Jérôme Sainte-Marie : « Le macronisme est un projet minoritaire »

Jérôme Sainte-Marie / ©Clément Tissot

Le jour de la parution de son dernier livre, nous avons retrouvé Jérôme Sainte-Marie dans un café du quartier latin. Politologue et président de l’institut PollingVox, il publie en ce mois de novembre un ouvrage intitulé Bloc contre bloc. La dynamique du macronisme aux éditions du Cerf. Enquêtes sociologiques et études d’opinion à l’appui, il y décrit la structuration du bloc élitaire qui forme la base sociale d’Emmanuel Macron. Dans ce livre, dont chaque chapitre s’ouvre par une citation de Karl Marx tirée du 18 brumaire de Louis Bonaparte, il mobilise une grille de lecture qui révèle les grandes dynamiques à l’œuvre dans le moment politique clé que nous vivons. Cet entretien est aussi le moyen de revenir sur le conflit de classes particulièrement violent qu’a constitué le mouvement des gilets jaunes et d’examiner les scénarios politiques qui s’esquissent tandis que la société française continue de se polariser autour de deux blocs antagonistes.


LVSL – Vous déployez dans cet essai une grille de lecture résolument marxiste afin d’analyser les mutations récentes du champ politique, au point de construire votre analyse en référence au 18 brumaire de Louis Bonaparte et de filer la métaphore entre la période actuelle et les années 1848-1851. Pourquoi avoir fait le choix de ces catégories analytiques ? En quoi la lecture de classes vous semble-t-elle pertinente pour analyser le moment actuel ?

Jérôme Sainte-Marie – Toute personne qui fait de l’analyse politique utilise le tronc commun de ce qui existe en sociologie politique et essaie de développer une analyse originale en s’adossant sur un cadre de pensée déjà établi, c’est donc aussi mon cas. En ce qui me concerne, il s’agit du marxisme, que j’utilise depuis longtemps dans mon activité professionnelle. La différence avec ce livre, c’est que je l’expose ouvertement. Pour mieux me faire comprendre, j’essaie de présenter quelques concepts de l’analyse historique marxiste dont le sens ne va plus de soi. Je me sers donc de la comparaison entre la période 1848-1851 et la nôtre dans la mesure où Karl Marx, dans ses deux principaux essais d’analyse politique que sont Les Luttes de classes en France et Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, utilise les événements qui se déroulent sous ses yeux pour confronter ses concepts théoriques à une réalité donnée.

Donc le recours à l’histoire de la Deuxième République est d’abord lié à l’interprétation qu’en a fait Karl Marx, dont je me sers à mon tour pour analyser notre période. Il m’a aussi paru intéressant de faire une comparaison entre ces deux moments, 1848-1851 d’une part, 2017-2019 de l’autre, pour mettre en lumière des analogies, mais également des contrastes, et ainsi mieux saisir les traits saillants de notre actualité. Si je pense que les catégories d’analyse forgées par Karl Marx demeurent pour l’essentiel encore pertinentes, je considère aussi que, malgré bien des différences notamment liées à l’existence d’un puissant État social, notre régime économique et social conserve assez de similitudes structurelles avec celui d’alors pour que des comparaisons historiques soient fécondes.

LVSL – Vous liez la simplification des clivages politiques à l’œuvre avec l’émergence de deux blocs sociaux antagonistes. Vous décrivez ainsi l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron comme consubstantielle à la réunification d’un bloc élitaire. L’analyse que vous faites tranche ainsi avec l’idée généralement admise d’une élection qui se caractériserait par le brouillage des identités sociales et politiques. Pouvez-vous revenir sur la définition que vous donnez de ce bloc élitaire et sur les raisons pour lesquelles vous considérez que le vote Macron est un vote de classe ?

Jérôme Sainte-Marie – La dernière grande élection marquée par le clivage gauche-droite, qui fut aussi son chant du cygne, fut celle de 2012. Pour voir ce qui est nouveau, il faut voir ce qui a existé auparavant. Il y avait à l’époque trois grands ensembles, la gauche, la droite et le Front National, donc une tripartition. La gauche et la droite avaient fini par regrouper des catégories assez diversifiées qui tenaient ensemble grâce à des références culturelles et des réflexes conditionnés par l’Histoire. Les clivages de différentes natures se croisaient donc davantage qu’aujourd’hui, tant et si bien que ce qui fut longtemps la summa divisio de la vie politique française a été abandonnée par un électeur sur deux. On ne s’y retrouvait plus.

