Coronavirus : l’Allemagne ne sera pas notre salut

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De gauche à droite: Lothar H. Wieler, président de l’Institut Robert Koch (équivalent de l’Institut Pasteur), le ministre de la santé Jens Spahn et Angela Merkel© picture alliance/Kay Nietfeld/dpa

L’arrivée dramatique du coronavirus et de son cortège macabre est venue bousculer en profondeur nombre de convictions et d’habitudes. Pourtant, il en est une qui résiste sans faiblir à la crise actuelle, c’est la fascination pour le « modèle allemand ». Face au coronavirus, avec autant de cas et près de quatre fois moins de morts que la France, l’Allemagne aurait de nouveau fait la preuve de son excellence deutsche Qualität. Loin de cette vision enthousiaste,  la gestion de la crise Outre-Rhin a surtout reposé sur une chance peu commune, a connu plusieurs échecs et a dû faire face à un fédéralisme encombrant.


Face au coronavirus, le succès allemand face à la France semble à première vue incontestable. En effet, le bilan des décès au 7 mai varie du simple au quadruple avec 7 400 victimes en Allemagne contre 26 000 en France avec un faible écart de cas détectés (170 000 en Allemagne, 138 000 en France). Un résultat contre-intuitif au regard d’une population allemande plus âgée et plus affectée par des maladies comme l’obésité et le diabète, deux facteurs aggravant le risque de mourir du coronavirus.

La première raison de cette faible mortalité allemande est tout simplement… la chance. En effet, le coronavirus a surtout été introduit dans le pays par des skieurs revenant de vacances dans le Tyrol ou les Alpes. Résultat : une moyenne d’âge plus basse et un nombre plus faible de personnes de plus de 70 ans parmi les personnes testées positives au coronavirus.

Testez, testez, testez !

Si l’Allemagne a eu de la chance au niveau des premières infections du coronavirus, elle est ensuite parvenue à éviter une propagation aux personnes vulnérables grâce à l’exécution rapide de la recommandation de l’OMS : testez, testez, testez !

Si elle a pu le faire c’est en partie grâce à Christian Drosten, un virologue qui avait participé à l’identification du SARS en 2003 et qui a pu utiliser son expérience pour fabriquer dès la mi-janvier un test de détection du coronavirus qu’il a ensuite rendu librement accessible.

Un test qui a pu être réalisé en masse grâce à l’important maillage de laboratoires sur le territoire allemand. Avec un à deux centres de tests installés dans chacun de ses 3 000 cantons, l’Allemagne disposait déjà d’une capacité de 160 000 tests/semaine à la mi-mars, une capacité montée à 650 000 tests/semaine à la mi-avril. Pendant ce temps-là, le gouvernement français était encore occupé à minimiser l’importance des tests pour cacher son incompétence à mobiliser les capacités des laboratoires français. La France ne réalisait donc que 35 000 test/semaine à la mi-mars et 150 000 à la mi-avril près de cinq fois moins que les Allemands.

La massification des tests a permis d’isoler les individus contaminés et d’éviter qu’ils ne répandent le virus, sans imposer immédiatement des restrictions à toute la population. Cependant, il est probable que les tests de masse aient conduit à des biais statistiques entre l’Allemagne et les autres pays. En effet, les cas identifiés de coronavirus en France correspondent en grande partie aux personnes se rendant chez le médecin ou à l’hôpital, donc les cas graves. A contrario, les chiffres allemands prennent en compte toutes les personnes testées et donc un certain nombre de porteurs asymptomatiques du virus. Par conséquent, si la mortalité est plus faible en Allemagne c’est sans doute en partie dû à une identification plus large des porteurs du virus qu’en France.

Deuxième biais statistique, les tests de masse mènent les autorités à ne pas conduire de tests post-mortem (contrairement à la France ou l’Italie) en supposant que toute personne a pu être diagnostiquée avant de mourir. La cause du décès d’un certain nombre de personnes décédées chez elles dans le cadre du confinement a ainsi pu être le coronavirus sans que cela soit pris en compte dans les statistiques. Il faudra donc attendre la fin de la crise pour pouvoir avoir une idée de l’ensemble des personnes infectées et décédées du coronavirus et pouvoir comparer les taux de mortalité en France et en Allemagne

Un système de santé mieux préservé du management néolibéral

En revanche, une chose est déjà sûre, le système de santé était plus adéquat pour une épidémie comme le coronavirus puisque le pays comptait 25 000 lits de réanimation avant la crise contre 5 000 en France, des capacités aujourd’hui accrues de plus 10 000 lits dans les deux pays. Au total, l’Allemagne compte six lits d’hôpitaux pour mille habitants contre seulement trois pour mille habitants en France. Cela s’explique en partie par le vieillissement de la population et la plus grande prévalence de certaines maladies mentionnées plus haut.

