allant de 31 % pour la Martinique, à 79 % pour Mayotte. Sous l’angle de l’IDH, l’indice est cette fois inférieur à celui de l’Hexagone dans des proportions comprises entre 7 % pour la Guadeloupe et 28 % pour Mayotte. Dans ces écarts, la Réunion et la Guyane sont légèrement plus proche de la borne supérieure martiniquaise que de la borne inférieure mahoraise, autant concernant le PIB (39 % pour la Réunion, 51 % pour la Guyane) que l’IDH (12 % pour la Réunion, 16 % pour la Guyane). Ces retards de développement transparaissent dans le manque de performances dans les domaines de la santé, de l’éducation, ainsi que dans les déficits à la fois quantitatifs et qualitatifs en matière d’infrastructures et de logements. Si les écarts entre les DROM et l’Hexagone tendent à se réduire, ce rattrapage subit depuis les années 2000 un ralentissement, et plus encore depuis la crise économique et financière de 2008-2009.
Par conséquent, bien qu’au vu des indicateurs, la Guadeloupe et la Martinique sont considérés comme des territoires à développement élevé, les Outre-mer forment globalement un espace socialement et économiquement fragile, dont le sentiment d’invisibilité et d’abandon est au moins similaire à celui de la France d’en bas hexagonale, sans compter l’hétérogénéité des problématiques régionales ampliatives à propos desquelles le pouvoir central balbutie : la forte insécurité en Guyane, le scandale sanitaire du chlordécone en Guadeloupe et en Martinique, les sinistres records de pauvreté à la Réunion, le sous-développement généralisé à Mayotte etc. La faible mobilisation des gilets jaunes a donc de quoi surprendre.
Les mouvements sociaux ressentis comme contre-productifs aux Antilles
Alors compte tenu, au vu de l’expérience réunionnaise, d’une notable efficacité de l’action collective dans les DROM, intrinsèque à leur caractère insulaire, pourquoi les territoires autres que la Réunion n’ont-ils pas emprunté le train en marche de la révolte citoyenne nationale ? On prête à la Réunion une plus grande proximité avec l’Hexagone du fait notamment d’une importante densité des flux de personnes, qui opérerait alors un certain syncrétisme culturel propre à l’île. Un média ultramarin a donc émis l’hypothèse que le développement du mouvement des gilets jaunes à la Réunion est due à un plus fort sentiment d’appartenance au territoire national que les autres DROM. Or, supposer cela, c’est se risquer à suggérer une forme de mimétisme de l’action collective par les territoires ultramarins, qui manifesteraient davantage par solidarité que par indignation. Et c’est par extension réserver à l’Hexagone une culture insurrectionnelle, dont ces mêmes territoires recevraient de façon différenciée le rayonnement selon leur degré d’assimilation au territoire national, déterminant alors inégalement leur conscience politique.
Pourtant, le mouvement des gilets jaunes de 2018 n’est pas le premier grand mouvement social français du XXIe siècle initialement fondé sur la question conflictuelle du pouvoir d’achat : en Guadeloupe et en Martinique, déjà en 2009, s’était organisée une grève générale inédite par son ampleur et par sa durée. Pendant 44 jours, tous les secteurs, privés et publics, ont été mis à l’arrêt. Initiée en Guadeloupe le 19 janvier 2009 par le Collectif contre l’exploitation mené par la figure controversée d’Elie Domota et recevant le soutien de l’ensemble des syndicats de l’île, avant de s’étendre à la Martinique le 5 février, la grève rassemble jusqu’à des dizaines de milliers de manifestants les jours où la mobilisation a été portée à son paroxysme. Ils réclament principalement la baisse des prix sur les carburants (en réaction à l’annonce d’une hausse de la TSCC en fin de l’année 2008) et sur les produits alimentaires, ainsi qu’une augmentation des bas salaires. Les revendications portées par une part des manifestants, excédés par l’indifférence de l’État, se mêlent à des propos indépendantistes. S’y adjoint enfin une dénonciation virulente de la puissance économique des békés, blancs créoles descendants des colons aristocrates, dont la situation constitue dans les deux îles, mais surtout à la Martinique, une exception historique. Bien qu’extrêmement minoritaires, ils exercent un monopole dans les principaux secteurs économiques, en particulier dans le secteur agricole, où 52 % des terres leur appartiennent, alors même que les propriétaires fonciers békés ne représentent que 1 % de la population.