« L’élection d’Emmanuel Macron a révélé avec beaucoup de force le lien qui existe entre le positionnement social et le choix politique. »

C’est bien plus clair aujourd’hui. Avec la crise du clivage gauche-droite dans le courant du quinquennat Hollande, chacun a été obligé de se repositionner et de reconsidérer ses attaches politiques. On revient alors aux fondamentaux du choix électoral. Ainsi, l’élection d’Emmanuel Macron a révélé avec beaucoup de force le lien qui existe entre le positionnement social et le vote, de manière inégalée depuis les référendums européens, notamment celui de 2005.

Avant d’aller plus loin sur la nature du bloc élitaire, décrivons sa composition. Son noyau dur, c’est l’élite réelle. C’est-à-dire ceux qui occupent des fonctions dirigeantes dans le privé, dans la finance et dans la haute administration. Cette élite existe, possède des lieux de rencontre et essaie de coordonner son action. Le symbole de cette élite, ce qui a été la couveuse politique d’Emmanuel Macron, c’est bien sûr la commission Attali. Il en a émergé une personnalité de confiance et de capacité. Ce n’était qu’une des solutions possibles, on aurait bien pu avoir un phénomène assez proche autour de la personnalité d’Alain Juppé ou de Manuel Valls, par exemple, si les primaires ne leur avaient pas été fatales. Les gens du bloc élitaire étaient confrontés à un problème sérieux : ils estimaient que les réformes n’allaient pas assez vite, que l’aggiornamento libéral de la société française prenait du retard. En effet la gauche et la droite devaient composer avec des catégories sociales plus populaires et étaient de ce fait contraintes de faire des compromis sociaux dans la perspective du second tour. Emmanuel Macron a proposé une solution beaucoup plus radicale visant à donner une base politique et sociale cohérente à l’accélération des réformes et à la transformation du modèle social français. Il l’exprime sans ambiguïté lors de son discours fondateur du 12 juillet 2016 à la Mutualité. La bourgeoisie de gauche et celle de droite, qui n’avaient plus vraiment de raisons de s’opposer, ont vu dans la qualification annoncée de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle la possibilité de l’emporter sans faire de concessions. Pour être plus précis, à ce moment-là, c’est plutôt la bourgeoisie de gauche alors au pouvoir qui pousse Emmanuel Macron, tandis que celle de droite a encore une solution plus classique avec François Fillon. On sait ce qu’il en est advenu.

Jérôme Sainte-Marie / ©Clément Tissot

Cette élite véritable s’est adossée à ce que j’appelle l’élite aspirationnelle. Un monde qui correspond globalement à la catégorie socio-professionnelle de l’INSEE des cadres supérieurs et professions intellectuelles. Les cadres des entreprises privées, par exemple, trouvent ainsi dans le discours d’Emmanuel Macron la justification de leur être social, mais on peut aussi mentionner les cadres supérieurs du public qui ont été largement séduits par la démarche macroniste. On avait déjà assisté à une répétition générale de tout cela lors du référendum de 2005 où avaient convergé des cadres du public et des cadres du privé s’identifiant d’une manière générale respectivement à la gauche et à la droite. Ce n’est pas un hasard si, dans les cadres de La République en Marche, on trouve nombre de personnes issues de la défunte deuxième gauche, vallsistes, strauss-kahniens, rocardiens, authentiquement de gauche par ailleurs selon moi, pour la raison suffisante qu’elles se définissent comme tel. Cet univers des cadres maintient un soutien beaucoup plus important que les autres catégories de la population à Emmanuel Macron. Ces gens ont par exemple été massivement hostiles au mouvement des gilets jaunes – qui constitue de ce point de vue aussi un formidable révélateur. Phénomène d’autant plus remarquable que la politique menée par le gouvernement ne leur est pas si favorable.  C’est donc leur être social profond, la justification de leur rôle et de la source de leurs revenus, qui s’expriment.