Mais l’Allemagne a surtout une organisation fédérale de son système santé. Ce sont les Länder et non l’État fédéral qui sont en charge de la gestion des hôpitaux, cliniques et laboratoires. Résultat, le pays dispose d’un maillage plus dense d’infrastructures médicales, notamment en matière de laboratoires mais surtout d’hôpitaux puisque le pays en compte 1400 contre seulement 1030 en France. Une étude de la fondation Bertelsmann de 2019 recommandait de diviser leur nombre par plus de deux en conservant 600 hôpitaux et en les spécialisant pour augmenter leur rentabilité. La bonne préparation de l’Allemagne face au coronavirus tient donc à son refus d’une application aveugle du management néolibéral de l’hôpital et son obsession de la gestion à flux tendus. Un refus qui doit beaucoup au fait que les électeurs auraient facilement pu identifier les ministre-présidents des Länder comme responsables des fermetures d’hôpitaux et les sanctionner.

Cependant, l’Allemagne ne dépense comme la France que 11,2 % de son PIB dans la santé. Même si le PIB par habitant de l’Allemagne est supérieur d’environ 25% à celui de la France, le maintien du maillage d’hôpitaux se paie en réalité par une baisse de la qualité des soins et un manque de personnel spécialisé notamment pour les pathologies faisant appel à du matériel de pointe. La régionalisation du système de santé s’est aussi faite au prix d’une hausse des inégalités entre régions. Nouveau coup de chance, ces deux faiblesses du système allemand ont été transformées en points forts par une épidémie qui demande essentiellement des lits et des respirateurs dont le pays était abondamment pourvu et qui a surtout frappé les Länder les plus riches (et donc les mieux équipés) du pays. 

Point noir de la crise : le pays souffrait comme le reste de l’Europe d’un manque cruel de masques et de blouses de protection. Un manque que le gouvernement allemand, comme le gouvernement français, a longtemps tenté de cacher en prétextant leur inutilité en population générale. Néanmoins, l’absence d’encombrement grave dans les hôpitaux et le relativement faible nombre de morts a permis que la polémique ne prenne pas la même ampleur qu’en France.

Un fédéralisme à double tranchant

La gestion par les Länder du système de santé a donc légué un système de santé mieux préparé à l’Allemagne. Cependant, au début de la crise, le fédéralisme aurait pu être à double tranchant. En effet, depuis 2000, ce sont les Länder qui ont la charge de gérer les crises sanitaires et notamment les restrictions de liberté nécessaires dans ce type de situation. L’effet fut frappant le 8 mars : alors qu’en France Olivier Véran annonçait l’interdiction des rassemblements de plus de 1000 personnes, son homologue allemand Jens Spahn devait se contenter de recommander cette mesure aux Länder et il faudra attendre le 12 mars pour qu’elle soit appliquée dans l’ensemble du pays, un délai de quatre jours qui aurait pu s’avérer désastreux si un cluster s’était formé dans un des clubs berlinois qui n’ont fermé que le 13 mars par exemple.

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Jens Spahn, ministre de la santé et membre de la CDU doit composer avec l’action des Länder face au coronavirus © José Cruz/Agência Brasil

En théorie, Angela Merkel aurait pu faire voter l’état d’urgence autorisé par la constitution pour recentraliser la gestion de la crise mais elle s’est refusée à le faire. Histoire oblige, du national-socialisme à la RDA, les Allemands sont particulièrement vigilants au respect des équilibres constitutionnels et des libertés publiques en période de crise. Lors de son allocution du 18 mars (sa première en dehors de ses vœux du nouvel an en quinze ans à la tête du pays), Angela Merkel a ainsi fait appel à sa jeunesse en RDA pour expliquer son manque d’enthousiasme à imposer des restrictions de circulation. Le président allemand, Frank-Walter Steinmeier a de son côté insisté sur le fait que l’épidémie était un test d’humanité et non une guerre.

