Guerre en Ukraine et dépendance alimentaire : un risque exponentiel au Moyen-Orient

La crise ukrainienne a réveillé de vieilles inquiétudes concernant l’augmentation du prix des denrées alimentaires de base. La dépendance qui caractérise les pays du Proche-Orient – avec des taux qui varient entre 50 et 90% – les rend particulièrement vulnérables à ces variations de prix. Dans une région marquée par une instabilité politique de longue date, et où les conditions de vie de la population ne font qu’empirer, les conséquences sociales d’une telle hausse risquent de se révéler catastrophiques. Le libre-échange et la libéralisation des prix des matières premières ont été présentés par les économistes néolibéraux comme un moyen de garantir la sécurité alimentaire des pays en développement. Ils menacent actuellement de la fragiliser considérablement.

Les inquiétudes relatives aux impacts de la hausse du prix des denrées alimentaires ne sont pas une nouveauté. À la suite de la crise alimentaire mondiale de 2008, les prix de toutes les principales denrées alimentaires avaient enregistré des pics sans précédent. La littérature académique et les organisations internationales s’étaient intéressées aux raisons d’une telle hausse, mais surtout aux possibles conséquences sociales de celle-ci. Des soulèvements, connus aujourd’hui sous le nom d’« émeutes de la faim », avaient eu lieu dans plusieurs pays du Sud. Le déclenchement des Printemps arabes dans les années suivantes, bien que n’étant pas exclusivement lié à la crise alimentaire, n’est pas fortuit. La revendication du droit au pain, évoqué dans les slogans de tous les pays de la région, montre à quel point le prix du blé a joué un rôle dans le déclenchement des révoltes.

De telles hausses ont avant tout un effet sur les couches les plus pauvres de la population – raison, sans doute, de la faible couverture médiatique accordée à cette crise alimentaire mondiale. L’augmentation du prix de la nourriture contraint à restreindre d’autres budgets, comme celui destiné à la santé ou à l’éducation, et peut faire basculer des situations d’insécurité alimentaire vers un stade de famine.

Libre-échange et sécurité alimentaire dans le monde arabe

Il s’agit ici d’un risque inhérent au modèle économique dominant, qui sous-tend que, pour maximiser la productivité, chaque pays doit se spécialiser dans la production de biens pour lesquels il dispose d’avantages comparatifs – en vertu d’une « prédisposition » qui leur permettrait de produire à plus bas coût. Les pics de prix sont un phénomène récurrent dans une économie de marché globalisée.

Cependant, il est désormais clair que le marché n’est pas en mesure de garantir des prix équilibrés ni aux producteurs ni aux consommateurs, et fait en réalité reculer la sécurité alimentaire mondiale. Les pays du Moyen-Orient sont particulièrement à risque dans ce contexte. Les hauts niveaux de dépendance alimentaire les exposent dangereusement à la volatilité du prix des aliments de base sur le marché international. Des décennies de politiques néolibérales ont précarisé l’agriculture locale, de plus en plus menacée par la désertification et les sécheresses qui viennent empirer une faible dotation en ressources hydriques.

La Russie est également l’un des principaux exportateurs de fertilisants. Leur prix, directement lié à celui des carburants en raison des processus énergivores nécessaires à leur production, influence inéluctablement le prix des denrées alimentaires sur le marché global…

L’invasion de l’Ukraine est particulièrement dramatique pour la stabilité des prix des denrées alimentaires. L’Ukraine et la Russie comptent parmi les plus grands exportateurs agricoles au monde, et ce particulièrement en ce qui concerne la production de blé, aliment central de la culture culinaire contemporaine du Moyen-Orient. Le Liban et l’Egypte sont dans une situation particulièrement préoccupante, puisqu’ils dépendent directement de l’un des deux pays en conflit pour la grande majorité de leurs importations. La réduction des quantités disponibles sur le marché international affectera cependant tous les pays importateurs par le biais d’une augmentation générale des prix. Cet état des choses est d’autant plus inquiétant que les prix avaient déjà atteint des niveaux élevés avant le commencement de la guerre…

Indice des prix
Indice international des prix des céréales © FAO

La Russie produit également une partie conséquente des fertilisants mondiaux. Les sanctions et le refus russe d’exporter vers des pays ennemis risquent d’engendrer une hausse considérable de leurs prix. Dans un modèle agricole caractérisé par la monoculture et l’exportation, les fertilisants constituent un intrant fondamental. Lorsque le sol est appauvri par les pratiques intensives, les fertilisants sont le seul moyen d’obtenir des produits de bonne qualité et de maintenir une productivité élevée. Pour rester rentables, les agriculteurs vont devoir réduire leur utilisation de fertilisants au détriment des quantités produites.

