Standardisation du vivant : une menace pour l’humanité

© Oriol Pascual

Des forêts aux cheptels bovins, le vivant tend à être de plus en plus uniformisé, afin de maximiser la rentabilité à court terme. Or, en détruisant une biodiversité autrefois très riche, l’être humain menace la sécurité de son alimentation. Un premier pas vers la sortie de ce productivisme écocidaire serait de rompre avec la logique libre-échangiste aujourd’hui hégémonique.

Plus les années passent, et plus la marchandisation de notre environnement prend de l’ampleur. Du marché de l’amour, désormais organisé par des applications, en passant par celui des droits à polluer, de la génomique et de la procréation, rien ne semble pouvoir y échapper. Comme l’expliquait l’économiste Karl Polanyi, la recherche de profits pousse à l’extension perpétuelle des sphères du capitalisme, au point d’entraîner la création de « marchandises fictives », c’est-à-dire la transformation en marchandises d’objets non adaptés au marché tels que les monnaies, la Terre, et le travail.

Ce que Polanyi n’avait pu imaginer, c’est la standardisation sans bornes du vivant dans la recherche d’une compétitivité effrénée : les arbres sont sélectionnés pour leur vitesse de croissance, les animaux pour leur capacité d’engraissement, les hommes bientôt pour leur productivité… La biodiversité, elle, prise dans ce mouvement d’uniformisation, s’appauvrit au point de menacer ses propres capacités de résilience et de balafrer à jamais le patrimoine français, voire mondial.

Des forêts en rang d’oignons

Si l’augmentation spectaculaire de l’espace forestier en France en seulement un siècle est remarquable – et due à l’effondrement du monde paysan -, un tel développement cache cependant une réalité moins glorieuse : l’industrialisation d’une partie de nos forêts. Dans les pays aux climats tempérés comme la France, le cheval de Troie de ce phénomène n’est autre que le pin Douglas, un résineux nord-américain dont la monoculture ne cesse de se répandre dans le Massif central, en particulier dans le Morvan. Et pour cause, il pousse deux fois plus vite que ses congénères, est plus résistant aux maladies, et son bois est plus droit et solide. Rapidement, il a donc été sacré grand chouchou de la sylviculture et de l’industrie du meuble. Il est alors planté en masse sur des hectares entiers avant que ne se produisent des coupes rases (abattage de l’ensemble des arbres sur une parcelle) qui empêchent le retour à la terre des troncs, et donc la régénération de celle-ci. L’arbre pompe alors les minéraux du sol sans le réenrichir en se décomposant pour former l’humus. Ce processus d’extraction menace les nombreux insectes et oiseaux vivant grâce à ce bois mort et acidifie les sols.

À cela s’ajoute l’usage d’intrants pour dévitaliser les souches et effectuer de nouvelles plantations. Il n’est ainsi plus si rare de se promener dans des forêts où la distance entre les arbres est millimétrée, une seule essence visible, et la biodiversité inexistante. Un phénomène inquiétant plus répandu qu’on ne le pense : 14% des forêts françaises sont des plantations, 30 000 ha de forêt ont été plantés ou replantés chaque année au cours des dix dernières années, et les feuillus, moins rentables, disparaissent (80% des arbres plantés sont des résineux). Un écocide qui vient fournir en matière première le géant chinois qui, loin de la candeur occidentale, protège ses forêts.

Des bovins tous jumeaux

Cette uniformisation se retrouve aussi dans l’élevage bovin, bien que la communication autour de celui-ci laisse à penser le contraire : 46 races de vaches sont recensées sur le cheptel national, de quoi laisser imaginer une grande diversité. Pourtant, deux races concernent à elles seules plus de 50% des vaches : la Prim’Holstein et la Charolaise. Cette standardisation des troupeaux, relativement récente dans l’histoire de France, a été provoquée par l’action conjuguée d’importations de races d’Angleterre et d’Hollande, de croisements multiples et de politiques publiques, notamment introduites par l’ingénieur général agricole Edmond Quittet après 1945. Le but était de faire disparaître les races de vaches les moins productives, alors jugées inutiles (la garonnaise, la blonde des Pyrénées, la rouge flamande, etc.), sacralisant la victoire de l’utilitarisme benthamien, lui-même étroitement lié au libéralisme, moteur du capitalisme. Ainsi, la Prim’Holstein a représenté un raz-de-marée pour le cheptel bovin français complètement transformé. Le « une vache, une région[6] » du début du XXème siècle n’a plus cours.

Le but était de faire disparaître les races de vaches les moins productives, alors jugées inutiles, sacralisant la victoire de l’utilitarisme benthamien, lui-même étroitement lié au libéralisme, moteur du capitalisme .