La spécificité du fédéralisme allemand a cependant permis à Angela Merkel de centraliser progressivement la gestion de l’épidémie sans bousculer les Länder grâce à la « politische Verflechtung » (l’interdépendance politique). Une conception du fédéralisme qui consiste en ce que l’ensemble des Länder se coordonnent sur les questions essentielles et que l’État fédéral leur fournisse d’importants moyens financiers pour réduire les écarts de richesse. La tradition du consensus politique en Allemagne a donc permis de centraliser la gestion de la crise au prix de marathons de négociations entre Angela Merkel et les ministres-présidents des Länder mais en évitant les psychodrames qui ont pu être observés en Catalogne ou aux États-Unis. Le gouvernement a cependant procédé à une révision de la loi de protection contre les infections le 25 mars pour imposer une lecture unique de la politique à tenir en cas de crise sanitaire et qui permet au gouvernement de passer par-dessus le Bundesrat, le Sénat allemand qui représente les Länder. Le gouvernement allemand a donc procédé à une “centralisation tranquille” de la politique sanitaire tout en maintenant le consensus politique, s’assurant ainsi un niveau de contrôle quasiment inégalé en Europe.

L’Allemagne en confinement express

La recentralisation en Allemagne fait suite aux premiers jours de l’épidémie où le gouvernement fédéral devait courir derrière les Länder pour essayer péniblement de maintenir la cohésion dans un ensemble de mesures disparates. Ainsi, suite à la multiplication des fermetures d’écoles et d’universités à partir du 13 mars et à la déclaration de l’état d’urgence en Bavière le 16 mars imposant des fermetures de commerce et des restrictions de circulation, le gouvernement fédéral a fini par annoncer la fermeture dans tout le pays des écoles et universités, l’interdiction des rassemblements publics et des fermetures de commerce le 17 mars, sans parler encore de confinement. Celui-ci arrive le 22 mars lorsque le gouvernement annonce l’interdiction des rassemblements de plus de deux personnes sur la voie publique. L’ensemble de l’Allemagne est alors soumise à un confinement qui reste cependant plus souple qu’en France. Comme ailleurs, le gouvernement doit aussi se résoudre à fermer les frontières, ce qu’il fait le 15 mars à l’exception des frontières avec l’Europe de l’Est qui ne seront fermées que le 25 mars, le gouvernement hésitant à se priver d’une main d’œuvre essentielle.

La pression pour sortir du confinement va arriver très rapidement puisque dès le 27 mars, Armin Laschet, ministre-président de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie (le Land le plus peuplé et le plus riche du pays) issu de la CDU, se prononce en faveur d’un déconfinement rapide afin de préserver l’économie allemande. Il a derrière lui les milieux d’affaires pressés de rouvrir leurs entreprises notamment l’industrie automobile allemande à l’arrêt et déjà en difficulté avant la crise.

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Armin Laschet, ministre-président CDU de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie et partisan d’un déconfinement rapide pour préserver l’économie allemande © Olaf Kosinsky

Un appel entendu puisque le gouvernement annonce dès le 2 avril l’autorisation d’un quota de 40 000 saisonniers d’Europe de l’Est assorti de restrictions sanitaires pour tenter de satisfaire les agriculteurs allemands. Une annonce qui provoque dans les aéroports roumains des bousculades de travailleurs privés de revenus depuis plusieurs semaines.

Le tournant décisif du déconfinement a cependant lieu le 17 avril lorsque le gouvernement annonce que le taux de reproduction du virus est passé en dessous de 1 (chaque porteur du virus infecte moins d’une personne et l’épidémie s’éteint donc progressivement) et que le système hospitalier a passé le pic de la crise sans être surchargé. Bien que le gouvernement déclare que ce succès est fragile, il annonce la réouverture des commerces n’impliquant pas une proximité physique (comme les coiffeurs) de moins de 800m2 dès le 20 avril et une réouverture de tous les commerces ainsi que des classes de fin de cycle des lycées et collèges (l’équivalent des 3e et terminales en France) à partir du 4 mai. En revanche, les grandes manifestations sont interdites jusqu’au 31 août et la date de réouverture des lieux de cultes n’est pas fixée.