Le prix des fertilisants, directement lié au prix des carburants en raison des processus énergivores nécessaires à leur production, influence inéluctablement le prix des denrées alimentaires sur le marché global. La crise ukrainienne risque d’aggraver cette inflation préexistante, provoquée par l’augmentation du prix de l’énergie. Le prix de la nourriture est donc hautement instable en raison de circuits commerciaux longs et de l’interconnexion entre le prix d’un grand nombre de produits. Les variations encouragent également des pratiques spéculatives, qui ne font qu’accroître la sensibilité des prix.

Dans les pays du monde arabe, la création de stocks de denrées comme le blé est une stratégie privilégiée pour maintenir un certain contrôle sur les fluctuations du prix des principaux aliments. Temporairement, ces stocks permettent d’accroître la marge de manoeuvre des gouvernements pour mitiger la hausse de prix. Cependant, une fois les stocks épuisés, l’inflation devrait se radicaliser, et les déficits commerciaux de ces pays s’accroître – mettant à mal des régimes déjà sous la pression d’une population de plus en plus appauvrie. La dépendance alimentaire, qui peut paraître paradoxale lorsqu’on parle de la région du « croissant fertile », est souvent justifiée par la rareté de l’eau. Historiquement la région était pourtant un producteur important de blé et était caractérisée par un modèle agricole plus respectueux de l’environnement et des ressources non-renouvelables d’eau.

Une dépendance alimentaire construite

La dépendance alimentaire est une réalité relativement récente au Moyen-Orient : la plupart des pays de la région étaient autosuffisants jusqu’aux années 1930, en particulier en céréales. Le début des mandats anglais et français est marqué par le passage graduel à des cultures vivrières et le recul des cultures céréalières, pourtant si importantes dans la tradition culinaire locale. L’adoption de politiques néolibérales à partir des années 1970 et des «Plans d’ajustement structurels » (PAS) du Fonds monétaire international (FMI) ont eu pour conséquence une dégradation considérable du secteur, de plus en plus marqué par le retrait de l’intervention publique et par la volonté d’orienter la production vers le marché international plutôt qu’à la satisfaction de la demande interne.

Le Moyen-Orient risque d’être un des « points chauds » du changement climatique. Des pratiques agricoles plus respectueuses sont essentielles à la préservation de l’environnement et au ralentissement de la désertification. Mais les mettre en pratique nécessiterait un bouleversement du modèle productif dominant…

Le passage à un modèle agricole globalisé a progressivement changé la composition sociale des pays du Levant. La monoculture et la mécanisation réduisent radicalement le besoin de main d’œuvre, en accélérant l’exode rural et l’urbanisation. Les prix de plus en plus bas des aliments de base plongent la petite paysannerie dans une pauvreté croissante. Le travail agricole, historiquement considéré comme une fierté et la marque d’un savoir-faire, est à présent associé à la pauvreté – et à la honte. Le manque de soutien de la part de l’État et l’absence d’institutions publiques adaptées au secteur provoquent un endettement chronique. Le secteur est également affecté par les crises régionales, qui réduisent les débouchés d’une production principalement orientée vers l’exportation.

La diète qui caractérise la région change aussi sous l’effet de l’aide humanitaire et financière internationale, qui contribue à accélérer le passage à une « diète néolibérale », ainsi que la définit Roland Riachi. Le blé dur se voit substituer le blé tendre, moins cher mais moins riche en nutriments et avec un taux glycémique plus élevé. Ces variétés se substituent au fur et à mesure aux variétés locales. Cette substitution réduit la biodiversité des cultures et la valeur nutritive de la diète méditerranéenne.

En raison de son rapport étroit à la terre et à l’eau, les pratiques agricoles sont également au centre des questions environnementales. Le Moyen-Orient risque d’être un des « points chauds » du changement climatique. Des pratiques agricoles plus respectueuses sont essentielles à la préservation de l’environnement et au ralentissement de la désertification. Mais les mettre en pratique nécessiterait un bouleversement du modèle productif dominant… Celui-ci passe notamment par la revalorisation du concept de souveraineté alimentaire.

