En Argentine, un vote défensif et sans illusions

Sergio Massa - Le Vent Se Lève
L’actuel ministre de l’économie et candidat à la présidence argentine Sergio Massa © Juanita Nicole

En Argentine, après quatre ans de présidence de centre-gauche, Sergio Massa, le candidat du parti au pouvoir, prône des mesures d’austérité et plaide pour un virage libéral. Si son programme ne suffisait pas, son parcours sinueux (Massa avait soutenu le président néolibéral Mauricio Macri à ses débuts) et sa proximité avec l’ambassadeur des États-Unis attestent du tournant qu’il souhaite prendre. Il fait face à Javier Milei, porteur d’un agenda libertarien. Que son programme soit fantaisiste et imprécis ne l’a pas empêché de recevoir le soutien de nombreuses personnalités de premier plan, dont celle de Mauricio Macri. Au second tour des élections, c’est sur un vote utile et défensif que la gauche se fédère. Par Claudio Katz, professeur d’économie à l’Université de Buenos Aires, traduction Victor Carmé [1].

Les résultats surprenants du premier tour des élections générales en Argentine (le 22 octobre) ont eu des répercussions non négligeables sur les stratégies des classes dirigeantes. La remontée du candidat pro-gouvernemental Sergio Massa, la stagnation du libertarien Javier Milei et l’effondrement de la candidate conservatrice Patricia Bullrich (à la tête de la coalition Juntos por el Cambio) ont entravé les plans des élites visant à l’affaiblissement des syndicats, la destruction des mouvements sociaux et la criminalisation des manifestations.

Face à ces menaces, le parti au pouvoir a adopté une position défensive, incarnant la résistance démocratique face à la réhabilitation de la dictature, la justification du terrorisme d’État et le dénigrement du mouvement féministe. Au travers de leurs votes, les électeurs ont exprimé leur détermination à sauvegarder les retraites et l’éducation publique et faire obstacle à toute réduction drastique des salaires.

Une vague de suffrages a ébranlé la confiance de la droite dans son accession imminente au pouvoir. La même résistance observée auparavant en Espagne, au Chili, au Brésil et en Colombie se matérialise aujourd’hui en Argentine. La mémoire collective s’est réveillée, la sonnette d’alarme a retenti, et les inquiétudes de la société face à la menace que représente Javier Milei a soudainement refait surface.

Une grande partie de la population a su percevoir ce danger – même si l’alternative repose sur un gouvernement plus timide encore que celui d’Alberto Fernández et de Cristina Fernández de Kirchner (dont Sergio Massa est le ministre de l’économie) sur le plan social. Une part significative de la population a gardé en tête qu’un candidat de droite accentuerait les problèmes économiques en y ajoutant le fléau de la répression. Suite à la débacle des élections primaires, le « péronisme » a su reconquérir ses électeurs au soir du permier tour, le 22 octobre dernier, notamment grâce à la victoire éclatante dont l’étoile montante de la gauche du péronisme, Axel Kicillof, a remportée dans la province de Buenos Aires.

[NDLR : le « péronisme » est la doctrine officielle du parti au pouvoir, supposément inspiré par l’action du président Juan Domingo Perón (1946-1955, 1973-1974), caractérisée par de nombreuses avancées en faveur des classes populaires et une diplomatie non alignée sur les États-Unis. À lintérieur de la mouvance « péroniste » cohabitent en réalité des factions que tout opposent, d’une gauche socialisante à une droite en faveur des réformes du FMI].

On observe en Argentine une réaction similaire à celle qui a conduit à la défaite de Jair Bolsonaro au Brésil, de Fernando Camacho en Bolivie, de Donald Trump aux États-Unis, d’Antonio Kast au Chili ou de Juan Guaidó au Venezuela

La montée en puissance de Javier Milei parmi les jeunes (en particulier les jeunes hommes) a été pour le moment contenue. Bien qu’il ait réalisé une performance élevée au sein des secteurs les moins politisés, l’impertinence et les interventions erratiques du candidat libertarien ont perdu de leur charme dans les secteurs influencés par le militantisme populaire.

