Alors que la victoire de Gustavo Petro semblait acquise dans un second tour face à la droite, les résultats du premier tour ont ébranlés ce scénario. Le leader de gauche devra donc affronter Rodolfo Hernández, un candidat indépendant que l’on a surnommé le Trump colombien. Derrière sa rhétorique anti-establishment, qui lui permet de capter une partie du vote protestataire, Rodolfo Hernández apparait aujourd’hui comme le joker des élites colombiennes qui ont unanimement rallié sa candidature.
Les résultats du premier tour des présidentielles signent un scrutin historique autant que surprenant. Le deuxième tour verra s’affronter le candidat de gauche Gustavo Petro, favori des intentions de votes depuis plusieurs mois, et Rodolfo Hernández, une surprise de dernière minute. Tout au long de la campagne, les enquêtes d’opinion annonçaient un second tour entre Petro et le candidat de la droite traditionnelle Federico Gutiérrez (surnommé « Fico »). Mais ces dernières semaines, les sondages ont vu surgir un troisième personnage, l’outsider Rodolfo Hernández, passé en un mois à peine de 5 à 20% des intentions de votes. Avec un score de 28%, Hernández a finalement dépassé Fico qui réunit un peu moins de 24% des voix.
PETRO EN TÊTE AU PREMIER TOUR, L’ESPOIR D’UNE VICTOIRE DE LA GAUCHE
En termes de votes exprimés le grand vainqueur de ce premier tour demeure Gustavo Petro qui détient une large avance sur son adversaire, ayant réuni 40% des suffrages. Ce score confirme la dynamique favorable qui suivait Petro depuis le début de la campagne et qui alimente les espoirs d’une victoire des forces progressistes dans un pays historiquement conservateur où la gauche n’a jamais gouverné. Pour la gauche, un tel poids politique est une chose nouvelle. Jusque récemment, le conflit interne et la persistance de la guérilla marxiste des FARC privait un projet politique de gauche de toute crédibilité dans l’opinion publique. Les courants de gauche réfutant la guérilla et souhaitant jouer le jeu de la démocratie électorale y étaient malgré tout systématiquement associés. Les accords de paix de 2016 et la démobilisation des FARC, loin d’avoir mis fin au conflit armé, ont néanmoins instauré un climat politique plus apaisé et ont permis l’ouverture d’un espace pour la gauche. De surcroit, la signature de l’accord fait évoluer l’agenda politique, auparavant essentiellement articulé autour des questions militaires et sécuritaires, en faisant place à des thématiques sociales, économiques voir environnementales plus favorables à la gauche.
La candidature de l’anti-establishment réunit donc autour de lui toutes les vieilles figures de la politique colombienne : Parti Libéral, Parti Conservateur, et soutien de l’ex-président Álvaro Uribe. Fort de ces deux députés, tout annonce que Rodolfo Hernández ne sera que la mascotte d’un gouvernement de continuité.
À la faveur des mobilisations sociales de 2019 et 2021, ces thématiques occupent le débat public et se retrouvent au premier plan. La popularité de Petro, favori des sondages depuis le début de campagne, s’inscrit dans ce climat de revendications sociales. Réforme fiscale pour un impôt plus progressif, unification et publicisation du système de retraite, parité dans la fonction publique, garantie d’un « salaire minimum » pour les personnes âgées sans pension de retraite (soit 75% des personnes âgées) et les mères célibataires, démantèlement de l’ESMAD (équivalent CRS), transition d’une économie extractive à une économie tournée vers les services (tourisme et nouvelles technologies)… donnent un aperçu des propositions portées par le candidat du Pacte Historique. Si l’homme a retenu la leçon de sa défaite en 2018 et quelque peu modéré son programme, le changement pour la Colombie serait considérable.
NDLR : Lire sur LVSL notre entretien avec le candidat Gustavo Petro : « La mafia colombienne est en mesure de dicter ses lois »
Sur le plan international, le candidat entend renouer les relations avec son voisin vénézuélien mais ses critiques vis-à-vis de Maduro annoncent des discussions tendues. Alors que l’épouvantail du Venezuela était sans cesse brandi pendant la campagne, Gustavo Petro avait eu des mots durs à l’égard du président vénézuélien, cherchant à s’en distancier au possible. À l’issue du cycle électoral en cours dans la région, l’enjeu sera précisément l’union de ces gauches issues de deux générations différentes dont pourrait émerger une intégration régionale renouvelée. La Colombie aura néanmoins du mal à s’émanciper de Washington, malgré la volonté affichée de Petro en ce sens. Bastion historique de Washington sur le continent, la Colombie entretient avec les Etats-Unis un lien structurel et historique dans la lutte contre le trafic de drogue et les guérillas.
