Échapperons-nous au choc des espèces ? L’antispécisme au-delà de la caricature

L’antispécisme fait les choux gras du débat médiatique, qui aime à mettre en scène ses défenseurs les plus amphigouriques et ses opposants les plus intégristes. Aux activistes qui comparent l’abattage d’animaux à des massacres humains – atteignant rapidement le point Godwin – répondent des polémistes faisant l’éloge des protéines carnées et engloutissant des jarrets de porc devant les caméras. Les débats concernant la condition animale et le statut de l’homme au sein du vivant sont plus, et autre chose, que ces escarmouches télévisuelles. C’est le mérite de l’essai de Renaud Large que de le rappeler, qui propose dans Le choc des espèces (Éditions de l’aube, 2022) une réflexion dense à propos de l’antispécisme. Recension.

Cartoonisation des débats et polarisation de la société

Renaud Large inscrit le débat sur l’antispécisme dans le cadre de la spectacularisation plus générale des enjeux médiatiques. De nombreux exemples à l’appui, il souhaite établir que la course à l’audimat a causé du tort à la cause animale, entre défense ubuesque d’un antispécisme caricatural et pourfendeurs moralistes des consommateurs de viande. Les prises de position nuancées ne sont pas celles qui rencontrent le plus de succès.

Les vidéos de l’association L214 avoisinent en moyenne le million de vues. Celles-ci dévoilent des conditions d’abattage épouvantables, laissant accroire qu’elles concernent la plupart des cas – ce que conteste l’auteur, selon lequel elles ne refléteraient qu’une fraction minime des abattoirs français. La médiatisation des délires théâtraux de l’activiste Solveig Halloin – qui compare le sort des animaux dans les abattoirs à celui des victimes de la Shoah… – produit le même effet de disqualification de la cause animale. Elle possède de nombreuses antithèses : internet regorge de militants d’extrême droite, de Baptiste Marchais à Papacito, qui mettent en scène une débauche orgiaque de consommation de viande.

Contre les postures, oeuvrer à l’amélioration réelle du sort des animaux

Au sein de cet esclandre, Renaud Large fait appel à la pensée de Midi défendue par Camus : « La mesure n’est pas le contraire de la révolte. C’est la révolte qui est la mesure, qui l’ordonne, la défend et la recrée à travers l’histoire et ses désordres. [ … ] Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans la autres » [1]. Nuance, aime-t-il à penser, n’équivaut pas à consensus mou.

Améliorer les conditions d’élevage induirait un accroissement des coûts de production et une hausse du prix de la viande : un tel phénomène exclurait de fait une grande partie de la population – 10 millions de personnes sous le seuil de pauvreté en France –  d’un régime omnivore

Un juste milieu qui correspondrait aux aspirations majoritaires, selon l’auteur, qui rejette aussi bien l’abolition de l’élevage – seuls 4% des Français ne mangeraient pas de viande – que « l’orgie carniste » comme mode de vie – puisqu’à peine un quart des Français en consomme quotidiennement. Ainsi, les postures pseudo-radicales qu’affectionnent les médias, dans un sens ou dans l’autre, sont en décalage avec un réel bien plus complexe.

Il appelle à prendre en compte la structure de l’économie française, dans laquelle on compte un nombre important d’emplois qui dépendent de la consommation de viande, et de filières qui la produisent souvent de manière précaire. C’est ainsi qu’il défend la proposition d’une sécurité sociale alimentaire et d’une régulation des prix du marché par l’État. Améliorer les conditions d’élevage induirait un accroissement des coûts de production et une hausse du prix de la viande : un tel phénomène exclurait de fait une grande partie de la population – 10 millions de personnes sous le seuil de pauvreté en France –  d’un régime omnivore et la viande deviendrait un produit de luxe.

Bien sûr, cette optique ne dit rien de la légitimité intrinsèque des revendications antispécistes, et de la question philosophique sous-jacente – celle de la hiérarchisation des espèces animales. Renaud Large le concède : « Nous vivons aujourd’hui dans l’hypocrisie d’une vie qui soutient le massacre de centaines de millions d’animaux. […] Car oui, nous avons honte de la mort des autres espèces. Nous ne pouvons la justifier éthiquement » [2]. En définitive, le « pragmatisme révolutionnaire » qu’il défend assume une forme de duplicité : si la majorité des êtres humains mange de la viande, alors on ne peut pas le leur interdire, quand bien même il n’existerait pas de justification éthique à de telles pratiques. 

Sauver l’humanisme ?