Désarroi de la droite

Lors du vote du premier tour, Sergio Massa a joui d’un score étonnamment élevé et les électeurs ont finalement décidé de sanctionner la droite. Les analystes médiatiques n’ont pas manqué de faire part de leur surprise, et de leur mécontentement – interprétant ces résultats comme la confirmation définitive que l’Argentine est « un pays de merde », pour reprendre l’expression vulgaire formulée précédemment par l’un d’entre eux. De telles attaques ont en réalité pu renforcer le parti au pouvoir, et conduire les masses populaires à défendre une fierté nationale attaquée.

Selon les journalistes de La Nación, la défaite de la droite est imputable à la manipulation « populiste » organisée par le leader de gauche Axel Kicillof dans l’agglomération de Buenos Aires, qu’ils opposent à la « liberté civique » observée dans la capitale. En réalité, des loyautés de longue date perdurent dans les deux districts, déterminées par des intérêts sociaux – loin vertus civiques attribuées à la classe moyenne et à l’ignorance prêtée aux classes populaires.

Les plus libéraux ont également prétendu que le parti au pouvoir avait remporté ce premier tour grâce aux ressources de l’appareil d’État. Ils oublient cependant que lors des élections précédentes, ces mécanismes ont abouti à des résultats opposés. La même incohérence se manifeste dans l’analyse des résultats des candidats : ils attribuent le triomphe de Massa à son talent de manipulateur, oubliant que, malgré ces mêmes artifices, ce vétéran de la politique a essuyé d’innombrables échecs.

Les représentants de l’establishment sont perplexes face aux résultats du 22 octobre. Leurs analyses ne prennent pas en considération un élément fondamental : l’émergence d’une réaction démocratique face à la menace réactionnaire. Au lieu de cela, ils préfèrent plutôt constater lucidement que les électeurs ont rejeté les attaques contre leurs droits sociaux – et disqualifier une telle réaction, en raison de la nécessité d’une politique d’ajustement.

Une grande partie de l’électorat résiste à l’aggravation de sa condition sociale. La population argentine est habituée, depuis de nombreuses années, à devoir faire face à des taux d’inflation élevés, mais elle n’accepte pas de devoir se résigner à tolérer de nouvelles difficultés liées à une récession. Entre se confronter à l’adversité et risquer de perdre leur emploi, ils optent pour la première solution. Le choix de faire face à l’adversité s’est façonné à travers les enseignements tirés des gouvernements de droite, lesquels ont la tendance à cumuler tous les fléaux. Si Massa est synonyme d’inflation, Milei et Bullrich aggraveraient la situation. Ainsi, une grande partie de la population a opté pour un mal connu, face à la perspective de répéter les difficultés rencontrées sous les gouvernements de Carlos Menem, Fernando De la Rúa et bien sûr Mauricio Macri.

Sergio Massa entretient des relations étroites avec l’ambassade des États-Unis et fait l’éloge de l’opposition vénézuélienne. Lors du débat présidentiel, il s’est distingué en soutenant sans faille les crimes commis par Israël contre la population palestinienne

Une autre explication commune du résultat des élections réside dans le fait que le parti au pouvoir a profité de la division de l’opposition. Mais cette évidence nexplique pas pour autant les raisons de cette fracture. Elle ne tient pas compte du fait que l’aile droite a elle-même favorisé sa propre division en désignant Javier Milei comme le promoteur des politiques d’ajustement. Elle a créé un monstre qui a pris son essor et a fini par enterrer Patricia Bullrich, candidate libérale plus modérée. Les porte-parole du pouvoir oublient également que cette division n’est pas un choix délibéré, mais le résultat de la déception générée par Mauricio Macri. Cette déception a conduit l’électorat à chercher un sauveur en-dehors de la « caste » politique. La scission au sein de l’opposition est davantage causée par des tensions internes que par une volonté émanant du parti au pouvoir.

On observe en Argentine une réaction similaire à celle qui a conduit à la défaite de Jair Bolsonaro au Brésil, de Fernando Camacho en Bolivie, de Donald Trump aux États-Unis, d’Antonio Kast au Chili, de Juan Guaidó au Venezuela et de Rodolfo Hernández en Colombie. Le recul de l’extrême droite n’est pas une particularité nationale. Mais ce facteur est totalement négligé par les commentateurs médiatiques…

Le profil de Massa

Le vainqueur des élections est à la tête de l’aile conservatrice du parti au pouvoir, qui promeut des idées très différentes de celles du « kirchnerisme ». Après l’élection, il s’est notamment présenté seul lors de son allocation télévisée, soulignant ainsi son nouveau statut de leader. Il a annoncé la « fin de la division » et a réaffirmé son désir de gouverner avec le soutien de l’opposition de droite. Il met en avant les valeurs traditionnelles, rassure l’establishment et évite toute allusion à Cristina Kirchner, sujette à un procès – à l’inverse du gouverneur réélu de la province de Buenos Aires, Axel Kicillof.

