Passée en à peine vingt ans de « ville la plus dangereuse du monde » à « ville la plus innovante », Medellín a connu un redressement économique, social et urbain admirable. L’amélioration des conditions de vie, fruit de politiques publiques efficaces, a rendu possible l’arrivée de nombreux touristes dans la ville ces dernières années. Mais à l’heure où Medellín tente de refermer les plaies d’une horrible guerre interne menée par Pablo Escobar, elle se retrouve toujours hantée par la figure du célèbre narco-trafiquant.
« Ce quartier-là, c’était l’un des plus dangereux du monde il y a trente ans ». Chauffeur de taxi âgé d’une cinquantaine d’années, Jorge connaît Medellín comme sa poche. À l’heure de raconter l’histoire du quartier de Zamora, théâtre de milliers d’homicides entre les décennies 1970 et 1990, sa voix ne trépigne pas. Comme s’il récitait un poème, il ne laisse transparaître aucune émotion. Cette insécurité, Jorge l’a vécue durant de nombreuses années, et lui-même est sans doute passé près de la mort à plusieurs reprises. Cette double décennie qui a marqué toute une génération de paisas – nom des habitants de la région – correspond au règne sans partage d’un homme sur la ville : Pablo Escobar.
De « ville la plus dangereuse » à « ville la plus innovante »
En basant à Medellín la plus grande partie de son empire, le (tristement) célèbre narco-trafiquant a réduit la ville à feu et à sang. À coups de luttes interposées entre gangs, de nombreux innocents périrent dans des attentats à la voiture piégée, règlements de comptes ou autres fusillades. C’était une époque où on ne parlait de Medellín guère plus que pour évoquer les homicides à répétition qu’elle abritait, et où la ville ressemblait davantage à un champ de bataille qu’à une destination touristique à la mode. Avec un taux record de 390 homicides pour 100 000 personnes en 1991, la ville était à la merci d’un cartel qui l’a terrorisée jusqu’à sa chute en 1993, date de la mort d’Escobar. Un évènement qui, en plus de soulager toute une région, sonna comme un véritable déclic pour les autorités. Une fois leur souveraineté légitime sur Medellín récupérée, ces dernières entreprirent un véritable virage dans leurs politiques publiques, avec la ferme volonté de se détacher de cette image de « ville la plus dangereuse du monde ».
Parmi toutes ces velléités de changement, le maire Sergio Fajardo (2003-2007) s’est imposé comme l’une des figures emblématiques de la transformation de Medellín. Alors que le pouvoir central dirigé par Alvaro Uribe pensait résoudre les problèmes de violence par la répression, la mairie préféra axer ses actions autour de la culture. Ainsi, près de 40% du budget municipal fut utilisé à des fins culturelles, avec en point d’orgue la construction de nombreuses écoles et bibliothèques. Conséquence directe de ce vaste investissement : le taux de scolarisation dans la ville est passé de 25% à 87% en une dizaine d’années, ce qui augmenta fortement les perspectives d’avenir pour des jeunes qui pouvaient autrefois tomber dans la délinquance.
C’est également sous la direction de Fajardo que le Metrocable, symbole par excellence de l’investissement public à Medellín, a été mis en place. À mi-chemin entre métro, téléphérique et tramway, cet aménagement massif a été financé en grande partie par les pouvoirs publics locaux, qui n’hésitent pas à mettre en avant les coûts – parfois très élevés – des rénovations ou extensions des lignes au sein même des branches du métro. Cette mise en valeur est loin d’être anodine, puisqu’elle permet aux paisas de prendre conscience de l’ampleur de l’investissement. Se sentant redevables, ces derniers ont instinctivement développé une importante « culture métro ». La fraude est inexistante, et la propreté à l’intérieur des rames contraste très nettement avec ce que l’on peut voir en Europe.
Afin de comprendre cet attachement affiché par les habitants de la région au Metrocable, il faut en analyser l’impact auprès des habitants. Inédit en Colombie, ce mode de transport urbain a en effet joué un rôle prépondérant dans la diminution de la violence à Medellín. Grâce à cette technologie nouvelle, de nombreux quartiers périphériques excentrés sont désormais reliés au coeur du centre-ville en quelques minutes. Ces lieux, difficiles d’accès, sont alors désenclavés et voient la violence diminuer. Par la présence de forces de police d’abord, qui peuvent pénétrer en toute impunité dans des zones autrefois considérées comme « de non-droit », mais également par la possibilité de se rendre plus facilement sur son lieu de travail.
Le Metrocable offre une vue panoramique sur toute la ville grâce à la hauteur de sa structure, et il permet d’allier l’utile à l’agréable en étant surtout un reflet de la nouvelle attractivité de Medellín. En effet, il est autant emprunté par les habitants pour des raisons purement pratiques que par des touristes désireux de contempler la ville. C’est entre autres grâce à ce grand projet que la capitale du département d’Antioquia a été récompensée par le Wall Street Journal, qui l’a désigné « ville la plus innovante du monde » en 2013.