Mais il y a une catégorie encore plus intéressante. Si seule la population active votait, le bloc élitaire aurait beaucoup de mal à se maintenir et Emmanuel Macron aurait certaines difficultés pour assurer sa réélection. Le problème du bloc élitaire, c’est que la population active s’organise selon une structure pyramidale et qu’il y a plus de monde à la base qu’au sommet. Mais il y a une catégorie quantitativement très importante, presque un inscrit sur trois, et qui présente des caractéristiques qui la rendent très utile pour consolider le bloc élitaire. Ce sont les retraités. Ce n’est pas seulement un exercice de style que d’établir dans ce livre un parallèle entre les retraités et les paysans parcellaires largement décrits par Karl Marx. Ces agriculteurs, de condition souvent modeste mais propriétaires, étaient en effet les plus nombreux dans la société française de son époque, de la même manière que les retraités forment la catégorie agrégée la plus importante dans la nomenclature de l’INSEE. Les retraités, comme les paysans parcellaires autrefois, ne se caractérisent pas tant par un revenu – finalement très inégal selon les situations – mais avant tout par leur statut et la source de leurs revenus principaux. La « parcelle » des retraités, dans laquelle ils se meuvent, qu’ils ne peuvent pas agrandir mais à laquelle ils tiennent énormément, c’est leur pension. Ils ont un mode d’existence sociale très particulier puisqu’ils dépendent à la fois de leur travail passé, du travail « mort » d’une certaine manière, et du travail actuel, du travail « vivant » des actifs. Leur statut a de nombreuses conséquences, quelles que soient leurs origines sociales ou politiques, notamment de les rendre dépendants du travail d’autrui et de se comporter, en quelque sorte, comme les actionnaires de la société française. On sait que les réformes libérales sont toujours plus approuvées chez les retraités que chez les autres. Il y a une caractéristique qui les rapproche des paysans parcellaires, c’est que leur moyen d’existence sociale est placé sous la garantie du pouvoir exécutif : la sauvegarde de la propriété de leur parcelle dans un cas, la garantie du versement de leur pension dans l’autre. Avec l’introduction du système à points dans la réforme des retraites, cette dépendance à l’égard du pouvoir s’accroîtra, puisque sa fixation découlera chaque année d’une décision finalement politique. Donc ces retraités ont très peur et ils ont un réflexe défensif. Ils ne se constituent pas en classe sociale en tant que telle, mais ont tendance à déléguer leur pouvoir politique aux détenteurs de l’autorité qui seront les garants de la capacité française à les nourrir via un prélèvement sur la richesse produite par les actifs et via l’endettement. Emmanuel Macron incarne la crédibilité à faire tourner la machine économique aussi bien qu’à emprunter sur les marchés financiers, contrairement aujourd’hui à Marine Le Pen. Ça ne concerne pas tous les retraités et tous les cadres, naturellement, ce ne sont jamais en sociologie que des tendances et des régularités statistiques, mais on s’aperçoit qu’avant, pendant et après l’élection d’Emmanuel Macron, il existe un soutien très marqué pour sa personne, son gouvernement et sa politique chez les retraités et les cadres supérieurs.

Par sa nature, le bloc élitaire se rapproche de ce que j’ai compris de l’idée de bloc historique d’Antonio Gramsci, non pas simplement une coalition politique ou une alliance de classes, mais une construction sociale qui se dote d’une idéologie commune produite par ses intellectuels organiques, et à l’intérieur duquel l’une des composantes exerce le leadership, en l’occurrence l’élite réelle.

On assiste ainsi par le bloc élitaire à une triple réunification. Une réunification politique de la gauche et de la droite, une réunification idéologique du libéralisme culturel et du libéralisme économique et une réunification sociologique des différentes composantes de la bourgeoisie. Rien n’est plus faux, de ce point de vue-là, que de dire qu’Emmanuel Macron représente la droite, la réaction ou le conservatisme. Son projet est celui de la bourgeoisie, une transformation constante des modes de vie, des conditions statutaires et des valeurs morales au service de la maximisation du profit, en d’autres termes la « libération des énergies » revendiquée par les promoteurs du progressisme macronien. Le mot de « Révolution » choisi pour son livre programmatique n’est pas usurpé.

