La fin du populisme de gauche a récemment été annoncée par plusieurs de ses critiques qui affirment que, puisque les partis populistes de gauche n’ont pas été capables d’atteindre leurs objectifs, il est désormais temps de revenir à une conception traditionnelle de la politique envisagée à travers le prisme des classes sociales. Je veux défier cette vision en affirmant qu’une stratégie populiste de gauche est aujourd’hui plus pertinente que jamais. Le Covid-19 a creusé les inégalités déjà existantes, et a accentué la crise organique du néolibéralisme. Il n’y aura pas de retour au business as usual après la pandémie. Traduction réalisée par Laura Chazel et Nikola Delphino. Publication originale sur le site OpenDemocracy.
C’est pourtant ce qui était arrivé après la crise économique de 2008. Mais pendant ces années-là, l’hégémonie du néolibéralisme n’a été que très peu contestée, alors qu’aujourd’hui le contexte politique est différent. La crise de 2008 a mis en avant les limites du capitalisme financier, et la globalisation néolibérale a cessé d’être considérée comme notre destin. Après des années de « post-politique », durant lesquelles il n’y a pas eu de réelle différence entre ce que proposaient la gauche et la droite, nous assistons aujourd’hui à un « retour du politique ». De nos jours, il existe, dans plusieurs pays, des mouvements radicaux de gauche qui défient le social-libéralisme du centre-gauche. En parallèle, des formes différentes d’activisme fleurissent dans des domaines divers : Fridays for Future, le mouvement des jeunes mobilisés pour le climat, et les mobilisations antiracistes de Black Lives Matter, ont donné une visibilité internationale à ces luttes.
Les stratégies de contestation
Je pense qu’à la suite du Covid-19, nous assisterons à la confrontation de différentes stratégies proposées pour gérer les crises économique, sociale et écologique qui suivront la pandémie. Les néolibéraux vont, sans aucun doute, essayer d’utiliser le pouvoir de l’État pour réaffirmer la prédominance du capital. Ce « néolibéralisme d’État » pourrait être renforcé dans certains pays à travers des mesures autoritaires, confirmant ainsi la thèse du sociologue économique allemand Wolfgang Streeck selon qui la démocratie et le capitalisme sont devenus incompatibles. L’autoritarisme néolibéral pourrait prendre une forme numérique comparable au « Screen New Deal » envisagé par Naomi Klein. Comme en témoigne le débat actuel sur la réponse technologique à choisir pour répondre à la crise sanitaire, il existe une tendance croissante à considérer que la solution se trouve dans le déploiement d’applications permettant de contrôler la santé de la population.
La crise du coronavirus se présente comme une opportunité importante pour les géants du numérique afin de s’établir comme les principaux agents d’une politique de santé complètement numérisée. Leur ambition d’étendre leur contrôle sur d’autres domaines que celui de la santé pourrait être légitimée par une promotion active et en vogue du « solutionnisme technologique » analysé par Evgeny Morozov. Dans son livre To save everything, click here, Morozov nous met en garde contre les dangers de cette idéologie du solutionnisme promue par la Silicon Valley, selon laquelle à tous les problèmes – même les problèmes politiques – peuvent être apportés des solutions technologiques. Il montre que les solutionnistes défendent des mesures post-idéologiques et déploient la technologie afin de contourner le politique.
[Lire sur LVSL l’article d’Evgeny Morozov : « Extraction des données par les GAFAM : aller au-delà de l’indignation »]
La croyance selon laquelle les plateformes numériques pourraient devenir le fondement de l’ordre politique rejoint les déclarations des hommes politiques de la « troisième voie » pour qui les antagonismes politiques ont été surmontés et que la gauche et la droite sont désormais des « catégories zombies ». Le solutionnisme est en fait une variante technologique d’une conception post-politique du monde qui est devenue prédominante pendant les années 1990. Il facilite l’acceptation de formes post-démocratiques d’un autoritarisme technologique exempt de tout contrôle démocratique. Cette version néolibérale de l’autoritarisme technologique n’a pas encore abouti à l’avènement d’un État de surveillance techno-totalitaire que certains craignent, mais il pourrait bien se présenter comme le premier pas dans cette direction.
Les partis populistes de droite apportent une réponse différente. Ils s’autoproclament « la voix du peuple » et accusent les élites néolibérales d’être les responsables de cette crise en raison de leurs politiques de globalisation et de l’abandon de la souveraineté nationale. Afin de restaurer cette souveraineté, ils prônent des décisions politiques protectionnistes qui protégeraient les décisions nationales en excluant drastiquement certaines catégories du peuple du cadre démocratique, et en proposant des mesures très strictes en matière de contrôle de l’immigration. Leur discours anti-establishment et leur rejet des règles des entreprises multinationales rencontrent un écho important chez les couches populaires. Ils pourraient constituer une force de résistance à la règle post-politique de l’autoritarisme high-tech, mais le prix à payer serait d’imposer un type d’autoritarisme nationaliste xénophobe et socialement conservateur.