« Le mouvement des “gilets jaunes” de 2018 n’est pas le premier grand mouvement social français du XXIe siècle initialement fondé sur la question conflictuelle du pouvoir d’achat : en Guadeloupe et en Martinique, déjà en 2009, s’était organisée une grève générale inédite par son ampleur et par sa durée. »
Malgré la tenue de plusieurs réunions de crise entre le secrétaire d’État aux Outre-mer de l’époque, Yves Jégo, et les représentants du mouvement, aboutissant à la levée de la grève générale et à la signature d’un protocole de sortie de crise promettant des mesures contre la vie chère notamment grâce à une revalorisation immédiate des bas salaires, l’avant et l’après grève de 2009 ne se sont pratiquement ressentis que dans les préjudices causés par la grève elle-même, dans les secteurs du tourisme ou encore de la construction. Elie Domota confie même en 2017, dans une interview accordée au Huffington post, au moment d’établir un bilan : « Les textes adoptés pour lutter soit-disant contre la vie chère ont justement fait la part belle aux multinationales et aux importateurs distributeurs, pas aux Guadeloupéens. » Ainsi, comme l’avance avec justesse le journal américain, cet engagement en 2009 dans l’action collective a été vécu comme profondément contre-productif, laissant dans ces îles un souvenir amer et donnant surtout l’impression que toute action, de quelque envergure qu’elle puisse être, ne saurait donner une portée suffisante aux revendications ultramarines.
La Guyane et Mayotte, récemment considérées, déjà oubliées ?
Le contexte est autre en Guyane et à Mayotte, où des manifestations d’ampleur ont éclaté bien plus récemment, respectivement en mars-avril 2017 et en février-avril 2018. En Guyane, les manifestations débutent le 20 mars, initiées à la fois par le collectif des 500 frères, créé suite au meurtre d’un habitant d’un quartier populaire, et par d’autres collectifs et des syndicats, qui conjuguent bientôt leurs forces sous la bannière du Collectif pour que la Guyane décolle. Celui-ci entend dénoncer avant tout les fortes criminalité et délinquance qui règnent sur le territoire et en font le plus insécuritaire de France, ainsi que les significatifs retards de développement qu’il existe entre la Guyane et l’Hexagone. Selon un rapport du ministère de l’Intérieur datant de 2015, le nombre de vols avec armes est 13,5 fois plus élevé en Guyane que celui en France métropolitaine et le nombre de vols sans armes est 4,2 fois plus élevé. De même, on compte 38 homicides pour seulement 260 000 habitants en 2015, ce qui fait de la Guyane un lieu près de 2 fois plus meurtrier que Marseille, ville tristement réputée pour ses records de violence sur le territoire hexagonal.
Dans les revendications formulées, on peut soit discerner la demande d’un plus fort interventionnisme de l’État français dans ce territoire via la création d’un plan de développement économique à la hauteur du rattrapage structurel à conduire, soit au contraire entendre celle d’une plus large autonomie – et donc de la création d’un statut législatif proche ou similaire à celui des COM (anciennement TOM) témoignant également, sous un autre angle, d’une oscillation de la part de la population entre confiance et désespérance en la capacité de traitement des problématiques de l’île par le pouvoir central. La crise aboutit à la signature de l’Accord de Guyane le 21 avril 2017, prévoyant de renforcer la présence des forces de l’ordre au quotidien dans la région, mais aussi proposant de nombreuses réformes et d’importants financements dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’énergie, du foncier… d’un montant cumulé de 3 milliards d’euros, plan ambitieux à propos duquel il est probablement trop tôt pour en observer les éventuels bénéfices. Néanmoins, en Guyane, c’est le sentiment d’urgence qui prédomine ; l’absence de changement visible de la situation de la région entretient pour l’ancien meneur du collectif des 500 frères, Mickael Mancée, l’ « impression de ne pas être considérés comme les citoyens de l’Hexagone ».
À Mayotte, le mouvement social qui a eu cours au début de l’année 2018 prend la forme d’opérations île morte, se traduisant par des barrages qui paralyseront le plus grand territoire de Mayotte, Grande-Terre. Ses causes sont peu ou prou les mêmes qu’en Guyane, à un degré supérieur tant les chiffres de retards de développement sont alarmants, et la question de la pression migratoire comorienne s’ajoutant. Étant le plus récent des départements français, il est aussi celui où les principaux indicateurs de développement économique et humain sont les plus bas, et de loin, derrière la Guyane : le PIB par habitant s’élève à 6 725 € à Mayotte, contre 15 416 € en Guyane, et 31 420 € dans l’Hexagone. L’IDH est à 0,637 à Mayotte, contre 0,740 en Guyane et 0,883 dans l’Hexagone. Hormis les retards globaux de développement, c’est en particulier la dénonciation des situations sécuritaire et migratoire qui est à Mayotte le plus petit dénominateur commun des revendications des habitants.