LVSL – Suivant votre analyse, la réunification du bloc élitaire est actée, tandis que l’existence d’un bloc populaire politiquement structuré est encore virtuelle. Le mouvement des gilets jaunes est-il, selon vous, l’annonce de la transformation d’un bloc populaire encore éclaté en acteur historique ?

Jérôme Sainte-Marie – Il faut bien distinguer les notions électorales de notions plus larges à la fois idéologiques, sociales et politiques qui renvoient au concept de bloc. Par facilité, on pourrait dire qu’il y avait un vote populiste avec des électorats qui avaient une composante populaire plus marquée – le vote Le Pen et le vote Mélenchon. Il y avait donc deux ensembles électoraux a priori incompatibles qui se partageaient inégalement le vote populaire. Mais une composition plus populaire du vote pour telle ou telle formation ne signifie pas qu’existe un bloc populaire. Il faut bien que celui-ci dégage sa propre idéologie et se construise de manière autonome sur une base sociologiquement claire. Il me semble qu’un tel processus est en cours, et donc que le bloc populaire est de moins en moins virtuel. Son noyau dur, sur le plan sociologique, est constitué des actifs modestes du privé, ceux qui ont formé les gros bataillons des gilets jaunes première manière. Son idéologie est le souverainisme intégral.  Sa forme politique est à cette heure le vote pour Marine Le Pen et le Rassemblement national.

« La pente vers l’autoritarisme du pouvoir tient à sa condition structurellement minoritaire. »

Revenons un instant sur le noyau dur du bloc populaire, ce sont des gens du secteur privé, des salariés d’exécution, souvent précarisés voire au chômage, et des indépendants, à peu près dans la même situation. Soit précisément les gens qui étaient dans la rue à Paris et sur les ronds-points lors des journées de décembre 2018. Ils subissent de plein fouet les mutations du capitalisme français et de la condition salariale, ils connaissent des situations d’exploitation, de plus en plus souvent même d’auto-exploitation à travers l’ubérisation du champ social.  On est très près de la notion de prolétariat. Ces gens-là peuvent avoir les mêmes revenus, voire parfois des revenus supérieurs aux salariés du public, mais ils ne leur ressemblent pas. Il faut en revenir à l’origine des moyens d’existence des gens. La convergence n’est pas du tout naturelle entre des gens qui vont manifester contre les taxes et d’autres qui, précisément, dépendent de la dépense publique. C’est pourquoi le glissement du prolétariat moderne, amputé pour le moment de sa partie issue de l’immigration extra-européenne, vers le vote RN n’a pas son équivalent chez les agents du public, bien que l’on observe une évolution sensible chez les fonctionnaires de catégorie C. Les autres, la classe moyenne ou moyenne-inférieure du public, demeure souvent attachée au signifiant gauche, notamment parce que cela leur permet de se dérober du conflit de classes qui s’installe, ce que leur attentisme durant les premières semaines du phénomène des gilets jaunes a puissamment illustré.

La construction du bloc populaire, faut-il le souligner, est accélérée par un inévitable effet de symétrie vis-à-vis du bloc élitaire. Cette dynamique est on ne peut plus classique, la logique de l’affrontement étant de gommer les différences internes au profit de la montée aux extrêmes contre l’adversaire.

LVSL – Vous analysez longuement la réaction autoritaire du pouvoir face au mouvement des gilets jaunes. Diriez-vous que le raidissement du macronisme préfigure l’avènement d’un néolibéralisme autoritaire ?