Le déconfinement économique le 20 avril passait pourtant pour un scénario ultra-optimiste au sein des instituts économiques mais l’annonce d’une récession qui pourrait atteindre 9 ou 10 % conjuguée à la pression d’une partie de la CDU autour d’Armin Laschet et des milieux d’affaires auront convaincu Angela Merkel de relancer rapidement l’économie. Les partisans du confinement autour du ministre-président de la Bavière Markus Söder n’auront obtenu que le maintien de la fermeture des écoles et des universités. Le déconfinement fait cependant poindre des critiques vis-à-vis des risques encourus alors que les Länder s’engagent dans une course à la réouverture en ordre dispersé.

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Markus Söder, ministre-président de la Bavière, président la CSU (l’équivalent bavarois de la CDU) et partisan d’un confinement strict © Kremlin

L’effondrement du mythe de l’Allemagne européenne

En Europe, les critiques sur l’égoïsme de l’Allemagne face à la crise auront en revanche commencé très tôt. Le symbole était frappant : la première décision prise par l’Allemagne (et la France) pour faire face au coronavirus fut d’interdire dès le 4 mars les exportations de matériel médical. Les hôpitaux italiens croulaient alors déjà sous les malades et se voyaient abandonnés par les autres pays européens, ouvrant ainsi un boulevard à la Chine, à la Russie et à Cuba pour envoyer matériel médical et médecins à un pays en détresse. Lorsque la commission européenne vint rappeler le 13 mars que ces interdictions d’exportation contrevenaient à la liberté de circulation des marchandises, le mal était déjà fait.

Plus anecdotique mais symbole tout aussi lourd, la fermeture de la frontière avec la France le 15 mars n’aida pas l’image de l’Allemagne puisque que les insultes visant les travailleurs français se multiplièrent dans la Sarre, obligeant le ministre des affaires étrangères et originaire de la région Heiko Maas à dénoncer ces comportements.

Néanmoins, c’est le 26 mars que l’Allemagne va planter les derniers clous dans le cercueil de la solidarité européenne. Ce jour-là se tient l’Eurogroupe qui doit discuter des coronabonds proposés par les pays d’Europe du Sud pour offrir une marge de manœuvre financière aux pays les plus touchés par le virus comme l’Italie. Si c’est l’attitude des Pays-Bas que le premier ministre portugais Antonio Costa qualifiera de « répugnante » et qui fit scandale, c’est d’abord le blocage de l’Allemagne qui fait obstacle à toute mutualisation des dettes en Europe.

Ce manque d’empathie envers la détresse de l’Espagne et de l’Italie provoqua des tensions entre les pays européens et l’indignation dans de nombreux pays. L’Allemagne a alors cherché à se rattraper en mettant en avant l’accueil de plus de 200 européens victimes du coronavirus et diverses aides médicales. Le gouvernement a aussi accueilli 53 mineurs isolés enfermés dans des camps de réfugiés sur les îles grecques avec l’engagement d’en accueillir 350 à 500 d’ici à la fin avril. Un engagement que le magazine Der Spiegel décrivit froidement : « C’est comme si Jeff Bezos [le patron d’Amazon], l’homme le plus riche au monde, décidait de dépenser un dollar pour lutter contre la faim dans le monde, et se faisait passer, avec cela, pour un philanthrope. ».

En conclusion, le bilan de l’endiguement du coronavirus en Allemagne est indéniable: le pays a mieux résisté au virus que ses voisins. Mais ce succès n’est pas le fait d’un “modèle allemand” monolithique. Il est le fruit d’une bonne dose de chance, d’un système fédéral qui a su se centraliser efficacement pour gérer la crise, d’une mobilisation rapide pour tester en masse et d’un système de santé plus adéquat vis-à-vis de la situation actuelle bien que victime d’une décentralisation inégalitaire et manquant de compétences techniques. Il y a donc des choses à apprendre de l’Allemagne mais il faut pour cela disséquer son action, comprendre que tout n’a pas été réussi et que certains succès sont dus au hasard plus qu’à une quelconque préparation. Surtout, il reste à voir si la bonne gestion sanitaire du coronavirus en Allemagne ne sera pas éclipsée par les conséquences de la gestion politique de la crise en Europe.

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