L’affaire des sous-marins, fruit du jeu des puissances, entre faux alliés et vrais ennemis, vient ébranler un peu plus la stratégie élyséenne en Indo-Pacifique. En outre, le troisième, et dernier référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie, le 12 décembre prochain, renforce d’autant plus l’incertitude sur les capacités françaises dans la zone. La France se découvre ainsi, et de jour en jour, en puissance moyenne du nouvel ordre mondial. La classe politique française affiche un patriotisme de circonstance, mais refuse de tracer les contours d’une rupture avec l’atlantisme.
Une idylle qui avait pourtant bien commencé
« Nous nous sommes mariés avec l’Australie pour cinquante ans » voilà le résumé que faisait le ministre des Affaires étrangère, Jean-Yves Le Drian, au micro d’Europe 1 le matin du 26 avril 2016. Tous les voyants étaient alors au vert, Naval Group et la France venaient de réaliser le coup du siècle. L’Australie s’engageait dans l’achat de 12 sous-marins, de type Shortfin Barracuda, pour 35 milliards d’euros. Les adversaires de Naval Group et de la France sur ce contrat n’étaient autre que les Allemands de TKMS et un consortium japonais autour de Mitsubishi Heavy Industries et Kawasaki Heavy Industries.
De cet environnement de requins, entre industries allemandes et nippones, Naval Group dont le capital appartient à 65% à l’État français, et 35% à Thales, a su tirer son épingle du jeu face à l’inexpérience japonaise en matière d’exports militaires et allemande dans la construction de gros sous-marins, 4000 tonnes pour le shortfin barracuda contre 2000 pour les engins habituellement vendus par le leader mondial, TKMS. A contrario, les réussites de Naval Group en Inde et au Brésil avec des ventes incluant un transfert de technologie et l’excellence française en matière de technologies militaires, notamment le sonar de Thalès, a grandement rassuré et convaincu Canberra à l’époque.
« Nous nous sommes mariés avec l’Australie pour cinquante ans »
Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères
Cinq ans après la signature de ce contrat, l’Australie rejoint l’alliance AUKUS composée des États-Unis et du Royaume-Uni, et renonce unilatéralement aux sous-marins français, lui préférant les sous-marins à propulsion nucléaire de la marine américaine, qui sont pourtant les alliés de la France… Avec ce coup de force politique et diplomatique, Joe Biden s’inscrit dans les pas de son prédécesseur Donald Trump, aux tweets compulsifs.
L’Australie dont l’appareil industriel et militaire fait défaut pour de telles constructions recevra les appareils clé en main, sans aucune coopération industrielle entre les deux États. Au contraire du précédent contrat avec Naval Group qui laissait un espace important aux transferts de technologies de la France vers l’Australie. Toutefois par son action, l’Australie se place un peu plus sous l’égide des États-Unis, notamment en réaction aux tensions grandissantes avec la Chine.
À la suite de ces annonces, Emmanuel Macron a ordonné le rappel des ambassadeurs aux États-Unis et en Australie pour consultation. Puis, le 22 septembre dernier, lors d’un appel téléphonique, les deux présidents se sont fendus d’un communiqué commun en forme de cadeau diplomatique fait à Emmanuel Macron, afin de ne pas perdre la face en politique interne à moins d’an des élections présidentielles.
De surcroit, la classe politico-médiatique française semble redécouvrir à chacune de ces affaires, que nos alliés de Washington n’en sont pas vraiment. Cette affaire provoque, comme d’habitude, un brouhaha médiatique aussi puissant qu’il est court avant de s’éteindre par le refus d’aller au-delà du coup d’éclat diplomatique. « Fool me once, shame on you. Fool me twice shame on me »
Du contrat du siècle à l’affaire des sous-marins : faux alliés et vrais ennemis
Les relations qu’entretiennent l’Australie et la Chine ne sont pas étrangères à la prise de position unilatérale de Canberra en faveur des sous-marins à propulsion nucléaire.
