La vassalisation de l’Europe à l’ère de la géoéconomie

Trump von der Leyen - Souveraineté européenne - Le Vent Se Lève
Donald Trump et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen le 31 juillet 2025

Contre Donald Trump, « construire l’Europe puissance » : début 2025, les chancelleries du Vieux continent étaient unanimes. Suite à la réélection du candidat républicain, ses déclarations isolationnistes, sa diplomatie plus erratique que jamais, « l’autonomie stratégique européenne » était à l’ordre du jour. Peu importait que l’Union européenne (UE) présente de multiples handicaps institutionnels pour une quelconque politique de souveraineté : en France, la majorité des médias reprenaient cette idée à leur compte. Le 31 juillet 2025, cette chimère s’est fracassée contre le mur du réel : l’UE, par la voix de la présidente de la Commission, acceptait un accord de vassalisation avec les États-Unis, impliquant droits de douane asymétriques et obligation d’acheter des biens stratégiques à l’Oncle Sam. Décryptage d’une capitulation qui établit, une nouvelle fois, que l’UE ne constitue pas un échelon pertinent de résistance à l’hégémonie américaine – une idée face à laquelle la rédaction du Vent Se Lève a toujours exprimé un scepticisme constant.

Le couperet est donc tombé. Le 31 juillet 2025, au moyen de la « Modification » de l’Executive Order 14257 promulgué le 2 avril par Donald Trump, l’entrée dans une ère où la force prime sur le droit est devenue une réalité économique. Le très libéral Financial Times note que le droit commercial international a été piétiné par la signature de cet accord, qui contrevient aux règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), en ce qu’il viole la règle de réciprocité tarifaire. Pessimiste, un financier cité dans l’article ajoute que « l’OMC est une institution qui ne peut faire à peu près rien sur à peu près tout ».

Avec cet accord, soutenu par l’industrie exportatrice européenne, l’Union a définitivement acté son rôle de vassal géopolitique. Si la communication publique de l’exécutif européen a pu évoquer une « victoire », car « le pire » aurait été évité (15% de tarifs douaniers au lieu de 30%), c’est le constat d’un échec amer qui prévaut.

L’asymétrie de l’accord est telle que les signataires européens ne cherchent pas à le nier. Selon les mots du chancelier allemand Friedrich Merz, l’accord causera « des dommages considérables » à l’Union, ajoutant qu’il s’agit de la « meilleure configuration envisageable dans la situation actuelle ». Interrogée sur les concessions auxquelles les États-Unis auraient consenti, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen a reconnu qu’il n’y en avait aucune.

Si en effet 15 % de droits de douane ont été imposés à l’Union, cette dernière n’a répliqué par aucune contrepartie. Alors qu’elle avait à sa disposition un « mécanisme de rétorsion » ad hoc formalisé en juillet ; qu’elle aurait pu instaurer une réciprocité tarifaire en s’en prenant aux secteurs stratégiques américains, dans ce cas-ci le secteur des services ; ou encore (menacer) d’utiliser les outils législatifs à sa disposition, à l’instar du Digital Service Act (DSA) qui permet d’imposer des pénalités financières conséquentes aux géants du numérique, elle a décidé de n’en rien faire.

Le motif invoqué ? Le déséquilibre de la balance commerciale entre le Vieux continent et le parrain américain. Celui-ci est pourtant en grande partie causé par l’hébergement des géants de la tech en Irlande, qui exportent aux Américains… des services numériques américains. Sans ce maquillage comptable, l’excédent commercial européen, qui justifie cette asymétrie dans les tarifs douaniers, serait quasi nul.

Les États-Unis tireront-ils argument de l’accord pour imposer une vente de Gaz naturel liquéfié (GNL) à un prix exorbitant – les quantités actuellement importées étant déjà surfacturées ?

