« L’Équateur est devenu un État failli » – Entretien avec Paola Pabón

Paola Pabon - Le Vent Se Lève
Paola Pabon, préfète équatorienne, représentant la région de Pichincha au salon du chocolat à Paris début novembre 2023.

Un mois avant que les Argentins portent le libertarien Javier Milei au pouvoir, les Équatoriens élisaient le multi-millionnaire Daniel Noboa, dont la famille a fait fortune dans l’exportation de bananes, partisan de la mise en place de nouvelles mesures d’austérité et de libéralisation. En cela, il s’inscrit dans la continuité des présidences de Lenín Moreno (2017-2021) et de Guillermo Lasso (2021-2023), marquées par une explosion de la pauvreté, des inégalités et de la criminalité, ainsi que par un réalignement sur les États-Unis. Dans plusieurs régions équatoriennes, des bandes armées ont pris la place de l’État. Nous rencontrons Paola Pabón, préfète de la région équatorienne de Pichincha, figure de la « Révolution citoyenne », mouvement politique mené par Rafael Correa qui a gouverné le pays pendant une décennie (2007-2017) avant son tournant néolibéral.

LVSL – Comment expliquez-vous la victoire de Daniel Noboa à l’élection présidentielle équatorienne, malgré son héritage élitaire et son programme néolibéral ?

Paola Pabón – Ce second tour nous offre plusieurs enseignements. Tout d’abord, il est impératif d’élargir la portée de ce que représente la Révolution citoyenne au sein de l’électorat progressiste. Cette démarche est difficile, étant donné que le spectre progressiste semble limité, mais je pense que c’est notre devoir de la mener à bien.

Ensuite, il est essentiel de pouvoir, sans sacrifier le programme et l’idéologie, développer une approche communicationnelle différente pour toucher d’autres segments de la population. C’est l’autre leçon de cette élection. L’influence dominante des réseaux sociaux chez les plus jeunes n’a pas été suffisamment prise en compte – cela peut être un défi pour une organisation centrée sur l’idéologie et le programme.

Revenons sur le contexte, qui reste très difficile. Rappelons que c’est la première élection nationale à laquelle participe la Révolution citoyenne avec son propre parti [NDLR : lors des élections précédentes, les représentants de la Révolution citoyenne, interdits d’avoir une représentation propre, n’ont pu concourir qu’en s’alliant à des partis autorisés]. Après sept ans d’interdiction politique, nous avons réussi à rétablir notre organisation, ce qui n’est pas négligeable : cela a exigé des efforts considérables pour asseoir la marque, rendre claire l’assimilation du mouvement à la Révolution citoyenne et permettre aux gens de nous identifier.

Malgré cela, plusieurs problèmes structurels sont demeurés – qui tendent malheureusement à devenir intrinsèques au pays -, qui nuisent à l’image de notre organisation politique, de notre proposition et de nos dirigeants. Je fais allusion au rôle de la justice, aux organismes de contrôle et aux médias. La machine médiatique, vent debout contre notre projet, notre message et nos dirigeants, crée un plafond de verre pour la Révolution citoyenne. Pour la population, il devient ardu de discerner le vrai du faux au milieu de tant d’accusations, de procédures judiciaires et de fausses nouvelles.

Cette campagne est exceptionnelle : un attentat contre la vie d’un candidat a été perpétré, et de manière opportuniste, on a cherché à lier cet acte terrible à notre cause ! Nous regrettons que certains cherchent à souiller les institutions démocratiques avec le sang de cet assassinat [NDLR : il s’agit de Fernando Villavicencio, assassiné dans les circonstances les plus troubles, avec notamment une violation du protocole de sécurité par ses gardes du corps. Quelques jours plus tard, huit des personnes impliquées dans cet assassinat devaient être massacrées en prison. Lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet pour davantage de détails]. Cela a sans aucun doute eu un impact significatif sur notre offre politique et sur notre candidate Luisa González. Ces éléments minent la confiance d’un secteur actuellement indécis – celui qui ne croit plus en l’État, en la démocratie, en l’institutionnalité, et ne pense pas que le processus électoral puisse changer sa vie.

« À l’heure actuelle, certaines provinces sont entièrement sous le contrôle du trafic de drogue. Elles se transforment en zones sans loi, dépourvues de présence des forces de l’ordre, du gouvernement national et des autorités locales. »

Que l’on parle du bloc médiatique, de la saturation des réseaux sociaux par les fausses nouvelles ou de la construction d’un récit « anti-corréiste », ce sont des problèmes structurels. Il est important de noter que cet « anti-corréisme » ne repose sur aucune proposition politique : c’est un discours purement oppositionnel. Cette combinaison de facteurs nous laisse malheureusement à quatre points de remporter l’élection présidentielle. Bien que cela constitue une défaite, il faut reconnaître l’importance des résultats électoraux : plus de quatre millions d’Équatoriens ont voté en faveur de la Révolution citoyenne.