En effet, depuis quelques années les relations entre les deux pays se sont tendues. L’importance prise par la Chine dans l’économie australienne au fil des années s’est considérablement accrue, 40% des exportations australiennes se font en direction de la Chine. Ce sont de nombreux produits agricoles et miniers qui transitent entre les deux pays. Également l’agressivité chinoise via des cyber attaques ou le financement de partis politiques pour influencer la vie politique locale, confirmé par le dernier rapport de l’IRSEM, a poussé le gouvernement australien à mettre des mesures de restriction face à la percée de Pékin.
Le Covid-19 sera le point de bascule de la tension entre les deux États, quand le Premier ministre australien a publiquement demandé une enquête indépendante sur les conditions d’émergence du virus à Wuhan. Cette demande insistante a provoqué l’ire de Pékin qui, en représailles, a instauré des droits de douanes sur de nombreux produits venus d’Australie.
Bien évidemment, la Chine, qui était au cœur de la décision de renouvellement de la flotte sous-marine de l’Australie, est aussi le facteur de ce changement de partenaire militaire pour l’île continent. La Chine dont les velléités hégémoniques sur la zone ne sont plus à démontrer, d’une part pour ses Nouvelles routes de la soie et, d’autre part, parce que le trafic maritime passe majoritairement par le Pacifique. Ses mouvements sont ainsi scrutés par tous les acteurs de la zone, notamment les États-Unis dans l’objectif de contenir l’expansion chinoise.
Ce revirement de Canberra s’appuie certes sur les craintes vis-à-vis de la chine mais également sur des relations fortes avec les grands pays anglo-saxons. Ces relations se formalisent autour de l’alliance des Five Eyes depuis 1955. Cette dernière est un vaste programme de coopération entre les services de renseignement des États-Unis, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie et du Royaume-Uni. Les Five Eyes avaient, en outre, été très actifs dans les écoutes généralisées orchestrées par la NSA et révélées par Edward Snowden.
Sur la base de ces anciennes alliances QUAD[1], Five Eyes et la France, les États-Unis de Joe Biden construisent petit à petit un nouvel OTAN pacifique avec l’objectif clair de cerner la Chine. Les récentes opérations conjointes avec le Japon, l’Australie, la France montrent une volonté d’intensifier les coopérations militaires de la zone avec la Chine en ligne de mire.
Le pivot américain, débuté lors du second mandat de Barack Obama, se confirme et s’accentue.
La France en Indo-Pacifique, une stratégie de l’impuissance ?
L’Australie est un acteur important de la stratégie indopacifique française. Emmanuel Macron n’a eu cesse de répéter l’importance de l’axe Paris, New Delhi, Canberra lors de son déplacement sur l’île continent. C’est à ce titre que tout avait été mis en œuvre par les officiels français pour s’octroyer ce gros contrat avec l’Australie.
Patrick Boissier, rappelait cruellement lors d’une audition en 2016, à l’Assemblée nationale, que les forces à disposition pour surveiller le territoire maritime français est « à peu près l’équivalent de deux voitures de police pour surveiller le territoire de la France. »
Or, et depuis la conclusion de contrat en 2016, de nombreux éléments laissaient penser que des acteurs hostiles à Naval Group agissait pour discréditer le fleuron français auprès du gouvernement australien, via des campagnes de presse et du lobbying. C’est une véritable guerre de l’information qui fut menée au détriment de Naval Group et de la France. Les réactions tardives, voire l’absence de réaction, face à ces attaques montrent une nouvelle fois les lacunes françaises en matière d’intelligence économique. Cette même naïveté, voire cécité volontaire, qui a valu aux français des pertes de fleurons irremplaçables tel que Alstom.
La stratégie de la France dans la zone se veut, au moins dans les mots, inclusive et promeut un multilatéralisme dans le respect du droit international et contre les hégémonies, notamment celle de la Chine. À travers l’axe Paris, New Delhi Canberra voulu par Macron, la France veut renforcer sa position singulière dans la zone. Cette approche stabilisatrice s’est réaffirmée lors du récent sommet France-Océanie qui a réuni une dizaine d’États de la zone pacifique pour évoquer des sujets de coopération économique, sécuritaire et liés au réchauffement climatique.
