L’actualité tragique de l’épidémie de Covid-19 nous rappelle à quel point la conception architecturale du système carcéral français pose question. Si les prisons sont historiquement liées à l’évolution du droit et des réformes pénitentiaires, force est de constater que l’inflation des mesures pénales favorise l’incarcération. Surpopulation carcérale, effet pathogène des lieux d’enfermement, taux de récidive, cette industrie punitive participe aux logiques de l’ordre et à la manifestation spatiale du pouvoir. Diverses stratégies comme la mise à distance et l’invisibilité relative des établissements utilisent la prison comme fondement d’un « antimonde »[1], entendu comme espace de relégation et de contrôle social. L’urgence nous impose de redéfinir de nouvelles conditions d’organisation spatiale et d’imaginer ensemble de nouveaux espaces de retenue. Cet article ambitionne d’esquisser un projet collectif : « Les Tiers-Lieux de la liberté ».
Un état des lieux alarmant
La prison fascine autant qu’elle effraie. L’épidémie du coronavirus s’empare du sujet et nous impose une réorganisation de notre manière de concevoir la privation de liberté. Dès la Révolution française, la privation de liberté par enfermement des individus devient la réponse de principe des pouvoirs publics en matière pénale et pour la prise en charge des aliénés. Si bien que les architectes du XIXe siècle ont conjointement abordé le sujet de la prison et de l’hôpital psychiatrique avec l’enthousiasme des idéaux des Lumières.
Cette solution institutionnelle aux questions sociétales de la criminalité et de la folie s’organisa autour d’un nouveau paradigme qu’Erving Goffman nommera : l’institution totale[2]. Archétype fordisé, il ridiculise les individus dans leur dignité et leurs droits ; pourtant les institutions pénitentiaires et psychiatriques restent un outil plébiscité par la société, qu’elles débarrassent de ses individus « gênants ».
Aujourd’hui, les agences d’architecture qui construisent des prisons prennent le risque de la réprobation et de partenariats entre secteur public et secteur privé catastrophiques. De fait, l’architecture carcérale est très peu enseignée dans les écoles, sans doute à cause de l’influence de mai 68 et son slogan « Ni asiles ni prisons ». D’un côté, les riverains souhaitent éloigner les nuisances des prisons, voire cacher le stigmate carcéral. De l’autre, l’architecture même des prisons accentue cette obsession séparatrice : démarquer le dedans du dehors et séparer les détenus entre eux[3].
Pourtant, la société telle que nous la connaissons n’a jamais cessé de construire des prisons. Aujourd’hui, la justice restaurative (consistant à faire dialoguer victimes et auteurs d’infractions) s’est manifestée comme un terrain de recherche criminologique très important dans les débats sur les réformes de la justice pénale et de la justice des mineurs. Mais à la surpopulation carcérale, on préfère encore et toujours répondre par la construction de nouvelles prisons. Plus le parc pénitentiaire s’étend, plus on incarcère. L’encellulement individuel est indispensable pour le Syndicat national des directeurs pénitentiaires (SNDP-CFDT). La baisse du nombre de détenus due à l’épidémie de coronavirus est synonyme d’espoir, pour appliquer ce principe inscrit dans la loi depuis 1875.
Mais la précarité affective et économique qui en résulte est propice à de nouvelles infractions, 63 % des personnes condamnées à une peine de prison ferme sont recondamnées dans les cinq ans. Peut-on encore considérer que la prison protège la société ? La Garde des Sceaux, ministre de la Justice, Christiane Taubira elle-même soulevait en 2014 que « la récidive est toujours moindre après des sanctions non carcérales ». Mais l’incarcération n’est pas seulement une privation de liberté. Elle est aussi une privation de « nature »[4]. Alors que les architectes de prison essaient de réintroduire des parterres gazonnés ou de la végétation basse entre les murs, alors que des projets de jardin en prison se développent, pourquoi donc tant de détenus tiennent à s’asseoir dans l’herbe, embrasser un arbre, ou voir la mer au moment de leur sortie de prison ?
L’horreur récente des mutineries nous rappelle combien il devient urgent de repenser ces structures architecturales. De l’Italie aux Etats-Unis, comme en Algérie où la machine judiciaire continue de sévir malgré la pandémie, comme s’il y avait une compulsion de punir[5], il nous incombe de réfléchir collectivement pour en finir avec la surpopulation carcérale. Comment envisager d’autres formes d’accompagnement pénal et social qui tiennent compte de la personne ? Comment diminuer le recours à l’enfermement par la nature et l’architecture ?