Jérôme Sainte-Marie – La pente du pouvoir vers les solutions autoritaires tient à sa condition structurellement minoritaire. Emmanuel Macron l’a dit avant même son élection, notamment à l’occasion de ce fameux meeting du 12 juillet 2016. Je note qu’il dit toujours ce qu’il fait et qu’il fait à peu près ce qu’il dit. Il a fait une sorte de serment à ses futurs électeurs mais aussi à ses donateurs pour l’élection présidentielle. Le pacte qu’il a conclu peut se résumer dans l’idée de refuser ce qu’il qualifie de « petits arrangements », c’est-à-dire de ne pas faire de compromis sociaux. Il s’est engagé à réformer profondément et durablement la société française et de la mettre aux normes de la mondialisation libérale et de l’Union européenne. C’est un contrat explicite et tout à fait légitime, qui lui permet de souder autour de lui environ un tiers de l’électorat, le seul problème c’est que ce projet-là n’est pas approuvé par la majorité des Français. On ne peut évidemment pas interpréter le second tour de la présidentielle ou des élections législatives marquées par une abstention très forte comme un contrat passé avec l’ensemble de l’électorat pour ses réformes. Le macronisme est un projet minoritaire et qui, dans une certaine mesure, se satisfait de l’être.

« On est passés de l’alternance unique à l’alternance interdite. »

Il doit donc imposer à une population rétive un changement libéral qui est également un transfert de propriété. C’est particulièrement net dans le cas des privatisations d’ADP ou de la Française des jeux. Mais toute réduction de l’impôt sur le revenu, ou bien toute modification des règles de remboursement des soins, par exemple, est aussi un transfert de biens et une sorte de changement de propriétaire. Or la propriété, on y tient. Dès lors, quand vous entreprenez un transfert de propriété important dans un sens libéral, et que vous n’arrivez pas à cacher cette opération, vous êtes obligés de faire la même chose que dans le cas d’une politique de collectivisation des biens : il faut utiliser la coercition. Sans faire des analogies qu’on pourrait trouver outrancières, on a tous en tête des exemples de révolutions libérales qui se sont accompagnées d’un durcissement du pouvoir politique, pour le moins. Le libéralisme économique s’accommode très bien du libéralisme culturel mais il n’est pas du tout solidaire du libéralisme politique. Sur la base de ce constat, on note des mutations très importantes dans le domaine des libertés publiques, à travers l’évolution des comportements de la justice ou de la police. On peut aussi penser au souhait constant, qui a même été formulé à l’occasion des vœux présidentiels, de contrôle de l’information, et pas seulement sur internet. Ce projet est une atteinte à la liberté d’informer qui n’est malheureusement que très peu combattu chez ceux qui se disent de gauche, quand il n’est pas carrément approuvé. La soif d’interdiction et de poursuite judiciaire semble inextinguible dans cette mouvance qui a du mal à distinguer les notions politiques des catégories morales. Pour revenir à l’œuvre macronienne, le pouvoir de l’État sur la société s’accroît, et le pouvoir du politique sur l’État également. Tout cela est assez cohérent et rappelle l’instauration de la Vème République. Emmanuel Macron avait d’ailleurs annoncé avant son élection son désir d’adapter les institutions à ses objectifs.

Abordons un autre facteur de durcissement des conditions de la lutte politique, la question de l’alternance. Jean-Claude Michéa parlait de l’alternance unique, soit l’alternance régulière de la droite et de la gauche pour mener des politiques publiques extrêmement proches. Désormais, elle a été remplacée par l’alternance interdite. En effet, se met en place un schéma entre ce qu’Emmanuel Macron appelle les « progressistes », seuls légitimes pour exercer le pouvoir, et les « nationalistes », qui vivent une sorte de proscription symbolique, la quasi-totalité des autorités politiques, économiques, syndicales, philosophiques et même religieuses les retranchant de la normalité démocratique. C’est un schéma étouffant pour les libertés publiques qui contribue au durcissement du régime et ressemble à un retour aux origines de la Ve République.

LVSL – Vous évoquez l’idée d’une alternance interdite, or l’émergence des gilets jaunes s’explique aussi par l’affaiblissement des forces d’opposition dont le rôle est de canaliser la contestation et de traduire les mécontentements sur le terrain politique. Cet affaiblissement de tous les adversaires de La République en Marche, à l’exception notable du Rassemblement national, relève-t-elle d’une stratégie du pouvoir destinée à éloigner la perspective d’une alternance en réduisant le jeu politique à un éternel duel Macron/Le Pen ? Quels risques fait courir le refus de l’alternance à la société française ?