Sur la question de l’insécurité, le rapport du ministère de l’Intérieur de 2015 révèle une forte présence des infractions violentes et un record du nombre de cambriolages, chiffré à 23,5 pour 1000 logements, tandis que sur le territoire hexagonal, les cambriolages touchent 7 logements sur 1000. Les habitants vont jusqu’à s’organiser en patrouilles pour faire eux-même la loi, tant les effectifs des forces de l’ordre sont insuffisants, et ce, vêtus… d’un gilet jaune, dont l’observation du port au mois de novembre serait à tort amalgamé avec celui du mouvement des gilets jaunes proprement dit, ces derniers entendant exercer un pouvoir citoyen et non régalien. Concernant l’immigration, Mayotte apparaît comme l’ensemble territorial le plus attractif de l’aire géographique à laquelle il appartient, l’archipel des Comores : son PIB par habitant est près de 12 fois supérieur à celui moyen des autres îles qui forment cet archipel du canal du Mozambique. En résulte une forte immigration, majoritairement depuis ces îles et secondairement depuis le centre et la côte est de l’Afrique. L’Insee estime en 2015 que plus d’un adulte sur deux vivant à Mayotte n’y est pas né et que la moitié des résidents de nationalité étrangère sont en situation administrative irrégulière. Ce phénomène migratoire participe d’une croissance démographique exponentielle, malgré un notable mouvement d’émigration de la population d’origine mahoraise (26 % des natifs de Mayotte résident dans d’autres départements français), nuisant au développement économique et social de l’île. Le taux de natalité en 2013 y est de 30,5 pour mille, contre 12,3 pour mille la même année dans l’Hexagone, faisant de Mayotte le plus jeune département de France, et où la moitié des habitants a moins de 18 ans ; un défi de taille pour l’école républicaine : selon une enquête réalisée par le ministère de l’Éducation nationale en 2012, lorsque 10% des jeunes de 18 ans dans la France entière étaient en difficulté de lecture, 75% l’étaient à Mayotte. La dénonciation récurrente de la pression migratoire, parfois ambigument conjointe avec celle de l’insécurité, soit témoigne d’une vive hostilité envers les immigrés clandestins, comme le montre la crise des décasés de juin 2016, soit fait part d’une solidarité envers leurs difficultés de régularisation qui les plongent fatalement dans une situation de vulnérabilité et de grande pauvreté, qu’il est de plus difficile à quantifier, tout comme la pauvreté globale dont souffre la population.
« Selon une enquête réalisée par le ministère de l’éducation en 2012, lorsque 10% des jeunes de 18 ans dans la France entière étaient en difficulté de lecture, 75% l’étaient à Mayotte. »
Du fait de la certaine constance de l’expression des doléances de la population, il est en réalité arbitraire d’attribuer des dates de début et de fin au mouvement social de Mayotte. Celui-ci a émergé progressivement, s’est traduit par des grandes manifestations en 2011 et en 2016, prend résolument sa forme la plus aboutie en février 2018 sans raison conjoncturelle apparente, puis se poursuit sporadiquement jusqu’en fin d’année 2018, voire jusqu’à aujourd’hui, comme en témoigne la grève des postiers qui donne lieu à des négociations en ce début du mois janvier de 2019. Se réduisant parfois à la réclamation de salaires dignes à l’attention du patronat local, le mouvement se mue régulièrement en critique générale de l’apathie du gouvernement, semblant se satisfaire des progrès structurels déjà réalisés. Critique, mais pas rejet ; car toutefois, les habitants de Mayotte, qui avaient voté Oui à 95 % au référendum sur la départementalisation en 2009, ont tiré grand espoir des progrès accomplis depuis que le territoire obtint en 2001 le statut transitoire de collectivité départementale. Ils voyaient le taux de croissance frôler jusqu’en 2008 les 10 % par an et des importants transferts financiers permettre notamment de bâtir de nombreuses infrastructures dans les domaines sanitaires et éducatifs, mais que le facteur démographique a vite rendu insuffisantes. Ce ne sont donc pas des slogans indépendantistes que l’on entend les manifestants scander. Réunis sur la place principale du territoire renommée en 2011 « Place de la République » et brandissant parfois des drapeaux tricolores, ce sont au contraire, on l’aura compris, des propos assimilationnistes qu’ils tiennent : « Mayotte, la France qui souffre », demandant aux Français de cesser de percevoir Mayotte comme un territoire ultra-périphérique, et appelant le gouvernement à être ambitieux autrement que dans son discours.