Mais la France a-t-elle réellement les moyens de cette ambitieuse troisième voie ? Alors qu’elle loue d’une part une Union européenne dont l’agenda s’inscrit sur celui de Berlin. Ces derniers ont pourtant des objectifs, avant tout, mercantiles, même avec la Chine. Et, d’autre part, des alliances avec les États-Unis prompts à la trahison dès lors qu’il s’agit de leurs intérêts.
Pourtant les atouts français dans la zone sont très nombreux. Premièrement, 1,6 million de Français résident dans cet espace. Deuxièmement, les territoires ultramarins, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis et Futuna offrent une force de projection non négligeable pour ses alliés. En effet Paris dispose de près de 7000 militaires sur place et 98% de sa ZEE, soit 11 millions de km², la deuxième au monde, dans le Pacifique. Pour finir, plus d’une trentaine d’appareils maritimes et aériens sont sur place avec les forces armées situées de la Réunion à la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française (FANC et FAPF) pour compléter l’arsenal français. De fait, et en cas de conflit militarisé, la France est apte à intervenir rapidement pour protéger ses alliés ainsi que ses intérêts.
Néanmoins, ces atouts resteront inutiles si les moyens d’actions supplémentaires ne sont pas mis en place. Ainsi, Le président du Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN), Patrick Boissier, rappelait cruellement lors d’une audition en 2016, à l’assemblée nationale, que les forces à disposition pour surveiller le territoire maritime français est « à peu près l’équivalent de deux voitures de police pour surveiller le territoire de la France. »
Par ailleurs, le risque prochain de perdre la Nouvelle-Calédonie lors du troisième, et dernier, référendum prévu par les accords de Nouméa, laisse planer un sérieux doute sur le futur de la stratégie française dans la zone. En effet la perte de ce territoire stratégique ne serait pas pour rassurer nos alliés de la zone sur la capacité de la France à offrir une voie entre Pékin et Washington. L’indépendance de la Nouvelle-Calédonie occasionnerait, de facto, un rétrécissement certain du périmètre de souveraineté de la France. En effet comme le stipule le document du gouvernement sur les conséquences du « oui » et du « non » un flou subsiste sur les relations entre les potentiels futurs deux États que seraient la France et la « Kanaky ». Ainsi les forces armées françaises sur place seraient redéployées ailleurs, laissant le champ libre à la Chine qui des vues sur le quatrième producteur mondial de Nickel.
À ce titre, la Chine ne reste pas neutre dans le processus référendaire en Nouvelle-Calédonie. Les différentes auditions de la DGSE devant les parlementaires et le récent rapport de l’IRSEM mettent au jour les méthodes chinoises pour noyauter l’économie locale et approcher les élites indépendantistes, via l’association d’amitiés sino-calédoniennes et la diaspora sur place. De même l’IRIS, dans un rapport plus ancien, indique que cette zone est un véritable « laboratoire » du soft power chinois.
L’indépendance de ce territoire et sa mise sous tutelle chinoise permettrait à Pékin de sortir de l’encerclement américain et d’isoler l’Australie tout en renforçant son accès au nickel du Caillou. Pour la France, cet arrêt brutal du mariage avec l’Australie et l’incertitude quant à sa présence dans la zone sonne comme un rappel cruel, somme toute nécessaire, d’un monde dont la conflictualité augmente. Notamment au sein de l’espace indopacifique où les chocs entre les volontés hégémoniques de Pékin et Washington iront crescendo. La France, qui possède le deuxième domaine maritime au monde, aura ainsi le choix entre épouser complètement les velléités de des États-Unis et de l’OTAN, soit affirmer sa souveraineté dans la zone par la construction d’une autonomie d’actions tant militaire que diplomatique.
[1] « Dialogue quadrilatéral de sécurité » entre le Japon, l’Australie, l’Inde et les Etats unis formalisé en 2007.