Jérôme Sainte-Marie – Je suis toujours très sceptique sur l’idée que le pouvoir choisit ses oppositions, formule bien commode pour ceux qui n’arrivent plus à capter l’attention des citoyens. Pendant des mois, on nous a expliqué qu’Emmanuel Macron s’était choisi comme adversaire principal Jean-Luc Mélenchon, ce qui exaspérait les sympathisants de la France Insoumise. Aujourd’hui on nous ressort la même histoire à propos de Marine Le Pen. C’est un embarras d’honneur ou un excès d’outrage fait au Président de la République que de lui accorder un tel pouvoir. Les choses se déroulent largement par elles-mêmes. Ainsi, il y a une différence majeure entre le Rassemblement national et les autres forces d’opposition : par son idéologie, sa sociologie et ses choix politiques, il est tout à fait conforme au nouveau monde, celui qui a abouti à l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron.

Les autres forces d’opposition pensent qu’au fond ce n’est qu’une parenthèse, un mauvais moment à passer, et qu’à la fin des fins, la loi de la pesanteur politique sera toujours marquée par l’opposition entre la gauche et la droite. Il y a une raison à cela : autant le Rassemblement national et La République en Marche ont une sociologie assez simple et cohérente, autant les autres forces politiques sont des alliages assez composites de catégories sociales aux intérêts divergents. Parfois, le parti lepéniste est placé dans l’embarras car l’agenda politique porte sur des sujets qui divisent ses soutiens, on l’a vu lors de la Loi Travail. Il n’était pas alors considéré comme l’opposant principal, rôle qui revenait dans les sondages à Jean-Luc Mélenchon. Emmanuel Macron n’y était vraiment pas pour grand-chose. Face à des mesures qui concernent à peu près toute les catégories populaires, le RN retrouve une certaine cohérence dans son discours.

À l’inverse, l’électorat de Jean-Luc Mélenchon tel qu’il a existé le jour du 23 avril 2017 était marqué par sa diversité sociologique, même s’il avait une relative homogénéité statutaire : ceux qui étaient sur-représentés en son sein et qui donnaient le « la » dans la mouvance militante étaient issus du secteur public. On pourrait même dire que la FI était le parti de la dépense publique sous toutes ses formes. Ce jour-là, ont voté dans des proportions assez équivalentes des gens des classes moyennes, des classes populaires, voire même des classes moyennes supérieures. Leur patrimoine financier était très en retard sur leur niveau de diplôme, et ils étaient relativement jeunes. Face aux enjeux contemporains, ces gens-là ont beaucoup de mal à rester ensemble parce que leurs intérêts ne sont souvent pas les mêmes. Ils divergent aussi profondément sur des sujets tels que l’immigration ou la laïcité, mais ce n’est pas ici la peine d’insister. Pour essayer de sublimer ces divergences, on a recours aux totems de la gauche, à leurs figures mythologiques d’identification ou de rejet, et à ses valeurs supposées. Ce fétichisme politique essaie de contourner la difficulté de la France insoumise à s’appuyer sur un bloc social et à partir de lui à construire une hégémonie. Du coup les formules flottent dans l’éther des constructions idéologiques, n’intéressant que ceux qui les émettent, faute de pouvoir s’ancrer dans le conflit de classes actuel. Le problème de LFI n’est pas bien différent de celui des formations de gauche ou de droite, prises à contre-pied par La République en Marche et par le Rassemblement national sur la plupart des sujets. Cependant le Parti socialiste et Les Républicains peuvent s’appuyer sur des structures partisanes et un dense réseau d’élus locaux, ce qui n’est pas le cas du mouvement regroupé autour de Jean-Luc Mélenchon.

LVSL – Si on devait, à trois ans de l’élection et malgré les limites de l’exercice, faire un tour d’horizon des différentes forces politiques et des perspectives qui s’offrent à elles, quels scénarios se dessineraient pour 2022 ?

Jérôme Sainte-Marie – Je vois quatre issues stratégiques : l’union de la gauche, l’union de la droite, l’union des droites et le bloc populaire.