Un changement regrettable – au-delà de la simple estocade qu’a subi le leg patrimonial – dans la mesure où ces races anciennes présentaient une rusticité et une grande adaptation aux territoires. Et nous ne sommes pas au bout de nos peines. Déjà le clonage des bovins devient chose courante aux États-Unis et en Chine. À force de prendre la nature pour une marchandise, d’ignorer ses limites perdu dans un techno-utopisme, l’homme risque de se perdre lui-même.

L’uniformisation, un risque majeur pour la sécurité alimentaire

Quand l’on sait que 90% des espèces cultivées ont disparu depuis le début du XXème siècle, que 75% de nos apports alimentaires dépendent de seulement 12 espèces végétales et de 5 espèces animales, la question des conséquences de la standardisation du vivant devient incontournable. Plus qu’un appauvrissement génétique, c’est une menace grave qui plane sur l’alimentation mondiale. La diversité des écosystèmes permet en effet de les rendre plus résistants et résilients face aux maladies et ravageurs. Un vivant plus standardisé, c’est avant tout moins de prédateurs potentiels contre les nuisibles, à l’image des chauves-souris qui dévorent les “vers de la vigne”, ennemis des vignerons. Plus les espèces disparaissent dans cette “grande standardisation”, et moins nous disposons de moyens de procéder à des hybridations qui seraient pourtant très utiles face à de nombreux défis (espèces invasives, changement climatique). L’existence de variétés de céréales éthiopiennes plus résistantes à la chaleur est ainsi une piste intéressante dans le sens d’une adaptation au réchauffement planétaire.

En règle générale, les monocultures standardisées permettent aux nuisibles de se propager à une vitesse folle. Le cas du Morvan est encore ici emblématique : les épicéas plantés en monoculture subissent une particulièrement forte mortalité du fait de la scolyte, un insecte qui pond ses œufs dans l’écorce des arbres. Ainsi, en 2020, les bois dépérissants représentent 26% de la récolte en forêt publique. La banane Cavendish, qui représente plus de 99% des bananes importées dans le monde, subit le même scénario à cause d’un champignon en mesure de proliférer du fait d’une biodiversité enterrée sous une monoculture généralisée. Les élevages industriels, malgré des procédures de biosécurité renforcées, constituent eux aussi des foyers épidémiques en puissance, un problème que la résistance de nouvelles bactéries aux antibiotiques risque d’aggraver dans les prochaines décennies. L’appauvrissement génétique en cours, irréversible, pourrait bien à terme broyer les capacités de résilience de l’humanité.

Sortir des logiques productivistes

Cette uniformisation tant de la biodiversité française que de nos élevages ne peut être combattue qu’en terrassant les causes de ce phénomène : la recherche de rendement et la course à la compétitivité. Il est ainsi crucial de remettre à plat la PAC (Politique Agricole Commune), dont les subventions sont indexées sur le nombre d’hectares pour les agriculteurs et le nombre de têtes pour les éleveurs. Mais la fin du dumping social et environnemental passera aussi par la sortie des traités de libre-échange qui enserrent la France dans une concurrence mondiale intenable. Le double discours des élites politiques, nationales comme européennes, promettant de protéger notre agriculture et l’environnement tout en signant des accords avec le Canada, le Mexique, le Vietnam ou le MERCOSUR, doit être dénoncé. Il en est d’ailleurs de même avec le marché unique européen. Derrière les mots « libre échange », qui relèvent plus de la novlangue que d’une réalité conceptuelle, il faut bien comprendre « asservissement du politique à des dynamiques économiques ». La seule chose libérée grâce à ces traités se trouve être l’accès, pour des multinationales, à de nouveaux marchés, autant pour s’approvisionner en matières premières, que pour écouler la marchandise. Pire encore, la croissance démographique et la montée des niveaux de vie dans les pays émergents vont sans aucun doute faire monter les prix des matières premières : bois de construction, viande, blé… et il sera donc de plus en plus ardu de résister aux sirènes de la marchandisation à tout va.

La fin du dumping social et environnemental passera aussi par la sortie des traités de libre-échange qui enserrent la France dans une concurrence mondiale intenable.

Ainsi, les animaux comme les végétaux, mais aussi, de manière indirecte, les êtres humains, subissent ce mouvement d’uniformisation généralisé. Résister n’est pas seulement une question de survie matérielle et environnementale, mais un impératif moral et anthropologique. Face au mouvement d’uniformisation marchand imposé par la mondialisation, nous devons préserver et valoriser l’aspérité, le discontinu, le protéiforme… Ce sont les conditions même de l’existence qui sont en jeu : l’homme ne se réalise que s’il peut se distinguer de l’altérité. Il est grand temps de donner tort à la si véridique assertion de Jacques Ellul « Cette société s’est trouvée caractérisée à nos yeux par ses fatalités et son gigantisme ».