Les directeurs de prison réclament « la création d’un secrétariat d’État aux questions pénitentiaires », chargé de « mettre en marche la prison et la probation du XXIe siècle » en donnant à l’Administration pénitentiaire les moyens d’entrer véritablement dans la modernité. Il y a urgence, sans évangéliser l’abolitionnisme pénal, mais en interrogeant le sens des pénalités. Est-il possible de s’extraire de l’héritage ecclésiastique du châtiment et de l’enfermement par une approche alternative totale ? L’épidémie qui nous touche durement a balayé tous les impossibles, il ne sera en effet plus jamais possible de prétendre que l’encellulement individuel constitue un objectif inatteignable. Les directeurs de prison appellent à faire de l’encellulement individuel « une priorité », alors que les reliquats de la détention après la condamnation demeurent non pensés en France. Sans croire à une solution miracle, ce billet tente de jeter un pont exploratoire entre théorie et pratique. Il s’inscrit dans une démarche de pensée libre qui a pour but de proposer une prison expérimentale : « Les Tiers-Lieux de la liberté ».
Chronologie d’une gestion de la folie
Expiation et amendement partent d’une conception philosophique de la peine et trouvent leur origine dans le christianisme, qui prône le rachat de ses fautes, voire la purification, par le châtiment infligé. Il conviendra donc de redresser le détenu afin de lui faire perdre sa dangerosité, de le « normaliser » en le rendant plus obéissant aux lois, même s’il ne devient pas forcément un être meilleur. C’est dans cet esprit dès l’Ancien Régime, que plusieurs types de peines étaient appliquées : peine légère, pécuniaire, afflictive, infamante et enfin la peine capitale.
Néanmoins, en 1764 paraît l’ouvrage Des délits et des peines, par le juriste Cesare Beccaria (1738-1794) en Italie. Aristocrate italien, marquis éduqué chez les jésuites, Beccaria est souvent présenté comme l’un des premiers réformateurs de la criminologie et l’un des inspirateurs de certains systèmes pénaux contemporains. Son ambition réformatrice était de réformer les lois et les peines criminelles, pour surpasser les passions, en façonnant un système général pour « le plus grand bonheur du plus grand nombre ».
La privation de liberté s’est donc avérée être l’instrument de gestion par excellence des populations délinquantes et folles, délaissées au sein de la société.
Cet ouvrage établira les bases et les limites du droit de punir : il enjoint à proportionner la peine au délit, tout en jugeant barbare la torture et la peine de mort. Il préconise en outre de séparer le pouvoir religieux du pouvoir judiciaire et de prévenir le crime plutôt que de le réprimer, amorçant ainsi le premier mouvement abolitionniste. Fou pour les uns, visionnaire pour d’autres, ce livre paru anonymement (de crainte de représailles politiques) frappera l’opinion dans l’Europe des Lumières.
Les thèses humanistes amenèrent à repenser la folie et la délinquance, ainsi que les réponses à leur apporter, en croyant à la curabilité de la folie, en l’amendement possible de l’homme délinquant. Une vision appuyée par Bentham et son système panoptique, selon laquelle la transformation morale et le bien-être du prisonnier peuvent être réalisés en partie dans et par l’architecture. La privation de liberté s’est donc avérée, dès le XVIIIe siècle, être l’instrument de gestion par excellence des populations délinquantes et folles, délaissées au sein de la société. Permettant de placer l’individu en disposition pour le soin ou la rééducation, il permet aussi sa neutralisation, à l’abri du monde ordinaire. Cette nécessité de mise à l’écart et cette volonté de réformation de l’individu permettent ainsi l’élaboration progressive de la structure psychiatrique[6].
Comment la prison a remplacé l’hôpital psychiatrique
Une étude publiée dans la revue « Punishment and Society » analyse 150 ans de statistiques pénitentiaires et psychiatriques en France, démontrant que la prison et l’hôpital psychiatrique ont tendance à se « compenser » sur la longue durée : quand l’incarcération diminue, l’hospitalisation psychiatrique augmente, et inversement. À partir des années 1980, c’est la prison qui a remplacé l’hôpital en France : le nombre de lits en psychiatrie a été divisé par trois, pendant que le taux d’incarcération a doublé sur la même période. Ce type de mouvement de balancier peut être observé à plusieurs reprises depuis le XIXème siècle.