LVSL – Ce contexte remonte à la présidence de Lenín Moreno (2017-2021), durant laquelle de nombreux procès ont été intentés contre d’ex-responsables de la « Révolution citoyenne ». Vous-mêmes en avez été victime [NDLR : nous avions déjà interrogé Paola Pabón dans le cadre d’un reportage effectué à Quito en février 2021 ; bien qu’élue, elle avait été placée en situation de liberté conditionnelle]. Depuis l’élection de Guillermo Lasso en 2021, les choses ont-elles changé ?

PP – Ces problèmes structurels sont demeurés au cours des deux années de présidence de Guillermo Lasso. Toutes les entités de contrôle sont des organes dépendantes de l’État. Elles demeurent les actrices de l’offre politique, continuant à jouer le jeu politique de ceux qui maintiennent l’hégémonie et le pouvoir actuellement en place. Par conséquent, la justice représente actuellement une menace pour nous, alors que dans d’autres pays elle est garante de paix et de démocratie. Nous sommes constamment soumis à des examens spéciaux de la Contraloría, et des enquêtes spéciales au ministère Public sont fréquentes, agissant comme un rappel constant de la présence de la justice.

Si l’on entre dans les détails, la situation devient encore plus préoccupante. Des accusations récentes ont été dirigées contre le gouvernement du président Lasso, liés à la mort de nombreuses personnes sur laquelle lumière n’a pas été faite. Elles n’ont pas reçu de réponse satisfaisante de la part de la justice. La mort du dernier candidat à la présidence Fernando Villavicencio n’a pas été élucidée. Ce que je vais vous dire pourra vous sembler incroyable : huit des personnes arrêtées dans l’affaire de la mort de Fernando Villavicencio ont été assassinées en l’espace de deux jours. Cela s’est produit alors qu’on aurait dû les protéger et prendre soin d’elles, car leur vie était cruciale pour résoudre l’affaire.

LVSL – Durant la campagne présidentielle, un référendum a eu lieu quant à l’extraction pétrolière dans la zone de Yasuní, qui a divisée la gauche équatorienne. La gauche héritière de la « Révolution citoyenne », représentée par Luisa Gonzáles, s’est prononcée en faveur de l’extraction, tandis que les votants s’y sont opposés. Daniel Noboa, de manière contre-intuitive, s’est également dit opposé à l’exploitation. Pensez-vous que cela peut constituer un facteur explicatif des résultats électoraux ?

PP – Je pense que d’autres raisons sont en jeu. Cette décision, récemment prise, suscite des préoccupations pour qui veut gouverner le pays. Dans mon cas, à une échelle plus restreinte, j’ai discuté avec plusieurs gouvernements municipaux et paroissiaux d’Amazonie. Très modestes, ils sont inquiets car ils ne bénéficient pas d’une éducation et d’un système de santé de qualité, et ont besoin de ressources pour les financer.

Plus de 70 % du réseau routier national est actuellement en état déplorable, et nous faisons face à des pannes récurrentes de courant en raison du manque d’accès à l’électricité. Il y a également une crise croissante en matière de sécurité. Or, ceux qui sont au pouvoir savent que des ressources sont nécessaires pour investir dans le secteur public et élaborer des politiques publiques.

Cependant, la population a pris une décision courageuse : celle de choisir une voie de développement alternative, malgré ces difficultés. Dans un pays où la pauvreté est massive, opter pour ce nouveau modèle représente un changement de paradigme. Cela implique une co-responsabilité mondiale. Dans ma région, Pichincha, il y a eu des avancées significatives, parvenant à faire déclarer la zone de la biosphère du Chocó Andino par l’UNESCO, et refusant l’extraction minière dans la région actuelle, optant ainsi pour un modèle différent.

Cela représente une responsabilité immense. Ce que vous voyez ici aujourd’hui au Salon du Chocolat de Paris [où l’entretien a été réalisé début novembre, Paola Pabón représentant la région de Pichincha NDLR] témoigne de cette démarche. Dire non à l’exploitation minière est une chose, mais quelles sont les alternatives pour que ces économies puissent perdurer ? La décision de laisser le pétrole sous terre ne se résume pas uniquement à calculer combien de barils de pétrole n’ont pas été vendus, ni à évaluer simplement la perte de ces ressources pour le budget de l’État. Cela concerne également l’économie locale, qui fournit des services liés à l’exploitation minière et pétrolière, comme le transport et l’alimentation, qui pourrait également en faire les frais. C’est une décision courageuse qui doit être assumée avec responsabilité. Nous devons respecter la démocratie, mais il est temps, et nous espérons que le président Noboa, qui a soutenu cette proposition de manière discrète et ambigüe durant la campagne électorale, l’assumera avec responsabilité.