La souveraineté alimentaire : une résilience sociale et climatique

Souvent présenté par la doxa néolibérale comme un modèle utopique et déconnecté des réalités actuelles, la souveraineté alimentaire est pourtant la seule issue qui permette d’en finir avec les maux sociaux et environnementaux du système agroalimentaire dominant. Elle émerge d’une vision holistique de la nourriture, qui n’est pas conçue comme une simple marchandise, mais comme une composante centrale de la culture, de la santé et de l’environnement dans lequel chacun d’entre nous évolue. Ce concept, a connu un écho médiatique important dans les années 1990 suite à sa promotion par le mouvement la Via Campesina, qui prônait une réappropriation du processus de production de la nourriture, et l’inscription de celui-ci dans des circuits plus courts, en pleine ère néolibérale [1].

Le terme de « souveraineté » témoigne de la volonté d’inscrire la lutte contre la sous-alimentation dans une perspective politique – et dans la continuité de la capacité des Nations à effectuer des choix indépendants. Au Moyen-Orient, les mouvements sociaux qui prônent cette vision de l’agriculture sont moins importants par rapport à ceux qui ont cours en Amérique du Sud, mais traduisent une conscience politique croissante des risques associés à la dépendance alimentaire.

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Cette dernière est souvent justifiée par la rareté des ressources hydriques dans la région : les importations alimentaires seraient une manière de préserver l’eau en réduisant la production agricole nationale. Ce sont pourtant les pratiques agricoles capitalistes dominant l’agriculture moyen-orientale qui dégradent la qualité des ressources hydriques, du fait de l’usage massif de pesticides et de fertilisants chimiques. Cette question est étroitement liée à la préservation de la terre. Le délaissement d’un grand nombre de terres agricoles ainsi que les pratiques associées à la production intensive accélèrent la dégradation du sol et la désertification.

Ces phénomènes rendent plus difficile la préservation de l’eau en raison de taux d’évaporation plus élevés et de l’absence de racines dans les terrains capables de stocker l’eau. Par conséquent, l’eau de pluie ne parvient pas à pénétrer le sol et les risques de crues subites augmentent dramatiquement. La dégradation de la qualité du sol et de l’eau diminue le rendement agricole sur le long terme, et augmente la dépendance des agriculteurs aux fertilisants chimiques.

Les agendas des gouvernements nationaux et de leurs alliés, dont les premiers sont très dépendants politiquement et économiquement des seconds, ne semble toujours pas prendre la mesure du problème. Le Sommet mondial de l’alimentation qui a eu lieu l’année passée témoigne d’à quel point les intérêts économiques des grandes entreprises demeurent encore la priorité des organisations internationales. La tension monte néanmoins. Le Liban fournit sans doute un exemple particulièrement catastrophique. Plongé depuis des années dans une crise économique dont on ne voit pas la fin, la population coule dans la précarité et la pauvreté plus totales.

NDLR : Lire sur LVSL le reportage de Victoria Werling : « Au Liban, le coronavirus engendre une reprise de la contestation sociale »

La diminution dramatique du pouvoir d’achat de la majorité de la population est en partie la conséquence d’une dépendance généralisée aux importations de toutes sortes. La dépendance au blé ukrainien risque d’accroître encore le nombre de personnes souffrant de la faim. Mais même sans le contexte géopolitique actuel, l’affectation du reste de la région par une augmentation similaire des prix semble n’être qu’une question de temps…

Note :

[1] Longtemps, le concept d’autosuffisance alimentaire (qui préfigure en bien des aspects celui de souveraineté alimentaire) a fait consensus au sein du concert des nations. Sous l’influence de l’Union soviétique, l’écrasante majorité des pays en développement ont cherché à la conquérir au sortir de la colonisation. C’est dans les années 1990 que le paradigme de la sécurité alimentaire s’est imposé au détriment du précédent, sous-tendant que l’autonomie, et donc la souveraineté, n’était pas un moyen indispensable pour lutter contre la sous-alimentation. La libéralisation des prix des denrées (censée favoriser leur stabilité) et le libre-échange (censé maximiser les avantages comparatifs des pays, dans une approche ricardienne) ont alors été présentés comme les moyens qui permettraient aux mécanismes de marché d’assurer, mieux que les institutions politiques, la sécurité alimentaire des pays pauvres.