À partir des années 1980, c’est la prison qui a remplacé l’hôpital en France : le nombre de lits en psychiatrie a été divisé par trois, pendant que le taux d’incarcération a doublé sur la même période.
Prisons, camps de concentration, asiles, couvents, mais aussi internats, orphelinats, semblent être considérés comme des institutions totales et disciplinaires. En effet, elles le sont à plusieurs titres : coupure du monde extérieur, besoins pris en charge par l’institution, mode de fonctionnement bureaucratique, changement de la temporalité, c’est le service public qui sert désormais d’assise à ces institutions. L’espace carcéral devient un actant à part entière de l’enfermement. Un service public qui est lui-même une institution[7] et permet ainsi un passage en douceur entre deux modèles : prison et hôpital psychiatrique.
Comme le rappelle l’architecte Christian Demonchy[8]: « Il y a des détenus-patients qu’on immobilise dans des cellules-chambres réparties de part et d’autre d’un couloir de service. De temps en temps, des surveillants-infirmiers les conduisent au plateau technique ; un cours s’ils sont analphabètes, un service de soin s’ils ont une pathologie, un parloir s’ils ont une visite. Le problème de ce modèle architectural, c’est qu’il ne se pose jamais la question de la vie sociale. Dans un hôpital, ce n’est pas grave : ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Dans une prison, les détenus restent des mois, voire des années. »
Industrie de la punition : contrats en or, prisons en carton
La surpopulation carcérale s’explique par la politique pénale. La crise aidant, cette industrie punitive a en effet un impact humain mais aussi économique considérable. En augmentation ces dernières années, le budget de l’administration pénitentiaire reste engorgé par un poste de dépense principale : l’intensification du parc carcéral. Les dépenses autorisées à ce titre sont colossales : plus de 380 millions d’euros en 2020 contre 63,5 millions pour le développement des alternatives et aménagements de peine. 41,3 millions pour les activités en prison, alors que la prison demeure synonyme de temps vide, avec en moyenne 3h40 d’activités par jour en semaine, moins d’une demi-heure le week-end[9].
Le problème central est sans doute que les prisons constituent une industrie lucrative tant pour leur gestion que pour leur production. Cette industrie carcérale est parfois considérée par l’exécutif comme un facteur de développement, et de nombreuses collectivités territoriales se portent candidates lorsqu’un projet de construction d’une prison est décrété, tout ceci dans un but d’encourager l’emploi local.
Le problème central est sans doute que les prisons constituent une industrie lucrative, tant pour leur gestion que pour leur production.
Ainsi, dans un environnement concurrentiel peu favorable, le passage de la commande publique traditionnelle (CPT) aux partenariats public-privé (PPP) peut conduire à une situation d’oligopole, lorsqu’il y a sur un marché un nombre faible d’offreurs (vendeurs) disposant d’un certain pouvoir de marché et un nombre important de demandeurs (clients)[10]. Dans les faits, cela devrait permettre à l’Etat de sous-traiter la construction et la gestion du bâti carcéral. Mais cela coûte cher et les prestations servicielles sont de moins en moins bonne qualité pour les détenus.
C’est un gouffre financier à la profondeur abyssale « Contrats en or, prisons en carton » titrait l’Express, 14 établissements sur les 171 prisons françaises coûteront finalement près de cinq milliards d’euros au contribuable. Tous versés à des poids lourds du BTP : Bouygues, Spie Batignolles, Vinci et Eiffage, propriétaires de ces 15 % de places en cellule, lesquelles enrôlent annuellement près de 40 % des crédits immobiliers de la justice, soit environ 220 millions à l’année, jusqu’en 2036. Un marché carcéral en capacité d’extraire une rente, donc. La prison de Réau, l’une des 14 en PPP, a ainsi dévoilé des failles de conception au moment de l’évasion en juillet 2018 de Redoine Faïd. Celle des Baumettes nouvelle génération, à Marseille, a été entachée dès le départ de multiples vices. Face à l’immensité des irrégularités et malfaçons, la garde des Sceaux confirmait en mars dernier qu’aucune des nouvelles prisons à construire au cours des deux prochains quinquennats ne le serait sous forme de PPP. Ainsi, le secteur pénitentiaire est un véritable business model pour lequel on fait appel à des entreprises de construction de prison, des entreprises d’équipement de matériel, mais également des entreprises de fourniture de services, dont la restauration et le nettoyage.