UN SECOND TOUR INCERTAIN
En dépit de l’avance du Pacte Historique lors du premier tour, affronter Rodolfo Hernández était le pire scénario pour Gustavo Petro. Un second tour face à Fico Gutierrez – pour lequel il s’était préparé – aurait été plus confortable vu l’ampleur limitée des reports de voix dont aurait bénéficié le candidat de droite. Contrairement à celui-ci et bénéficiant du mantra de la droite « tout sauf Petro », Rodolfo Hernández dispose d’un réservoir de voix conséquent. À la veille du premier tour, 80% des électeurs de Fico Gutiérrez avaient déclaré qu’ils iraient voter pour Hernández en cas de second tour Petro-Hernández. À peine les résultats du premier tour annoncés, le candidat de droite annonçait son soutien à Rodolfo Hernández, sans même un coup de téléphone ni encore moins d’accord programmatique. La victoire de la gauche au second tour s’annonce difficile, les sondages annoncent un scrutin serré avec 1 ou 2% d’écart entre les deux candidats, plutôt à la faveur de Rodolfo Hernández. Par rapport au premier tour, Petro devra réunir 2 millions de voix supplémentaires pour l’emporter, beaucoup reposera sur sa capacité à mobiliser les abstentionnistes. Le parti du centre, arrivé troisième et défait dans les urnes (4% des voix) en raison notamment de ses dissensions internes, a divisé ses soutiens entre les deux candidats.
Alors que Petro, issu du parti du Pacte Historique qu’il a créé il y a quelques années, jouait modérément la carte de l’antisystème et d’une présidence visant à « en terminer avec ceux de toujours », voilà que ces discours sont retournés contre lui. Rodolfo Hernández, ingénieur et chef d’entreprise, a misé toute sa campagne autour de cette image éloignée de la politique, se construisant un profil d’outsider. À l’époque où il était encore pressenti pour le second tour et sur le fondement que la gauche n’avait jamais gouverné, Fico aimait à mettre en doute la viabilité d’un gouvernement de gauche et le saut dans le vide que cela représenterait. Aujourd’hui, voilà que le passage de Rodolfo au second tour amène Petro à user de la même rhétorique, se présentant comme le « changement responsable » face au « suicide » qu’incarnerait Rodolfo Hernández.
Ne souhaitant s’affilier à aucun parti politique, l’outsider s’est lancé en tant que candidat indépendant (son parti créé pour l’occasion s’appelle la Ligue Anticorruption) et a financé sa campagne sur sa fortune personnelle, s’élevant selon ses dires à 100 millions de dollars. Sa recette de campagne a consisté en quelques slogans démagogues martelées à répétition et une forte présence sur les réseaux sociaux. Elle ne lui aura pas couté cher : 4 000 millions de pesos soit moitié moins que les frais de campagne de Fico et bien moins que les 14 000 millions dépensés par le Pacte Historique, un pari donc réussi pour l’ingénieur.
De quoi le « roi de Tik Tok » est-il le nom ?
