Ernesto Samper : « Gustavo Petro incarne une volonté d’en finir avec ce modèle de développement »

Ernesto Samper, président colombien de 1994 à 1998

Favori des élections présidentielles colombiennes, le candidat Gustavo Petro porte un agenda de rupture. Rupture avec des décennies de collusion entre l’État et les milices paramilitaires. Rupture avec un modèle économique extractiviste et libéral. Rupture, enfin, avec l’alignement sur Washington et ses intérêts régionaux. À Bogotá nous avons rencontré Ernesto Samper, président du pays de 1994 à 1998, et soutien de Gustavo Petro. Il est également l’un des membres du Grupo de Puebla, forum régional qui rassemble plusieurs leaders progressistes – Lula, Evo Morales, Rafael Correa… Nous l’avons interrogé sur les enjeux de cette élection, la signification de la candidature de Gustavo Petro et les implications géopolitiques qu’aurait sa victoire.

LVSL – La coalition menée par Gustavo Petro se caractérise par son caractère hétéroclite. On trouve d’anciens guérilléros, mais aussi d’ex-paramilitaires. De tels rapprochements ont été critiqués par la gauche de son mouvement. Quelle est la cohérence de sa coalition politique ?

Ernesto Samper – Cette campagne est caractérisée par de nombreux enjeux. Certains sont conjoncturels : en finir avec le Covid, revenir au taux d’emploi antérieur à la pandémie, etc. D’autres s’inscrivent dans une histoire plus longue : la concrétisation du processus de paix d’une part, et le changement de modèle de développement de l’autre.

Le gouvernement d’Ivan Duque a respecté certaines clauses des accords de paix, mais en abandonné d’autres, y compris parmi les plus importantes : la protection et la réparation des victimes, le partage des terres, l’accompagnement pacifique des trafiquants de drogue vers des activités légales, etc. La mise en place des accords de la Havane est un point structurant du programme de Petro ; ceci explique les nuances politiques que l’on trouve dans sa coalition.

NDLR : Les accords de la Havane ont été signés en 2016 entre les différentes parties prenantes du conflit colombien. Une partie des élites agraires colombiennes y est hostile car ils incluent une réforme agraire. Lire sur LVSL l’article de Gillian Maghmud pour une analyse de ces accords : « Le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »

Il a souligné qu’il était hors de question de revenir au modèle néolibéral qui prévalait avant le commencement de la pandémie. Son agenda est clair : accroître l’investissement dans le domaine social, accroître la progressivité de l’impôt, faire contribuer les plus aisés à la reconstruction post-pandémie du pays. L’amplitude de la coalition ne l’a pas empêché de tenir bon sur ces deux points.

LVSL – Vous avez été président du pays de 1994 à 1998. Quels seraient, selon vous, les obstacles à un processus de changement structurel si Petro gagnait l’élection ?

ES – Une droite a émergé, ces dernières années, très similaires aux autres droites latino-américaines, incarnant une forme particulièrement dangereuse de populisme. Un populisme fiscal, qui prône la réduction des impôts de ceux d’en-haut sous le prétexte d’améliorer les conditions de la production. Un populisme punitif, qui promeut le durcissement des peines et la prison pour les protestataires. Un populisme nationaliste, qui passe par la le refus de l’intégration régionale et la signature d’accords privilégiés avec les États-Unis, aux dépens des relations avec ses voisins immédiats.

Le pragmatisme de la politique extérieure chinoise est à souligner. Il n’est pas dans l’intérêt de la Chine de faire des Latino-américains ses ennemis. C’est ainsi qu’elle parvient à éclipser les États-Unis.

C’est sous l’influence d’une telle droite que la Colombie a rejoint le forum Prosur [destiné à contrebalancer l’UNSAUR NDLR], qu’il menace Cuba et le Venezuela sous le prétexte que ce sont des pays socialistes, qu’il met en place des réformes fiscales régressives, qu’il s’attaque aux retraites et aux salaires, etc. Cette droite constituera donc un obstacle indéniable aux changements que le pays souhaite et dont il a besoin.

Le contexte récent, cependant, donne des raisons d’être optimiste : un président de gauche a récemment été élu au Pérou, et un autre au Chili.

LVSL – On observe des liens très forts entre cette droite colombienne et les États-Unis. Pensez-vous que l’élection de Joe Biden – partisan d’une approche moins dure vis-à-vis de la gauche latino-américaine que Donald Trump – ait permis de distendre ces liens ?