Jérôme Sainte-Marie / ©Clément Tissot

L’union de la gauche est une formule qui peut permettre de remporter des mairies, qui peut permettre de sauver des présidences départementales, mais qui ne me paraît pas une stratégie adaptée pour la conquête du pouvoir national. En procédant par addition des scores réalisés aux élections européennes – et en mettant de côté le fait qu’Europe Écologie Les Verts a pris ses distances avec les marqueurs de gauche – on obtient un total qui approche les 30%. En multipliant les sigles ou les couleurs, par exemple une alliance rouge-verte, ou bien rouge, rose et verte, et pourquoi pas une petite touche de jaune, on croit additionner des forces. Cet exercice est particulièrement artificiel et piégeux dans la mesure où l’on regroupe fictivement des gens qui n’ont pas envie d’être ensemble et qui divergent profondément sur les enjeux contemporains. N’oublions jamais qu’une grande partie des gens qui se réclament de la gauche étaient très opposés aux gilets jaunes, mais surtout qu’une partie très importante des gens qui se disent de gauche – notamment ceux de la liste écologiste ou de la liste PS-Place Publique – apprécient toujours l’exécutif, à la moitié du quinquennat. Ainsi, dans le baromètre IFOP d’octobre 2019, 38% des sympathisants écologistes et 41% des sympathisants socialistes approuvent l’action d’Emmanuel Macron comme président de la République. Ce n’est le cas que de 11% de ceux de LFI et de 14% de ceux du RN. L’addition artificielle des différents électorats que certains veulent s’obstiner à qualifier de gauche place donc dans un ensemble totalement hétérogène des gens qui ne pourront pas s’accorder sur un projet commun. De plus, ce terme a perdu, sauf en certains milieux, son pouvoir magique : aujourd’hui seul un Français sur cinq se considère comme « de gauche », si l’on veut bien lui présenter une séries d’items où figurent la possibilité de ne pas se positionner sur une échelle gauche-droite, solution qu’adoptent 45% des répondants. D’aucuns peuvent être sensibles aux étiquettes politiques, mais aujourd’hui les électeurs vont plus simplement voir ce qui est proposé. L’idée d’union de la gauche, à l’époque où elle a prospéré, reposait sur des accords, sur un programme commun de gouvernement organisé autour d’intérêts communs précisément, ce n’est plus possible aujourd’hui.

La seconde option c’est l’union de la droite, qui a plus de réalité. C’est la solution incarnée par Valérie Pécresse, Xavier Bertrand ou François Baroin. C’est l’idée d’une équipe de réserve, d’une équipe de remplacement, avec des choix qui sont plus modérés mais à peu près semblables aux grandes orientations de la politique d’Emmanuel Macron. Cette solution est probablement la plus combattue par le pouvoir car elle peut séduire ceux qui, au sein du bloc élitaire, se demande si la radicalité du projet macronien ne va pas aboutir à une défaite en 2022. Le problème de la droite est qu’elle est désormais resserrée sur beaucoup de retraités, sur une droite assez patrimoniale, et s’éloigne des forces les plus dynamiques du capitalisme français. Je crois aussi que le rétrécissement quantitatif de la droite est d’autant plus grave qu’il est aussi un rétrécissement démographique puisqu’elle bénéficie principalement d’un électorat âgé. Elle manque de ressources pour pouvoir exister à l’horizon 2022, d’autant que, tout simplement, elle peine à s’opposer au pouvoir en place. Elle est donc en grande partie remplacée dans ses fonctions.

« Le second tour de l’élection présidentielle structure l’ensemble de la vie politique française. »