L’idée progressive d’alternatives carcérales
Comment donc lutter contre la surpopulation carcérale, sans multiplier le nombre d’établissements pénitentiaires ? Dénonçant cette obsession carcérale, plusieurs alternatives ont été mises en place à tous les stades de la procédure pénale. On parle alors de suivi en milieu ouvert. Ces mesures restent insuffisamment utilisées comme réelle alternative à la prison, qui reste la peine de référence. Pourtant, la récidive est toujours moindre en cas de recours à des mesures alternatives à l’incarcération.
L’accès à l’emploi, à une formation professionnelle, aux soins, au logement sont autant de difficultés auxquelles le détenu va être confronté. Il lui est difficile d’y répondre seul après avoir été mis à l’écart de la société pendant un certain temps. L’autonomie, la sociabilité, la responsabilité sont des principes de citoyenneté qui s’ajustent, se mesurent d’autant plus aisément que leur acquisition peut être favorisée par un tiers accompagnant.
C’est dans cet esprit que l’on voit apparaître la médiation animale en milieu carcéral ; l’animal apaise, met en confiance, et facilite la réinsertion des détenus. Il existe 3 grands types de médiation animale en milieu carcéral : avec des chiens visiteurs, avec des petits animaux (rongeurs, furet…) et la médiation équine. Une manière de lutter contre la dépersonnalisation : les codes et les règles de la vie carcérale conduisent les détenus à adopter une personnalité plus forte. Face à l’animal on ne peut pas tricher, la personne va retrouver de l’authenticité et se montrer telle qu’elle est.
Très présent dans les pays scandinaves, à l’image de la prison ouverte sur l’île de Suomenlinna à Helsinki, en Finlande : « Ici, il n’y pas de clé. La clé, c’est la confiance », confie la directrice, Sinikka Saarela. C’est un projet réussi de transition progressive vers la liberté. Autre argument : un jour de prison coûte 213 euros à l’État et 149 euros dans les prisons ouvertes, avec 100 détenus et un budget annuel de 4,2 millions d’euros. Les détenus sont également très actifs : ils nettoient les chambres, préparent la nourriture et contribuent aux activités agricoles, ce qui réduit sensiblement le nombre du personnel. En France, le coût moyen d’une année de prison pour une personne détenue est estimé à 32 000 euros, alors que le coût moyen annuel en milieu ouvert, tel un sursis avec mise à l’épreuve, est estimé à 1 014 euros par personne.
Ainsi, il existe 2 prisons françaises à pouvoir revendiquer le statut de prison ouverte, le centre de détention de Mauzac en Dordogne (1986) et le centre de détention de Casabianda (1948), situé en Haute-Corse. Intéressantes tant du point de vue des valeurs qui les sous-tendent que de leurs résultats, ces prisons pensées comme des villages intégrés ont connu depuis leur création peu de cas de suicide et le taux de récidive y est très faible.
Au milieu d’un domaine agricole, le centre de détention de Mauzac compte 251 personnes, installées dans des pavillons dissimulés dans le paysage avec comme objectif d’être un établissement pour peine orienté vers la réinsertion. À ce site se greffe une ferme-école où les détenus peuvent recevoir une formation horticole et travailler en cultivant des légumes et herbes aromatiques et médicinales.
Néanmoins, certains détenus sont transférés à Mauzac pour désengorger les établissements surpeuplés de la région et n’entrent pas dans les critères car il faut être éligible à un aménagement de peine (placement à l’extérieur). Ainsi, Mauzac « accueille des gens qui n’ont rien à y faire et doit refuser des détenus qui y auraient toute leur place », dénonçait la CGT en 2013.
« On est là pour réduire la hauteur de la marche entre la prison et la sortie. »
Un autre exemple unique en France est la ferme de Moyembrie dans l’Aisne, un établissement rural de réinsertion pour personnes écrouées en aménagement de peine. Présentes pour 9 mois en moyenne, elles trouvent à la fois un logement, un travail et un accompagnement pour favoriser le retour au monde extérieur. Elles ont fait elles-mêmes une démarche auprès des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) et de la juridiction de l’application des peines compétentes.