ES – Raisonnons de manière pragmatique : l’arrivée de Biden au pouvoir ouvre des perspectives impensables sous Trump. Pensons à la question des migrants : c’est une politique davantage permissive qui est mise en place depuis son élection. De même, Joe Biden cherche une issue démocratique à la crise vénézuélienne, tente d’améliorer ses relations avec Cuba. Les États-Unis ont également réintégré l’OMS depuis son élection, ont réitéré leur engagement à combattre le réchauffement climatique : autant de bonnes nouvelles.

Dans le cas de la Colombie, les États-Unis ont réaffirmé leur attachement à la concrétisation des accords de paix.

Mais à côté de ces signaux positifs, on en trouve d’autres qui le sont moins. Joe Biden n’a pas cherché à lever l’embargo contre Cuba. Il n’a pas appuyé le président argentin Alberto Fernandez dans sa volonté de renégocier la dette de son pays. Le panorama est donc en clair-obscur.

LVSL – On observe depuis plusieurs années un tournant politique en Amérique latine. Récemment, plusieurs gouvernements progressistes ont été élus dans la région – au Pérou, au Honduras… De nouveaux projets d’intégration régionale sont mentionnés ici et là, visant à faire contrepoids aux États-Unis. Il leur manque cependant un dirigeant qui assume un rôle de leadership régional – à l’instar de Hugo Chavez ou de Lula, deux décennies plus tôt. Gustavo Petro pourrait-il assumer ce rôle ?

ES – Gustavo Petro pourrait bel et bien impulser une nouvelle alliance régionale. Bien sûr, tout ceci dépendra des élections au Brésil de cette année. Aux côtés de d’Alberto Fernandez en Argentine et d’AMLO au Mexique, l’élection de Lula pourrait bel et bien ouvrir la voie à une nouvelle alliance régionale.

LVSL – Cette volonté d’émancipation vis-à-vis des États-Unis signifie-t-elle un rapprochement avec la Chine ?

ES – Je pense, oui. La Chine s’est rapprochée de manière particulièrement intelligente de l’Amérique latine. Non seulement elle lui a beaucoup apporté en termes sociaux, mais elle a remplacé les États-Unis dans l’impulsion des projets infrastructurels les plus importants – il suffit pour s’en convaincre de jeter un oeil aux mines du Pérou et de Bolivie. Je pense que le pragmatisme de sa politique extérieure est à souligner : il n’est pas dans son intérêt de faire des Latino-américains ses ennemis. C’est ainsi qu’elle parvient à éclipser les États-Unis.

NDLR : Pour une analyse de l’influence croissante de la Chine en Amérique latine, lire sur LVSL l’article d’Arnaud Appfel : « Le projet pharaonique du canal chinois du Nicaragua » et celui de Vincent Ortiz : « Pedro Castillo face aux ‘maîtres de la mine’ »

La Colombie, en particulier, a besoin de la Chine. C’est évident si l’on considère ses impératifs post-pandémiques.

J’ajoute que la Chine possède des problèmes sociaux importants, très similaires à ceux que nous connaissons, mais à une échelle bien supérieure. Raison pour laquelle, sans doute, elle n’a pas une approche paternaliste de l’Amérique latine, mais cherche plutôt des relations d’égale à égale avec les pays du Sud. Sa diplomatie est constructive. Ces cinq dernières années ont été caractérisées par une pénétration non-agressive de la Chine en Amérique latine.

L’agenda des États-Unis vis-à-vis de l’Amérique latine, par comparaison, est d’une grande agressivité, et ne vise qu’à la satisfaction de ses propres intérêts, par le biais de la signature d’accords commerciaux.

LVSL – Ne craignez-vous pas que cette pénétration de la Chine n’induise des relations de subordination à son égard ? Ou n’accouche d’une nouvelle forme d’impérialisme ? Dans de nombreux pays, des tensions sont d’ores et déjà apparues entre les intérêts chinois et les desideratas des gouvernements nationaux…

ES – Le risque que la Chine se transforme en puissance hégémonique et dévoile un visage coercitif existe bel et bien. Mais cela ne s’est pas manifesté, pour le moment. Dans tous les cas, nous n’en voulons pas et devrons demeurer vigilants.

Nous ne souhaitons pas davantage que le monde se divise en pôles antagonistes dominés par des super-puissances : la Chine, les États-Unis et la Russie. Nous croyons au multilatéralisme, qui est au fondement du fonctionnement des Nations-Unies. Nous le renforcerons.