Rodolfo Hernández a fait campagne sur un discours virulent anti-establishment et anti-corruption, brisant les codes de la politiques pour se démarquer de ses adversaires. Tant dans le discours que dans ses méthodes de communication politique, il s’inscrit dans le sillage d’autres leaders de la région, Nayib Bukele au Salvador ou Bolsonaro au Brésil. Le « roi de Tik Tok » colombien, totalisant 4,5 millions de likes sur la plateforme, a largement fait usage des réseaux sociaux pour diffuser son message avec des vidéos courtes jouant sur la figure divertissante du « papi cool ». Dans les dernières semaines de campagne, il a su tirer profit du délitement du centre et capter les indécis. Sa campagne aura été presque exclusivement virtuelle. Il y a plus de deux mois, le justifiant par des menaces à sa sécurité, celui que l’on surnomme le « Trump colombien » avait cessé toute apparition publique et refusé de participer aux débats présidentiels. Petro sait donc déjà qu’il ne pourra compter sur un débat d’entre deux tours, art dans lequel il s’est démarqué, pour affaiblir son adversaire
En dépit des efforts pour s’en distancier, Rodolfo Hernández n’est pas un inconnu de la politique. De 2016 à 2019, il avait été maire de Bucaramanga, ville moyenne du centre de la Colombie. Présentant sa candidature sur un coup de tête, l’homme n’envisageait pas l’emporter, si peu, que le jour de l’élection municipale lorsque sa victoire fût annoncée, il se trouvait en voyage à New York. D’aucuns diront que les circonstances actuelles de sa potentielle élection sont similaires…
Avant d’être maire de Bucaramanga, il avait été élu conseiller municipal dans les années 1990, un siège qu’il n’a jamais occupé – tout en conservant son mandat – mais où il avait placé son suppléant qui sera à l’initiative d’un texte des plus arrangeants. Cet accord autorisait les entreprises de construction à payer leur impôts sous forme de travaux publics. Une aubaine pour le leader de l’immobilier à Bucaramanga, Rodolfo Hernández. Si peu pour un pourfendeur de la corruption. Face au conflit d’intérêts qu’entrainait la signature de contrats entre son entreprise et la municipalité, il sera finalement destitué. Ces fantômes le poursuivront puisque le candidat est actuellement sous le coup d’une enquête pénale pour prise illégale d’intérêt dans l’attribution de contrats publics lorsqu’il était maire de Bucaramanga.
Il est difficile de classer le programme d’Hernández politiquement, qui va d’un bout à l’autre du spectre traditionnel gauche-droite. Sur le plan économique, le conservatisme est la tendance de fond : pas de réforme fiscale, suppression de l’impôt sur l’acquisition de patrimoine et sur les transactions financières, ou encore réduction de la dépense publique en supprimant les administrations jugées inutiles. Ce sont ainsi pas moins de 28 ambassades que le candidat entend fermer s’il arrive en poste, au motif que « leurs employés ne travaillent pas, ils ouvrent à 10 heures et ferment à 13 heures, ça s’appelle du vagabondage ». Le personnage ne manque pas de burlesque. Les colombiens n’ont d’ailleurs pas attendu Will Smith et les Oscars : une vidéo virale convertie en mème montrait déjà Rodolfo Hernández gifler violemment un ex-conseiller municipal alors qu’il était maire de Bucaramanga. S’il était encore besoin d’ajouter au portrait, l’homme déclarait en 2016 au micro d’une radio être le « disciple d’un grand penseur allemand. Adolf Hitler. ».
Sur d’autres questions le candidat adopte des positions habituellement portées par le camp progressiste : il se dit par exemple favorable à la légalisation de l’euthanasie, ou encore prévoit la création de centres permettant aux personnes dépendantes aux drogues se voient gratuitement administrer leur dose minimale. Son programme économique inclut également l’instauration d’une retraite pour tous et la taxation des retraites élevées. Cependant, les observateurs s’accordent sur l’imprécision de ses propositions, qui ne stipulent ni les sources de financements des réformes, ni ne détaillent leur mise en œuvre. Sur le plan international, Hernández surprend encore puisqu’il soutient une reprise des relations avec le Venezuela. Soulignons cependant qu’à la lumière du poids de l’immigration des vénézuéliens en Colombie et de la désorganisation militaire à la frontière, qui a fait prospérer toutes sortes de trafics, même le candidat de droite Fico Gutiérrez plaidait pour un rétablissement des relations a minima consulaires entre les deux pays.
LE MESSAGE DE CES PRÉSIDENTIELLES : UN DÉSIR DE RUPTURE ?
Le duel Petro-Hernández, dont aucun n’est issu des partis traditionnels, témoigne du désir de rupture chez les colombiens, comme cela s’était vu avant au Chili, et signe la déroute de la droite. Malgré le soutien des partis traditionnels Libéral et Conservateur, Fico Gutiérrez n’a pas franchi le cap du second tour. Il semble au contraire que l’homme ait pâti de la figure de continuité qu’il incarnait, image exacerbée par le soutien apporté par l’ex-président Álvaro Uribe Velez. Président du pays entre 2002 et 2010, Uribe (droite extrême) avait quitté le palais présidentiel fort d’une très haute popularité, en faisant une figure très influente sur la scène politique colombienne jusque récemment. C’est avec son aval que furent élus les deux présidents qui lui ont succédé. Mais le mandat désastreux du président actuel Iván Duque, notamment marqué par la répression sanglante des manifestations de l’année précédente (au moins 40 morts aux mains de la police), a gravement atteint la côte de l’uribismo. Le soutien – même discret – d’Uribe à Fico lors de ce scrutin a finalement fait porter sur ce dernier le fardeau de l’impopularité du gouvernement en place.