Ici, ni barreaux ni surveillants, pas même de système électronique de contrôle des allers et venues. 18 hommes d’origines et d’âges divers à travailler la terre, à ramener les chèvres des pâturages avant le lever du soleil pour la traite ou à travailler à la fromagerie. « On est là pour réduire la hauteur de la marche entre la prison et la sortie », résume Simon Yverneau, l’un des six salariés. La ferme travaille en partenariat avec les établissements pénitentiaires proches : le centre pénitentiaire de Laon (Aisne) et le Centre pénitentiaire de Liancourt (Oise). Structure associative, son montage économique est soutenu par Emmaüs pour développer le modèle, déjà en cours de duplication dans l’Aude avec la ferme du Pech.
Un projet : « Les Tiers-lieux de la liberté »
Même si toutes les structures alternatives ne sont pas parfaites, c’est dans la continuité de ces réflexions que l’objet de ce projet est de mettre en place des « Tiers-lieux ouverts », davantage orientés vers la réinsertion. En échange de conditions de détention plus souples, les détenus s’engageraient à respecter des règles de vie et un parcours personnalisé.
Le projet de création d’un « Tiers-lieu de la liberté » est d’accueillir une dizaine de détenus volontaires sous main de justice pour une période de 6 à 12 mois avant leur levée d’écrou, en aménagement de peine (peine inférieure ou égale à 2 ans). Le modèle se structurerait en tant qu’entreprise d’insertion (EI), association intermédiaire (AI) ou atelier et chantier d’insertion (ACI).
Cela permettrait d’accorder aux personnes détenues des droits fondamentaux dès aujourd’hui, plutôt que de les limiter avec des tâches abrutissantes et sous-payées[11]. Le code du travail et le SMIC habituel ne s’appliquent pas aux personnes détenues travaillant en prison. De plus, la population carcérale est loin d’être homogène, le passé carcéral est souvent associé à des difficultés sociales multiples qui nécessitent un accompagnement facilitant la réadaptation sociale à la sortie de prison. On pourrait ainsi envisager des offres différentes selon les profils au sein d’un même tiers-lieu. Pour les personnes atteintes de troubles psychiques importants, pour les personnes n’ayant jamais travaillé et enfin pour les personnes détenues capables de réaliser le même travail que n’importe quel salarié à l’extérieur.
La difficulté du projet résidera aussi dans sa valeur foncière : quels contrats domaniaux pour quelles visées juridiques, sur quels fonciers intervenir et quels mécanismes de propriétés adopter ? La complexité de ces schémas ne pourrait-elle pas se formuler sur la revitalisation rurale des centres-bourgs, mais aussi sur de nouvelles formes de gouvernance foncière rurale au service d’installations agricoles respectueuses de l’environnement ?
Dans les faits, si l’on explore la première piste, conjointement avec les bailleurs sociaux locaux, chaque bâti possédant une vacance locative forte pourrait être mis à disposition pour héberger des détenus qui en contrepartie s’engageraient à rénover une partie du parc immobilier. Ils bénéficieraient d’outils de formation professionnelle sur mesure en BTP, ainsi que d’un accompagnement en création d’entreprise. Ils pourraient ainsi s’investir localement pour construire leur projet de vie.
Ensuite, la seconde piste serait de mettre en place un projet de « coopérative agricole pénitentiaire » avec le dispositif d’« espaces-tests agricoles »[12] permettant à une personne potentiellement non issue du milieu agricole ou en reconversion professionnelle, de tester un projet agroalimentaire en conditions réelles et réversibles sur une période oscillant entre 1 et 3 ans, tout en réduisant les risques associés à l’acquisition de foncier.
En effet, une grande majorité des centres-bourgs dépendent d’exploitations agricoles locales, qui elles-mêmes font face à une pénurie de « transmission ». Par exemple, l’opportunité d’une personne en aménagement de peine pourrait coïncider entre le calendrier de départ d’un cédant et celui de l’installation. Ces reprises par des porteurs de projets non issus de la famille agricole sont souvent une opportunité pour maintenir des fermes de petite taille avec des pratiques plus respectueuses de l’environnement (agriculture durable ou biologique, par exemple) et recréant des liens sociaux et économiques sur le territoire (circuit court, AMAP, etc.)