Au-delà de la question tarifaire, il convient de distinguer entre effet d’annonce et engagement réel. Seuls huit États ou zones économiques – UE comprise – ont annoncé un « accord » avec les États-Unis. À ce stade, si des clauses ont bien été formalisées entre l’exécutif européen et le Président américain, ce sont les seuls États-Unis qui ont légiféré en bonne et due forme – au moyen de l’Executive Order précité –, l’Union n’ayant produit que des déclarations d’intentions, dont la transposition pratique pose plus d’une question.

« ReArm Eu » et « Aggregate EU » : de la « souveraineté européenne » à la prédation américaine

L’accord prévoit en effet l’achat de pas moins de 750 milliards de ressources énergétiques américaines, et « des centaines de milliards » en armement. Comment ce dernier engagement va-t-il coexister avec les plans de remilitarisation déjà actés au sein de l’UE ? Les pays européens se sont engagés à élever leur budget de Défense à hauteur de 5 % du PIB au Sommet de la Haye de l’OTAN, tandis que le fonds de 850 milliards « Readinness Europe 2030 » – plus connu sous sa dénomination initiale de « ReArm Europe » – est destiné à un achat massif d’armement. Sauf à imposer une véritable économie de guerre dans l’Union européenne, il est peu probable que les « centaines de milliards » d’acquisitions en armes américaines promis par Ursula von der Leyen se superposent à ces dispositifs : une hybridation avec ceux-ci apparaît plus vraisemblable.

Le fonds « ReArm Europe » n’est pas sans poser problème : financé par des emprunts sur le marché européen, il contient une clause de non-achat aux États-Unis, et impose en l’état 65 % d’achat d’armements au sein de l’Union. Les 35 % restants peuvent être achetés à des pays extérieurs à l’UE, à condition qu’ils aient signé un Partenariat de Sécurité et de Défense (PSD) : une condition qui n’englobe pas les États-Unis. Ces mesures protectionnistes étaient devenues, à bas bruit, un sujet de discorde entre la Maison blanche et l’Union : « Marco Rubio [secrétaire d’État de Donald Trump NDLR] a fait savoir que Washington percevrait négativement une exclusion des États-Unis des appels d’offre européens », affirmaient deux sources citées par Reuters. La clause d’européanité des achats d’armement sera-t-elle annulée, ou adoucie ? Un PSD sera-t-il signé entre l’UE et les États-Unis, comme entre l’UE et le Royaume-Uni, dans l’urgence, en mai dernier ? Ces options seront probablement examinées prochainement par les trois acteurs (Commission, Conseil et Parlement) chargés de mettre en place l’accord conclu par Ursula von der Leyen.

Selon une source européenne citée par Politico, cependant, ce n’est pas à l’échelle des institutions européennes qu’auront lieu ces achats : « la fourniture d’armes n’est pas un sujet pour la Commission. Les déclarations [à propos de « l’accord » NDLR] reflètent le souhait du président Trump de voir la hausse des dépenses militaires servir les entreprises américaines… Mais cela n’a pas été pris en compte dans les chiffres qui ont été discuté ». Plus probablement, c’est d’abord par l’entremise des budgets nationaux qu’aura lieu l’achat de ces « centaines de milliards » en armes américaines. La hausse des budgets de Défense à hauteur de 5 % du PIB, prévu lors du dernier sommet de l’OTAN, servira vraisemblablement à gonfler un carnet de commandes d’abord américain.

Le degré de coercition de l’approche trumpiste inquiète certains stratèges américains. Qu’ils se rassurent : l’UE vient de prouver qu’exiger conjointement d’un allié vassalisation géopolitique et économique n’a rien d’impossible.