Bien que les accords de paix soient restés un thème de second plan pendant la campagne, le conflit armé reste un enjeu majeur dans le pays. Le gouvernement actuel d’Iván Duque, opposé à l’accord dès l’origine, a multiplié les obstacles à sa mise en œuvre et les promesses formulées accusent de nombreux retards. Depuis l’accord de 2016, 1306 lideres sociales ont été assassinés.
Paradoxalement au rejet de l’establishment, les élections législatives d’avril dernier ont vu se former un Parlement dominé par les partis traditionnels. Ce scrutin, qui répond à des logiques locales marquées par le clientélisme, favorise toujours les vieilles forces politiques organisées en fief. Malgré cela, la coalition menée par Petro avait réalisé un score historique en obtenant environ 25% des sièges au Parlement. Des scores historiques mais pas de majorité. De son côté, le parti de Rodolfo Hernández avait réussi à remporter deux sièges dans sa région du Santander.
La faiblesse de la gauche au Parlement fait poindre le risque d’une paralysie des institutions en cas de victoire de Petro. Pour former une majorité, Colombia Humana devra s’allier au centre, aux libéraux, et même à quelques députés du centre-droit ; des alliances qui n’ont rien d’évident alors que le premier est faible et divisé, et que les deux derniers, qui soutenaient le candidat de droite avant le premier tour, soutiennent aujourd’hui Rodolfo Hernández.
La candidature de l’anti-establishment réunit donc autour de lui toutes les vieilles figures de la politique colombienne : Parti Libéral, Parti Conservateur, et soutien de l’ex-président Álvaro Uribe. Fort de ces deux députés, tout annonce que Rodolfo Hernández ne sera que la mascotte d’un gouvernement de continuité. Face au désaveu de la population, ces élites politiques trouvent dans la subversion d’Hernández un compromis utile à leurs intérêts. Son élection pourrait n’être qu’une révolution symbolique destinée à rendre l’élite plus acceptable, masquant une continuité en termes de pratique politique et la préservation intacte des structures socio-économiques.
QUEL FUTUR POUR L’ACCORD DE PAIX ?
Bien que les accords de paix soient restés un thème de second plan pendant la campagne, le conflit armé reste un enjeu majeur dans le pays. Le gouvernement actuel d’Iván Duque, opposé à l’accord dès l’origine, a multiplié les obstacles à sa mise en œuvre et les promesses formulées accusent de nombreux retards. Depuis l’accord de 2016, 1306 lideres sociales ont été assassinés. Début mai, le groupe paramilitaire Clan del Golfo déclarait un paro armado [une grève armée] pour protester contre l’extradition aux Etats-Unis de leur chef Daniel Otoniel. Ce paro armado affecta 11 départements, surtout au nord du pays, où commerces et administrations furent forcés à la fermeture sous peine de représailles. 26 personnes furent assassinées. Pour les habitants de ces régions, la violence est une réalité omniprésente. Le 31 mai, jour du scrutin présidentiel, un soldat et une jurée électorale étaient tués alors qu’ils transportaient les urnes. En dépit de ces faits de violence, il ne semble pas y avoir eu de fraude électorale massive de nature à transformer les résultats.
Les deux candidats à la présidentielle sont favorables à l’accord de paix. Petro en particulier en a fait un point clé de son programme, insistant sur le besoin de mettre à exécution la réforme agraire, le renforcement de la protection des lideres sociales et l’ouverture d’un dialogue avec la guérilla de l’ELN. S’il venait à être élu, le respect et la mise en œuvre de l’accord de paix pourraient constituer une entrée vers une alliance avec le centre et les libéraux, qui avaient appuyés sa signature en 2016.
NDLR : lire sur LVSL l’article de Keïsha Corantin : « En Colombie, les accaparements violents blanchis par le marché »
Hernández affiche une volonté similaire de rompre le cycle de violences qui ensanglante la Colombie depuis plus d’un demi-siècle. Mais les groupes paramilitaires sont organiquement liés aux élites agraires colombiennes. Celles-ci ayant apporté leur soutien au candidat Hernández, il est peu probable qu’il s’en autonomise s’il parvient au pouvoir. À l’instar de Jair Bolsonaro au Brésil et de Nayib Bukele au Salvador, Rodolfo Hernández est-il autre chose que la réincarnation clownesque de la classe dominante ?