Bien qu’aujourd’hui de nombreuses exploitations soient vendues entières ou démantelées pour agrandir des fermes existantes faute de repreneurs prêts à s’installer immédiatement, dans un contexte de foncier rare et cher, les espaces-tests apparaissent comme un outil pertinent permettant aux porteurs de projets d’acquérir une pratique agricole et entrepreneuriale suffisante en vue d’installations pérennes.
De plus, la dévitalisation des centres urbains moyens s’aggrave au profit des grandes agglomérations. Pour mettre en place des solutions efficaces afin de développer l’attractivité de ces centres-bourgs, les personnes en aménagement de peine participeraient activement aux différentes consultations engagées par l’État et se positionneraient comme des compagnons-clés des futures opérations de revitalisation du territoire. Cela inciterait les investisseurs bailleurs à rénover les logements anciens et dégradés dans les centres-villes des 222 communes ciblées par le dispositif « Action cœur de ville ».
Une aide fiscale encouragerait de fait les travaux de rénovation dans des zones où les espaces agricoles et les logements sont vides ou en mauvais état, et pourrait faire l’objet d’exonération de la taxe foncière sur les propriétés du terrain carcéral des communes qui se porteraient volontaires. Cette vision des opérations en coût global enracinerait ainsi ces chantiers de la liberté dans une économie circulaire avantageuse surtout lorsque l’on sait que le coût de construction d’une cellule varie entre 150 000 et 190 000 euros[13]. L’idée serait donc créer des « filières intégrées agricoles autogérées » avec l’administration pénitentiaire et de renforcer ces initiatives avec les services pénitentiaires d’insertion et de probation, en faisant émerger un programme de duplication, tout en adaptant ces structures foncières aux spécificités de chaque territoire.
Ainsi, les détenus auraient une double opportunité ; intervenir de front dans les centres-bourgs avec des bailleurs sociaux localement implantés ou intégrer à proximité une coopérative agricole pénitentiaire et y développer une agroécologie paysanne en travaillant la terre. Dans les deux cas de figure c’est aussi permettre le maintien d’emplois, agricoles saisonniers ou permanents. Les anciens détenus transmettraient ainsi leurs savoir-faire et formeraient les nouveaux arrivants.
L’objectif est de proposer un sas de réadaptation et de reconstruction avant la liberté, en partageant une vie quotidienne dans un collectif et où l’être humain est réhabilité dans toute sa dignité.
La pratique agroécologique par des détenus réintroduirait de la diversité dans les systèmes de production agricole locale et permettrait ainsi une mosaïque paysagère diversifiée des cultures. La production pourrait alimenter en produits frais une partie des habitants locaux. Chaque détenu résiderait sur place par le biais de structures manuportables en ossature bois sur pilotis, élaborées et préfabriquées dans les centres pénitentiaires avoisinant.
L’objectif est de proposer un sas de réadaptation et de reconstruction avant la liberté, en partageant une vie quotidienne dans un collectif et où l’être humain est réhabilité dans toute sa dignité. Véritable lieu de « réapprentissage » de la liberté en tant que fabrique d’insertion, ces chantiers de la liberté en pleine campagne ou centres-bourgs viseront à briser le triptyque enfermement-exclusion-récidive.
Si le contrat de travail est une base du parcours d’insertion, la préparation à la sortie reste le maillon faible de la prison. Les enjeux d’un accompagnement global de la personne placée sous-main de justice (PPSMJ) en milieu ouvert sont déterminants. Sur le terrain juridique comme sur le terrain des consciences, il va donc falloir convaincre le législateur de la dimension politique de l’action collective. Il apparait dès lors évident que les véritables réformes carcérales se feront par-delà les murs, par le « réancrage » des questions de sécurité, au cœur d’une réflexion politique et d’un projet de société.
Quel lendemain pour le système carcéral ?
Penser la ville de demain, c’est aussi penser à ceux que l’on ne voit pas, mais encore faut-il penser la ville d’aujourd’hui avec ces mêmes invisibles. La présente étude constitue une première contribution, à titre exploratoire, mais il y la nécessité urgente de travailler collectivement sur l’expérience carcérale et les innovations pénales. Ce projet refuse d’être une solution par sa dimension architecturale comme réponse ultime à la déviance ou la délinquance. L’inertie historique lourde des institutions carcérales a été bouleversée par l’épidémie du Covid-19, mais les suicides et la surpopulation n’ont pas attendu ce virus.