L’autoprotection
Pour contrer ces deux formes d’autoritarisme et pour espérer avoir une quelconque influence sur le cours que nos sociétés suite à la pandémie, la gauche ne doit pas seulement s’appuyer sur des « bonnes » politiques. Il lui faut également comprendre comment le Covid-19 a suscité des réactions émotionnelles qui peuvent être exploitées pour encourager des mesures anti-démocratiques.
Karl Polanyi nous fournit ici un éclairage important. Dans son livre The Great Transformation, il analyse les conséquences dévastatrices du libéralisme du 19ème siècle qui envisageait les terres, le travail et l’argent comme de simples marchandises. Polanyi montre comment une société, mise en péril par la dislocation produite par les progrès de la marchandisation, a réagi dans les années 1930 par un contre-mouvement défensif pour se protéger, en réadaptant l’économie aux besoins sociaux et en réencastrant le marché dans les structures sociales. Il indique également que les résistances à cette dislocation n’ont pas forcément pris une forme démocratique. En effet, dans les années 1930, elles ont certes débouché sur le New Deal de Roosevelt, mais également sur le fascisme ou le stalinisme.
Le concept de contre-mouvement de Polanyi a gagné en pertinence ces dernières années, en particulier lorsqu’il s’agit d’expliquer la multiplication de mouvements sociaux contemporains résistant au néolibéralisme. L’aspect de son analyse qui retient le plus mon attention est l’importance qu’il attribut aux éléments d’autoprotection qu’il considère comme être le moteur des contre-mouvements. Son analyse montre que, lorsque les sociétés vivent des perturbations importantes qui impactent leur manière de vivre, le besoin de protection devient une demande centrale, les gens sont ainsi enclins à suivre ceux qui se présentent comme les plus à même de l’assurer. Si je fais référence à Polanyi, c’est parce que je pense que nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation analogue. En effet, l’une des conséquences de cette pandémie est d’avoir accru le besoin de protection. Ce besoin explique pourquoi tant de personnes sont actuellement prêtes à accepter des formes de contrôle numérique auxquelles elles s’étaient pourtant opposées jusque-là. Cela pourrait, sans aucun doute, bénéficier aux populistes de droite s’ils parviennent à convaincre le peuple que la protection requiert une vision souverainiste fondée sur un nationalisme exclusif.
La lutte pour la souveraineté
Confrontée au danger des solutions autoritaires données à la crise, la gauche doit donc impérativement répondre à cette demande de protection. Malheureusement, des secteurs importants de celle-ci ont adopté la vision du monde post-politique et néolibérale. Une vision qui postule la mort du modèle adversarial du politique, et qui conçoit le progrès moral comme la création d’un monde sans frontières dans lequel tout peut circuler librement sans entraves. Alors qu’ils conçoivent la défense du libre-échange comme un article de foi, ils ont dans le même temps tendance à se méfier du désir de protection exprimé par les classes populaires – désir perçu comme un rejet des valeurs cosmopolites qu’ils chérissent.
Selon moi, la gauche commettrait une grave erreur politique en laissant à la droite le monopole de notions telles que la souveraineté ou la protection. Cela empêcherait l’élaboration d’un projet politique capable d’offrir une quelconque résonance aux demandes des classes populaires. Il est donc urgent de s’engager dans une bataille idéologique pour resignifier les termes de souveraineté et de protectionnisme : il faut désactiver leurs éventuelles connotations autoritaires en les articulant avec les valeurs clés de la tradition démocratique. Cette opération de resignification ne doit pas être considérée comme une « soumission » au populisme de droite, comme les populistes de gauche sont parfois accusés de le faire. Le sens donné à des notions politiques clés se construit toujours à travers les batailles politiques. Les batailles autour de leurs significations sont une dimension cruciale de la lutte pour l’hégémonie.
L’importance des affects
La crise actuelle exige la mise en place d’une stratégie populiste de gauche. Cette stratégie doit être capable de construire une force populaire collective qui puisse aboutir à une nouvelle hégémonie afin de récupérer et d’approfondir la démocratie. Une stratégie populiste de gauche reconnaît que la politique est une activité partisane dans laquelle les affects jouent un rôle important. En traçant une frontière politique entre un « eux » et un « nous » – entre le « peuple » et « l’oligarchie » – le populisme est capable de mobiliser la dimension affective nécessaire lors de la construction des identités collectives. L’importance des affects est une chose que le cadre théorique rationaliste, qui impacte trop souvent la gauche, n’est pas capable de prendre en compte. Les bonnes idées ne suffisent pas et, comme nous l’a rappelé Spinoza, les idées n’ont de force qu’à partir du moment où elles rencontrent les affects. En politique, il ne suffit pas d’avoir un programme solide et bien élaboré. Pour susciter la loyauté et inciter les gens à agir, le programme doit véhiculer des affects qui entrent en résonance avec leurs désirs et leurs expériences personnelles.