Ces derniers mois, de nombreux gouvernements ont déjà affiché leur souhait de resserrer les liens avec le complexe militaro-industriel américain – mettant fin à une « fronde » entamée en février où, suite à l’altercation entre Donald Trump et son homologue ukrainien, les Européens prétendaient vouloir s’autonomiser d’un partenaire ayant démontré sa volatilité. Ainsi, le chancelier allemand Friedrich Merz annonçait en mars 2025 des « mesures radicales » pour s’autonomiser de l’industrie américaine, dans le contexte d’une polémique médiatique sur le F-35 : secret de Polichinelle, les États-Unis conservent le contrôle du bombardier, même après l’avoir vendu, par la maîtrise de sa chaîne logistique et de ses opérations de maintenance, et peuvent le désactiver en actionnant un killing switch (« bouton tueur »). Quatre mois plus tard, le même Friedrich Merz avait accepté un retour intégral sur les sentiers de la dépendance : ouverture d’un sous-traitant du géant Lockheed Martin sur son territoire pour fabriquer des composantes de F-35, achat de systèmes antimissile Patriot aux États-Unis pour les réexporter vers l’Ukraine, négociation – selon Politico– pour l’achat de quinze nouveaux F-35.

« L’accord » conclu entre l’Union et les États-Unis accroît donc essentiellement une dynamique en cours. Si les commandes d’armes s’effectuent à l’échelle nationale, elles pourraient être coordonnées par un mécanisme européen similaire à Aggregate EU, qui permet aux pays du Vieux continent d’acheter collectivement de l’énergie. Dans ce dernier domaine, l’Union a également accepté d’investir dans une production américaine – à hauteur de 750 milliards.

Cet engagement s’inscrit dans une logique géoéconomique similaire : alors que l’Union porte – depuis le conflit ukrainien – un discours de « diversification » de ses partenariats énergétiques afin de se prémunir d’une dépendance excessive, cet accord vient casser une dynamique en cours. Comme le rapporte le journaliste Mickaël Correia dans Médiapart, l’UE avait réduit sa consommation de gaz naturel liquéfié (GNL) de 15,6 % entre mi-2024 et mi-2025, notamment par le déploiement d’énergies renouvelables. Le GNL américain étant produit à partir des méthodes les plus néfastes pour l’environnement – fracturation hydraulique, gaz de schiste –, l’Union a réussi un double coup de maître : mettre à bas ses timides ambitions écologiques et plomber son industrie du renouvelable.

De plus, soulignons que le montant avancé – 750 milliards – ne correspond à aucune réalité physique. Ainsi que le rappelle Jean-Marc Jancovici, les États-Unis « produisent environ 900 millions de tonnes [de GNL] par an, en consomment 750 ». L’Europe en sera-t-elle réduite à importer… du pétrole américain ? L’hypothèse semble toute aussi peu réaliste : cela nécessiterait de faire des Américains notre premier et exclusif fournisseur énergétique, alors que ces dernier nous vendraient plus du tiers de leur production – nécessaire à leur consommation intérieure. Ce qui relève donc de la plus pure fiction. Le plus probable semble toutefois que les États-Unis tirent argument de l’accord pour imposer une vente de GNL à un prix exorbitant, les quantités actuellement importées étant déjà largement surfacturées. Un moyen de procéder à une réévaluation artificielle du dollar, en chute tendancielle ?

Coercition géoéconomique

La vassalisation ne s’arrête pas là. À ces accords ubuesques s’ajoute le fait que l’Executive Order contient des clauses de sanction en cas de leur non respect. Une diplomatie aussi agressive heurte la raison bruxelloise, accoutumée au respect du droit commercial, à la bonne entente transatlantique et au traitement préférentiel des Occidentaux. Cette ère est révolue : le chantage prédateur imposé à l’Ukraine et à la RDC, les menaces exercées à l’encontre du Danemark sur le Groenland, indiquent que les mêmes moyens de coercition s’exerceront désormais sur les « alliés » comme sur les « ennemis ». Cet unilatéralisme avait précédé la réélection de Donald Trump (c’est sous Barack Obama qu’Alstom a été extorquée par General Electric et que BNP a été frappée d’une amende historique de 8 milliards pour avoir violé les embargos contre l’Iran et Cuba), mais il atteint à présent de nouvelles dimensions.