L’architecture des prisons a prouvé qu’elle n’était pas un « art solution ». Elle a brillamment traduit la pauvreté de ces définitions et l’abondance indéfinie des discours architecturaux descriptifs jamais exhaustifs. Les mots sont perçus comme aseptisés parce qu’ils paraissent usés à force d’avoir été trop utilisés. Un peu à l’image des grands ensembles d’habitation de l’après-guerre, la prison témoigne du même grand écart entre les utopies architecturales proclamées et un quotidien bien plus complexe, signe d’une vie sociale qui ne se laisse pas régenter par quelques murs.
On retrouve cette croyance dans le geste urbanistique du Corbusier, « …que le problème social dont la solution dépend de l’architecture et de l’urbanisme »[14]. On trouve la même ambition totalisante de la ville nouvelle à la prison[15], le même souhait de concilier les fonctions, le même recours strict au zonage – « attribuer à chaque fonction et à chaque individu sa juste place ». Ironie du sort, quand on sait qu’il admirait ses logements comme des cellules.
Il s’agira d’œuvrer collectivement avec des convictions chevillées au corps en questionnant la prison au sein même de la société.
Il aura donc fallu attendre, depuis la mise en place du confinement le 17 mars dernier, 44 mutineries (recensées officiellement) et 85 cas de décès liés au Covid-19, pour que le ministère libère 10.000 détenus le 18 avril 2020, auxquels s’ajoutent 48 détenus testés positifs et 925 autres placés à l’isolement sanitaire. Mais loin de fustiger le législateur en place, il va nous falloir regarder au-delà de l’horizon sombre. Tout en conservant les missions régaliennes de l’Etat, il s’agira d’œuvrer collectivement avec des convictions chevillées au corps en questionnant la prison au sein même de la société.
S’intéresser aux détenus mais aussi au personnel, à toute la population carcérale et donner du sens à une détention s’avère être un processus long. Nous avons tous un processus interprétatif de la peine, mais laissons derrière nous cette vision séculaire et sacrosainte des châtiments comme outil punitif, laissons le discours catastrophiste et l’ethnicisation des débats sur la délinquance. Personne ne peut rester indifférent à ce qui écrase l’homme, mais comprenons que chaque échec transmet des informations précieuses ouvrant ainsi la voie à une recherche pénale radicalement nouvelle qui remettrait l’humain au centre.
« Je ne perds jamais. Soit-je gagne, soit j’apprends. » Nelson Mandela
[1] Pour reprendre l’expression d’Olivier Milhaud et Marie Morelle : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01025228
[2] Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux.
[3] Olivier Milhaud avancera même que « la prison est une peine géographique »
[4] Pour reprendre l’expression d’Olivier Milhaud https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-01374452/
[5] « La compulsion de punir » de Tony Ferri, l’Harmattan, 2015.
[6] Caroline Mandy « La prison et l’hôpital psychiatrique du XVIIIe au XXIe siècle : institutions totalitaires ou services publics ? »
[7] Laurent Mucchielli, La Frénésie sécuritaire : retour à l’ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2008
[8] Christian Demonchy spécialisé dans la construction de prison, « Histoire de l’architecture carcérale », Bibliothèque Zoummeroff, (2008).
[9] https://oip.org/decrypter/thematiques/budget-administration-penitentiaire/
[10] J’invite le lecteur à lire l’étude de Leroux I., Rigamonti E. (2018), “L’inefficience des partenariats public-privé appliqués aux prisons françaises”, Revue d’Economie Industrielle, 162.
[11] 20% du SMIC https://blogs.mediapart.fr/observatoire-international-des-prisons-section-francaise/blog/150218/comment-reformer-le-travail-en-prison
[12] Le réseau associatif « Terre de liens » est un des pionniers en France https://terredeliens.org/le-reseau-associatif.html
[13] Source OIP
[14] Le Corbusier (1971), La Charte d’Athènes. Entretien avec les étudiants des écoles d’architecture. Avec un discours liminaire de Jean Giraudoux, Paris, Le Seuil, 190 p.
[15] L’enfermement ou la tentation spatialiste. De « l’action aveugle, mais sûre » des murs des prisons d’Olivier Milhaud