En politique, les deux principales passions sont la peur et l’espoir. Pour la gauche, il est crucial de fédérer les gens autour d’un projet politique qui ne soit pas animé par la peur mais par la perspective d’un monde différent où les principes démocratiques d’égalité et de souveraineté populaire seraient appliqués. Une offensive populiste contre-hégémonique de gauche qui s’oppose au néolibéralisme doit être lancée au nom d’une « transformation démocratique verte », tout en associant la défense de l’environnement aux multiples luttes démocratiques contre les différentes formes d’inégalités. L’enjeu est la construction d’une volonté générale, d’un « peuple » dans lequel de nombreuses luttes – pas seulement de nature socio-économiques, mais aussi féministes, anti-racistes, LGBTIQ+ – trouveront une surface d’inscription.
« Transformation démocratique verte »
Ces demandes démocratiques sont très hétérogènes et nécessitent donc une certaine forme d’articulation. Je pense que cette articulation pourrait être faite à partir d’un projet centré sur la notion de « transformation démocratique verte » qui envisage la transition écologique comme un processus de radicalisation de la démocratie. Dans nos sociétés, c’est la force affective de l’imaginaire démocratique qui a guidé les luttes pour l’égalité et pour la liberté. Appréhender cette transition écologique nécessaire sous la forme d’une « transformation démocratique verte » pourrait activer l’imaginaire démocratique, et générer des affects puissants parmi de nombreux groupes, en orientant fermement leur désir de protection dans une direction égalitaire.
L’objectif d’une « transformation démocratique verte » est de protéger la société et ses conditions matérielles d’existence en donnant le pouvoir au peuple. Cela permettrait d’éviter que le peuple s’enferme dans un nationalisme défensif ou dans une acceptation passive des solutions technologiques. C’est une protection pour le grand nombre, et non pour quelques-uns, qui assure la justice sociale et encourage la solidarité.
Aux États-Unis, le Green New Deal prôné par Alexandria Ocasio-Cortez et le Sunrise Movement est un bon exemple d’un tel projet car il lie la réduction des émissions de gaz à effet de serre à la résolution des problèmes sociaux, tels que l’inégalité ou l’injustice raciale. Il contient plusieurs propositions cruciales pour assurer l’adhésion des secteurs populaires, dont les emplois seront affectés, comme par exemple la garantie universelle d’un emploi rémunéré par l’État dans une économie verte. En Grande-Bretagne, la « Révolution industrielle verte » était une pièce maîtresse du programme du Parti travailliste sous Jeremy Corbyn. Elle affirmait que la justice économique et sociale ne pouvait être séparée de la justice environnementale. Elle a promu des mesures pour la décarbonation rapide de l’économie, et dans le même temps des investissements pour assurer des emplois durables, bien rémunérés et syndicalisés. Contrairement aux nombreuses autres propositions vertes, ces deux projets appellent un changement systémique radical et reconnaissent qu’une véritable transition écologique nécessite une rupture avec le capitalisme financier.
Lutte des classes et crise écologique
Les marxistes ont souvent accusé ceux qui défendent une stratégie populiste de gauche de nier l’existence de la lutte des classes, c’est pourtant faux. Une stratégie populiste de gauche reconnaît que la société est traversée par des antagonismes, dont certains de nature socio-économique. Ils peuvent être appelés des antagonismes de « classes » à condition que ce terme ne se limite pas à l’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie. Cependant, en plus des antagonismes socio-économiques, il existe d’autres antagonismes qui sont construits à partir de relations sociales d’autre nature, et qui débouchent donc sur des luttes contre d’autres formes de domination. C’est pourquoi, en 1985, dans Hégémonie et stratégie socialiste, nous avons défendu la nécessité d’articuler les demandes de la classe ouvrière avec celles des mouvements sociaux en proposant de reformuler le projet socialiste dans de nouveaux termes : la « radicalisation de la démocratie », comprise comme l’extension des idéaux démocratiques à un plus large éventail de relations sociales.
Aujourd’hui, avec la crise écologique, un tel projet de radicalisation de la démocratie a acquis une nouvelle dimension. Au cours du 20ème siècle, la question de l’inégalité était au cœur du projet socialiste, et la lutte pour la justice sociale était comprise comme la répartition égale des fruits de la croissance. Les luttes des nouveaux mouvements sociaux ont ajouté de nouveaux angles à la question de la justice sociale. Cependant, à l’exception de quelques mouvements écologistes, ces nouveaux mouvements sociaux axaient leurs revendications sur l’autonomie et la liberté sans jamais questionner fondamentalement la nature de la croissance.
Au cours de ces deux dernières décennies, l’urgence climatique nous a fait entrer dans une nouvelle phase dans laquelle la lutte pour la justice sociale exige de remettre en question le modèle productiviste et extractiviste. La croissance a cessé d’être considérée comme une source de protection, elle est devenue un danger pour les conditions matérielles d’existence de la société. Il n’est désormais plus possible d’envisager un processus de radicalisation de la démocratie qui n’inclut pas la fin d’un modèle de croissance. Ce dernier met en danger l’existence de la société : ses effets destructeurs se font particulièrement ressentir par les groupes les plus vulnérables.
D’où l’importance de l’adoption d’une stratégie populiste de gauche qui chercherait à articuler les multiples demandes contre l’oppression et la domination autour d’une transformation démocratique verte en vue d’obtenir une rupture démocratique avec l’ordre néolibéral. C’est ainsi que la « lutte des classes » doit aujourd’hui être comprise.