Le courant « welfariste réformiste » prend en compte les multiples étapes entre l’existant et le souhaitable, et conserve pour objectif la suppression de l’élevage. Au bout du chemin, il y a l’abolition de l’une des caractéristiques qui fonde la spécificité du genre humain. L’auteur prend une position tranchée : un tel bouleversement irait à l’encontre de la tradition humaniste. S’il reconnaît la supériorité morale de l’argumentaire antispéciste, il n’en tire pas argument pour appeler – fût-ce sur le mode d’un horizon – à l’interdiction de l’abattage, des zoos, de la chasse ou de la corrida. La raison avancée ? Une telle rupture signerait la fin de l’humanisme : « Nous ne serons plus alors dans un léger décentrement de l’homme, une douce sortie de l’anthropocentrisme. Non, ce choix entraînera la désintégration instantanée de l’humanisme qui place la préservation de la vie humaine au-dessus de tous les principes » [3].

Au crédit de l’essai de Renaud Large, on lui reconnaîtra le mérite de poser les conditions d’un débat à propos de la question animale, loin des caricatures qui structurent le débat médiatique – bien qu’il ne soit pas lui-même exempt de simplifications à propos de la mouvance antispéciste

L’argument est ici un peu court : l’auteur restreint l’humanisme aux traditions culturelles. De même, il semble dresser une équivalence entre tendre vers un idéal où l’on ne tuerait plus d’animaux et mettre ceux-ci sur un pied d’égalité avec les hommes. Questionner le droit de vie ou de mort que l’homme s’arroge sur les animaux reviendrait-il à mettre en cause les acquis de la tradition humaniste et des Lumières ? On renverra l’auteur aux Questions sur l’Encyclopédie, l’un des derniers ouvrages de Voltaire : « Il ne leur manque que la parole ; s’ils l’avaient, oserions-nous les tuer et les manger ? Oserions-nous commettre ces fratricides ? » [4].

Vers une « communauté morale plus élargie »

Peut-on penser un antispécisme humaniste ? C’est l’horizon que propose Serge Audier : « Ce sera un humanisme sensible à la souffrance et au plaisir des autres, responsable pour les autres, ayant plus que jamais le sens de la précarité humaine, mais aussi de tout ce qui vit, de toute la terre et même de l’univers » [5]. Renaud Large s’oppose à cette conception, au motif qu’elle tracerait une équivalence entre la valeur de toutes les vies, humaines et animales. Il s’agit d’une lecture tronquée de Serge Audier, qui demeure un ardent défenseur de l’humanisme et des Lumières. Son nouvel humanisme étendu aux animaux n’implique aucunement que ceux-ci jouissent des mêmes droits que les hommes – une revendication, du reste, très marginale, dont on ne peut que regretter que Renaud Large la mette autant en avant.

Un antispécisme bien compris ne saurait être assimilé à un antihumanisme. Défendre, fût-ce sur un mode purement éthique, que l’être humain n’est pas fondé en droit à tuer un animal, n’implique aucunement de mésestimer le caractère unique du logos qui fait de l’homme une espèce à part entière dans le règne animal. On pourrait même considérer que cette maîtrise du logos confère à l’humanité une responsabilité particulière à l’égard du vivant : lui seul étant en mesure d’avoir à l’esprit la capacité de souffrance des animaux, lui seul peut les atténuer. L’antispécisme serait alors un humanisme élargi qui, au nom même de la supériorité intellectuelle des hommes, les obligerait envers les autres espèces.

C’est en ce sens que Serge Audier en appelle, en vertu de la capacité des animaux à ressentir de la souffrance, à les inclure dans une « dans une communauté morale plus élargie » [6]. L’anthropocentrisme laisse place à une nouvelle conception de la relation de l’homme avec son milieu qui « inclut l’humanité dans un ensemble biotique comprenant le sol, les plantes, les animaux et la terre » [7]. Responsable, par le mode de production capitaliste qu’il a institué, des transformations vertigineuses que subit la nature, il est le seul à pouvoir y mettre fin. Cela implique de rejeter une philosophie purement anthropocentriste.

Au crédit de l’essai de Renaud Large, on lui reconnaîtra le mérite de poser les conditions d’un débat sain et riche à propos de la question animale, loin des caricatures et des anathèmes qui structurent le débat médiatique – bien qu’il ne soit pas lui-même exempt de simplifications à propos de la mouvance antispéciste. On regrettera simplement qu’il défende une vision si rabougrie et monolithique de l’humanisme…

Notes :

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[1] Albert Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951. Cité à la page 78 du livre Le choc des espèces 

[2] Renaud Large, Le choc des espèces, Paris, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, p.149

[3] Renaud Large, Le choc des espèces, Paris, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, p.147

[4] Article « Viande » des Questions sur l’Encyclopédie, Œuvres complètes de Voltaire, édition Louis Moland (dorénavant M), t. 20, p. 577.

[5] Serge Audier, La cité écologique, Lonrais, La Découverte, p.245

[6] ibid, p.141

[7] ibid