Ces nombreux changements sociaux ayant contribué à améliorer la qualité de vie à Medellín, la ville s’est très largement ouverte au tourisme ces dernières années. Désormais, la cité colombienne attire plus de 2 millions de visiteurs étrangers par an, pour la plupart admiratifs des récents travaux. La baisse de 95% du nombre d’homicides enregistrés depuis le début des années 1990 n’y est sans doute pas étrangère, et même si la violence est très loin d’avoir disparu, les zones d’intérêt restent relativement sûres. Afin d’attirer cette masse de touristes, « la ville du printemps éternel » mise sur son climat tropical, mais également sur son passé houleux.
Ainsi, il est désormais possible de visiter des quartiers autrefois tenus par des narco-trafiquants, comme la Comuna 13. Ou comment un quartier ravagé par le Plan Orion – intervention de l’armée pour « nettoyer » la zone de ses narco-trafiquants tuant au moins une vingtaine de personnes – en 2002 est devenu quinze ans plus tard une étape incontournable pour n’importe quel touriste de passage à Medellín. Un type de tourisme déplacé ? David Alexander, qui a grandi dans le barrio, est partagé. « Au départ, les vieux habitants étaient assez sceptiques face à cet afflux massif de touristes, ils ne les saluaient pas. Aujourd’hui, la donne a changé, et cette ouverture est plutôt vue comme une réelle opportunité, à la fois économique et également au niveau de la reconnaissance du quartier », indique le jeune d’une vingtaine d’années. Autrefois livrés à eux-mêmes et contraints à exercer des emplois informels pour survivre, les habitants de la Comuna 13 sont désormais nombreux à vendre des souvenirs aux touristes ou à organiser des visites guidées. Ces dernières ont été rendues possibles par l’installation d’escalators, un aménagement territorial extrêmement coûteux mais rendu indispensable par un relief capricieux. « Cela peut paraître anodin, mais les aménagements comme le métro ou les escalators ont profondément changé la vie des habitants de la Comuna 13 », poursuit David Alexander.
Escobar, si loin mais si présent…
Si cette ouverture touristique est une réelle aubaine pour la ville de Medellín, elle s’accompagne de quelques dérives dont la municipalité se passerait bien. En effet, une poignée de voyageurs décident de faire escale dans la cité avec pour but de « rendre hommage » à Pablo Escobar. Incompréhensible pour les habitants ayant connu l’horreur, cette mode est bien évidemment à mettre en corrélation avec le succès de la série Narcos. Un engouement planétaire qui n’a cependant pas franchi les frontières colombiennes, comme l’explique Hernán, guide touristique d’une quarantaine d’années : « Le rapport des paisas à la série est très particulier. Tout d’abord, ils sont relativement peu à l’avoir vue, car un abonnement à Netflix coûte cher ici. Et ceux qui l’ont vue sont gênés par la glorification d’un assassin au sein d’une série romancée et dont les acteurs ne sont pas Colombiens ».
Pourtant, tous les habitants ne partagent pas cette vision faisant de El Patrón un assassin. Hernán distingue ainsi quatre grands rapports particuliers à Escobar que peuvent développer les Colombiens : « La première approche concerne les habitants de ma génération, qui ont grandi avec la terreur et dont le principal sentiment est une haine totale. Cependant, d’autres personnes sont plus partagées, et même si elles reconnaissent les crimes commis, elles voient en Escobar une sorte de Robin des Bois qui redistribue les richesses aux plus démunis. Une troisième vision, minoritaire, est partagée par des personnes n’ayant pas d’avis sur la question. Enfin, le quatrième rapport à Pablo Escobar concerne des jeunes souvent mineurs et qui n’ont pas connu sa période de domination. Ils voient en lui l’allégorie d’un homme cool, qui dispose de « carros, poder y mujeres » (les voitures, le pouvoir et les femmes) ». Cette mystification du criminel par les jeunes colombiens est un réel problème, d’autant que la thématique n’est jamais abordée à l’école. « Il existe une matière nommée ”sciences sociales”, qui regroupe à la fois l’histoire, la géographie, l’anthropologie, la sociologie, l’économie, la politique et la culture et qui n’est dispensée que deux heures par semaine », conclut Hernán. Face à ce tabou gouvernemental, les autorités locales ont pris le dessus et ont ordonné la fermeture d’un musée dédié à Escobar en septembre dernier. La première étape d’un long processus de démystification, alors que les « Pablo Escobar Tour » vouant un culte au narco-trafiquant continuent d’attirer de nombreux touristes, de même que les innombrables vêtements vendus à la sauvette (ou pas !) à la gloire de El Patrón.
Ainsi, et à l’heure où Medellín semble avoir bien entamé sa « transition pacifique », la ville se heurte face à un nouveau défi de taille. Très sensible en Colombie avec la signature des accords de paix entre les FARC et l’État en 2016, la question de la mémoire se pose inéluctablement sur ce cas précis, et semble être une priorité aux yeux des acteurs publics locaux. La récente fermeture des lieux vantant les pseudo-mérites de Pablo Escobar va dans ce sens, de même que l’ouverture d’un Musée de la Mémoire. Mais ce processus de long terme devrait durer quelque temps avant d’être définitivement achevé. D’ici-là, Medellín aura peut-être encore plus accéléré son développement, et renforcé son rôle de locomotive économique et touristique dans la région. Un formidable exemple à suivre pour Caracas, San Salvador et tant d’autres villes latino-américaines qui restent aujourd’hui encore dans le top 10 des cités les plus dangereuses du monde.