Manifestation emblématique de cette dynamique : le Canada ayant annoncé son intention de reconnaître l’État de Palestine au Sommet des Nations Unies en septembre, ses droits de douanes se sont vus portés à 35 %. Loin de toute rationalité économique, il est question de coercition géoéconomique.

Géoéconomique, car les outils économiques et financiers – exportations, barrières douanières, etc. – sont utilisés comme leviers d’action au service de la puissance géopolitique. Une configuration qui n’est pas sans rappeler les situations « d’impérialisme informel » décrits par les historiens lors des siècles précédents – l’impérialisme informel désignant un ensemble de moyens politiques, économiques et stratégiques visant à assoir une hégémonie sans avoir besoin de recourir à l’intervention militaire conventionnelle. Un quotidien peu coutumier d’analyses marxistes a effectué un rapprochement entre l’évolution actuelle des relations internationaux et celle qui caractérise la « Belle époque » (1871-1914) – ou des « barons voleurs » –, marquée par une fusion entre franges rentières du capital, exclusivement intéressées par la maximisation de leur profit sur le court terme, au détriment de la stabilité internationale.

La volonté semble claire, la stratégie chaotique. Ce tournant géoéconomique s’explique par la volonté de distinguer les « amis » des « ennemis », afin de pérenniser une hégémonie à bout de souffle. De transformer des axes – coalitions géopolitiques relativement souples –, issus des dynamiques post-Guerre froide, en blocs – alliances figées et tendanciellement bilatérales. Un objectif qui entre en tension avec le comportement prédateur qui accompagne cette démarche : Donald Trump a promis à son électorat que les alliés « paieront » pour la protection américaine, et entend faire respecter cet engagement. Les 20 % de droits de douane imposés à Taïwan, allié vital des États-Unis dans une région aussi stratégique que l’Indo-Pacifique, attestent des possibles contradictions à venir entre la consolidation de l’hégémonie américaine et la maximisation des gains aux dépens des alliés.

Au Brésil, des droits de douane de 50 % ont été imposés alors que le pays ne devait pas être concerné au-delà du plancher de 10 % qui prévaut désormais pour le reste du monde. Les motivations de la Maison Blanche semblent essentiellement politiques : Donald Trump reproche à son homologue brésilien la condamnation de Jair Bolsonaro – décidée par le pouvoir judiciaire, indépendant – et un activisme trop marqué en faveur des BRICS. De même, les droits de douane ont été élevés à 25 % pour l’Inde, que Donald Trump accuse d’acheter du pétrole russe, en violation des sanctions américaines. De fait, New Delhi est le principal client de l’or noir russe, qui représentait en 2024 près de 36 % des importations indiennes en la matière – dix huit fois plus qu’avant la guerre.

Les raisons de l’inquiétude américaine qui sous-tendent ce tournant géoéconomique sont multiples : renforcement du pôle des BRICS, dépréciation du dollar, lenteur de la réindustrialisation, consolidation de la contre-hégémonie chinoise au travers de son initiative « One Belt, one Road », multipolarisation des relations internationales. Hegemon inquiet, les États-Unis sont également confrontés à une secousse interne : la base sociale des Républicains, qui associent les « guerres sans fin » d’Irak et d’Afghanistan à une formidable dilapidation d’argent public, dont ils manquent cruellement, ne veulent désormais plus d’engagements de la puissance américaine à l’étranger sans contrepartie. Aussi la Maison Blanche impose-t-elle à ses alliés une prédation croissante, en même temps qu’elle requiert une docilité géopolitique soutenue.

Le degré de coercition requis par cette approche inquiète de nombreux stratèges et analystes américains, nostalgiques de l’ère du soft power et du multilatéralisme. Qu’ils se rassurent : en acceptant cet accord, l’UE vient de prouver qu’exiger d’un allié vassalisation géopolitique et soumission économique conjointes n’a rien d’impossible.