L’équation mahoraise est complexe à résoudre, car combattre la misère relève d’une impérieuse nécessité et requiert des solutions de très court terme, alors que les structures mahoraises ne peuvent évoluer qu’à moyen et long terme. Déjà, lors de manifestations en 2016, la ministre des Outre-mer de l’époque, George Pau-Langevin, soulignait le besoin d’ « inventer des règles » différant des raisonnements économiques habituels, afin que des retraites satisfaisantes soient perçues alors que de nombreuses personnes n’ont pas cotisé, et que les salaires puissent être augmentés dans l’administration et les collectivités territoriales alors que les collectivités sont qualifiées d’« exsangues ». Propositions qui provoquent des réticences au sein du gouvernement. En réponse au mouvement social de 2018, l’actuelle ministre des Outre-mer Annick Girardin puis la ministre du Travail Muriel Pénicaud se sont rendues à Mayotte. Leur venue a abouti à la présentation de la mise en place de mesures immédiates, comme celles de l’augmentation des effectifs des forces de l’ordre et du durcissement de la surveillance de l’immigration clandestine – mais qui pour l’heure ne se chiffre pas à plus de quelques dizaines de policiers et gendarmes supplémentaires, et de plans de développement, d’un coût total estimé à 1,3 milliard, étonnamment moindre par rapport celui de l’ Accord de Guyane l’année précédente. Les secteurs de la santé et de l’éducation y sont mis en priorité, ainsi que la convergence des prestations sociales et des minimas sociaux – dont nombre d’entre elles étaient encore en 2014 inexistantes ou minorées – vers ceux de l’Hexagone. Sur la question spécifique du marché du travail dont est en charge la ministre Muriel Pénicaud, c’est selon elle dans la formation des jeunes et dans la lutte contre le travail illégal et le dumping social qu’il génère, liée à l’impératif de la mise en place d’un droit commun, qu’il faudra concentrer les efforts.
Mais, à l’issue de l’ensemble de ces promesses, tout comme en Guyane, aucune amélioration concrète de la situation du territoire n’est encore ressentie par la population, dont une partie a continué à manifester et à punir elle-même la criminalité et la délinquance. Cela fait donc 11 mois, 2 ans, 7 ans, que des Mahorais sont dans la rue ; et ils sont las, déplore le député mahorais Massour Kamardine, tentant d’expliquer l’absence de mobilisation au moment de la crise politique des gilets jaunes.
La représentation de l’État dans les Outre-mer : une légitimité à construire
D’une certaine façon, parce que le mouvement des gilets jaunes peut être considéré comme une ultime opportunité pour l’État de se renouveler, de repenser son modèle économique et social, mais également ses structures démocratiques, il présuppose alors, malgré une crise de confiance en celui-ci, la persistance d’une légitimité qui lui serait accordé. Ainsi, bien qu’il ne faille pas amplifier les velléités indépendantistes de territoires d’Outre-mer comme la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique, qui ne s’exacerbent que conjoncturellement, il n’est pas improbable que le faible degré de sentiment d’assimilation au territoire national, et donc de légitimité donnée au pouvoir public central, puisse être un facteur explicatif de la moindre mobilisation dans ces territoires. Elle ne lui est pas pour autant réductible. Outre l’absence d’élément déclencheur des mobilisations dans la plupart des DROM, chaque fois dans ces territoires, la paralysie de leur activité est un sacrifice démesuré pour l’économie locale, mais est un moindre mal pour celle nationale. Elle est ainsi matériellement sur-efficace, mais souvent, politiquement stérile. Les Outre-mer seront intégrés dans le Grand débat national prévu par le Président Macron en réponse à la crise politique des gilets jaunes. Prendra-t-il la mesure de la colère ultramarine ? Au vu de son incapacité à comprendre le mouvement hexagonal, on ne peut qu’en douter.
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