Reste donc la perspective de l’union des droites, c’est-à-dire non plus l’union de la droite et du centre mais d’une partie de la droite et du Rassemblement national. Cette idée a connu une faveur extraordinaire dans les médias parce qu’elle permettait d’échapper à la perspective d’une victoire du bloc populaire. On a beaucoup utilisé pour cela la notion de « plafond de verre », qui traduit bien plus un refus de penser sa victoire possible qu’une réalité politique, surtout à l’heure où Marine Le Pen est donnée à 43% ou 45% dans les sondages d’intentions de vote de second tour. Avec une progression de 10 à 12 points en deux ans et demi, ce n’est plus un plafond de verre mais un monte-charge ! La volonté, très socialement située, de valoriser l’hypothèse de l’union des droites a abouti à une surestimation impressionnante des capacités de ceux incarnant cette solution, dont on a vu en septembre les limites évidentes. Je crois que, fondamentalement, l’union des droites ne peut pas fonctionner parce que cette perspective stratégique est abordée systématiquement en considérant que l’électorat populaire qui vote actuellement pour Marine Le Pen supportera sans problème une alliance avec des fragments d’une droite beaucoup plus bourgeoise. On considère donc les 40% accordés à Marine Le Pen par les sondages comme un socle acquis et l’union des droites sert à résoudre la question des 10% manquants. Mais cela correspond à mes yeux à une forme de synecdoque politique, on prend la partie pour le tout et probablement aux dépends du tout : cette alliance rassemblerait des gens ne regardant pas du tout dans la même direction, qui n’ont pas les mêmes conditions sociales ni la même idéologie, et ne pourra pas constituer un ensemble cohérent ni idéologiquement, ni sociologiquement, ni électoralement. À peu près les mêmes problèmes que ceux que soulèvent une hypothétique union des gauches.

C’est pourquoi je crois qu’il ne faut pas avoir peur de la simplicité en termes d’analyse, et de constater que ce que nous voyons est bien réel. Il y a actuellement une force ancienne, un électorat durable, qui se renforce en antithèse du bloc élitaire et d’Emmanuel Macron, c’est l’électorat du Rassemblement national. Il a pour lui d’être cohérent sociologiquement, d’avoir une idéologie qui s’organise autour des déclinaisons du souverainisme dont la question migratoire est l’un des aspects, tout cela forme une solution idéologique pas très compliquée et répondant sans détours à des demandes sociales majeures, et c’est la raison pour laquelle elle est électoralement efficace. Le bloc populaire est constitué, il est lui aussi minoritaire, mais c’est celui qui me semble être le plus capable de contester le contrôle politique des classes moyennes à Emmanuel Macron et à son bloc élitaire. Comme Marx le faisait dans le 18 brumaire, il faut aussi tenir compte du rôle des institutions dans ce jeu démocratique. François Mitterrand l’avait compris parmi les premiers dans les années 1960 : le second tour de l’élection présidentielle conditionne l’ensemble de la vie politique française. La perspective qui s’est installée d’elle-même d’un second tour entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron structure déjà et va continuer à structurer la vie politique française jusqu’en 2022. D’autant plus que cette perspective est construite sur des données sans ambiguïté au niveau des sondages, confirmées par le vote aux européennes. Cet affrontement du bloc élitaire et du bloc populaire comprime et fracture les représentations sociales et les forces politiques, sans laisser pour l’heure d’échappatoire politique, sinon dans des constructions militantes imaginaires autant que réconfortantes.

Tout cela nous place dans une situation de tensions très fortes, comme c’est le cas depuis l’élection d’Emmanuel Macron. Cette opposition entre un bloc élitaire constitué qui exerce le pouvoir et un bloc populaire en extension, polarise et durcit le débat public. On est dans une situation qui me fait penser par bien des côtés à celle qu’a connu l’Italie dans les années 1950-1970 à l’époque où elle était dirigée par la Démocratie chrétienne, et où le principal opposant était le Parti Communiste Italien dont l’accession au pouvoir était interdite pour des raisons géopolitiques. De la même manière, l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen est combattue par les forces sociales dominantes, non pas au nom des valeurs mais parce que ce serait une menace pour nos engagements internationaux et notamment européens. On crée donc un interdit sur l’accession au pouvoir du Rassemblement national qui place le système dans une situation redoutable. Les choses se passent déjà dans la rue. Quelle que soit l’issue de 2022, on va vers une période de grande conflictualité : évidemment en cas de victoire du bloc populaire, ce n’est pas la peine de développer, mais tout aussi bien sa défaite ne résoudrait pas grand-chose et nous ferait basculer toujours davantage vers une forme de libéralisme autoritaire.


© Les Éditions du Cerf.

 

Bloc contre bloc. La dynamique du Macronisme.

Jérôme Sainte-Marie.

Les Éditions du Cerf. Novembre 2019.

288 pages. 18,00€.