LVSL – Vous évoquez la situation sécuritaire du pays. Les chiffres témoignent d’une dégradation alarmante en la matière [NDLR : pays sûr durant des années, l’Équateur a rejoint le top 10 des pays marqués par la plus forte criminalité]. Comment l’expliquez-vous ?

PP – À l’heure actuelle, l’Équateur est confronté à une défaillance de l’État. C’est devenu un État failli. C’est une déclaration difficile, mais elle reflète la situation actuelle du pays. Cette dégradation découle d’une raison relativement simple : l’absence de l’État pendant sept ans de gouvernance néolibérale. L’État a laissé l’éducation en suspens, n’a pas résolu les problèmes de santé ni investi dans la sécurité. En disparaissant des territoires, il a créé un vide qui n’a pas été comblé par le marché, comme le pensaient les dirigeants de l’époque. En lieu et place de cela, c’est le crime organisé qui l’a occupé.

Nous avions été témoins de l’activité du crime organisé à proximité, en Amérique centrale et en Colombie, mais l’Équateur était relativement à l’écart de cette réalité. À l’heure actuelle, je peux affirmer avec beaucoup de tristesse que nous avons enregistré 6.044 décès dus à des actes de violence. Ce chiffre augmentera pour atteindre probablement plus de 7.000 Équatoriens d’ici la fin de l’année. Ce qui est particulièrement douloureux, c’est que parmi ces 6.000 décès, 80% concernent des Équatoriens de moins de trente ans. Le crime organisé est en train de détruire notre pays, notre jeunesse et l’avenir de la nation.

À l’heure actuelle, certaines provinces sont entièrement sous le contrôle du trafic de drogue. Elles se transforment en zones sans loi, dépourvues de présence des forces de l’ordre, du gouvernement national et des autorités locales. On en sait très peu en raison du blocage médiatique effectué par la presse équatorienne.

Pourquoi ce déclin a-t-il été si rapide ? Parce que le crime organisé a comblé le vide laissé par l’État dans le fonctionnement du système. Il a financé le système judiciaire et le système politique, et en ce moment il s’approprie les territoires. À présent, nous payons cela avec des larmes et du sang.

LVSL – Quelle est la raison de votre présence au salon du chocolat de Paris ?

PP – Si vous parcourez les sites, vous verrez ce sont des entités nationales qui sont principalement représentées. Dans le cas équatorien, la seule entité représentée lors de cet événement crucial pour le cacao et le chocolat est la région de Pichincha.

Nous sommes venus avec dix-huit producteurs de cacao et de chocolat de notre province. Actuellement, nous faisons face à un défi singulier. Le 20 août, de manière démocratique et souveraine, la zone du Chocó Andino a rejeté l’exploitation minière, ce qui requiert maintenant la mise en place d’un modèle de développement économique durable. Cela implique des coûts substantiels. Il est impératif que les petits producteurs aient accès à des installations de transformation des matières premières. Ainsi, il est inexact de considérer que cela ne crée pas de valeur ajoutée. Un exemple concret de cette valeur ajoutée réside dans le chocolat, fabriqué localement dans la région du Chocó Andino.

Dans cette région, nous avons des réussites notables en termes de valeur ajoutée, notamment dans la production de chocolat, la mise en place d’un centre de valorisation pour le café, et un autre centre pour la canne à sucre. L’objectif sous-jacent est d’établir des connexions entre les producteurs locaux et les consommateurs en Europe qui apprécient notre chocolat et notre cacao. Cette initiative dépasse la simple sphère du chocolat, visant à ancrer ces produits sur le marché local. Tel est l’objectif de notre visite et de notre participation au Salon du Chocolat.

LVSL – Que fut le bilan de la « Révolution citoyenne » sur les conditions de travail des producteurs de cacao et de chocolat ?

PP – Nous serons toujours du côté des personnes qui en ont le plus besoin. Quelle est notre logique de travail ? Premièrement, encourager l’associativité. Ensuite, la formation, l’assistance technique et la commercialisation sont les trois axes sur lesquels nous avons travaillé au cours de ces quatre dernières années, suivant en quelque sorte l’héritage de la politique d’économie populaire et solidaire du gouvernement de la Révolution citoyenne.