Toute sa trajectoire confirme cette tendance. Il a tout d’abord rompu avec le « kirchnérisme » pour converger avec la droite, puis a soutenu Mauricio Macri ses débuts. Par la suite, il a donné son aval à la politique autoritaire du ministre de la sécurité de Buenos Aires, Sergio Berni, et à fermé les yeux sur les répressions de son collègue Gerardo Morales dans la province de Jujuy. Il entretient également des relations étroites avec l’ambassade des États-Unis et fait l’éloge de l’opposition vénézuélienne. Enfin, lors du débat présidentiel, il s’est distingué en soutenant sans faille les crimes commis par Israël contre la population palestinienne.

Mais le plus grand succès de Sergio Massa réside dans le fait d’avoir réussi à faire oublier qu’il est l’actuel ministre de l’économie, et qu’il a contribué à l’appauvrissement de la population argentine. Le taux de pauvreté dépasse à présent les 40%, tandis que les dévaluations convenues avec le FMI exacerbent les pressions inflationnistes. Le ministre a imposé à sa population cette lourde dégradation afin d’obtenir des crédits accordés par les créanciers. Et les compensations, annoncées hebdomadairement pour atténuer la baisse des revenus des classes populaires, ont été rapidement absorbées par l’inflation. Aucune prime ne vient contrecarrer les hausses de prix quasi quotidiennes pratiquées par les grandes entreprises, sur laquelle le ministère de l’Économie a pudiquement fermé les yeux. Personne ne respecte la légitimité d’un accord sur les prix, et le secrétariat au Commerce se dispense de tout contrôle.

Par des improvisations quotidiennes, Massa profite de la trêve qu’il a conclue avec le FMI jusqu’à la fin du cycle électoral pour contenir l’emballement du taux de change. Il profère des menaces contre les employés « fantoches » des bureaux de change, sans intervenir dans les vastes opérations bancaires. Il négocie avec la Chine une aide en yuans pour soutenir des réserves déjà dans le rouge et préfère différer toute décision cruciale jusqu’aux résultats des élections de novembre. Mais lui-même doute de sa capacité à contenir le désordre résultant de la course effrénée entre inflation et dévaluation…

Pour le moment, le ministre-candidat ne tient pas ses engagements, mais il affirme que tout changera une fois qu’il assumera la présidence. Et il se garde bien de clarifier les raisons pour lesquelles il ne se montre pas aussi affirmatif vis-à-vis de sa gestion actuelle de l’économie… Les millions d’électeurs qui ont choisi de voter pour lui n’ignorent pas la responsabilité de Massa dans le désastre économique du pays. Bien qu’ils subissent directement les conséquences des mesures d’ajustement orchestrées par le ministre, ils craignent malgré tout que l’aile droite puisse aggraver encore plus la situation actuelle, en imposant des mesures répressives supplémentaires.

Les enjeux du second tour

Étant donné que la somme des voix obtenues par Javier Milei, Patricia Bullrich et le quatrième candidat Juan Schiaretti dépasse de loin celles obtenues par Sergio Massa, plusieurs spécialistes considèrent que le libertarien a plus de chances d’atteindre la Casa Rosada. Dans ce cas, il réitérerait les événements qui se sont déroulés au second tour des élections équatoriennes, confirmant que le succès d’une élection n’anticipe aucunement la victoire dans la suivante et que la volatilité des votes est devenue la norme dans toutes les élections récentes. Mais il est tout aussi vrai que Sergio Massa était mieux placé que son rival lors du dernier scrutin. On peut observer cette différence dans l’état d’esprit des deux candidats.

La brusque conversion du lion Milei au « chaton câlin » érode sa crédibilité.

Massa a mobilisé tout le Parti justicialiste, négocie des postes avec les gouverneurs et l’Union Civique Radicale, et s’attaque au parti Juntos por el cambio, dont l’unité reste précaire dans un contexte polarisé, en proposant des nominations attrayantes.

En revanche, Javier Milei doit panser les plaies qu’il a infligées au parti Proposition républicaine en négociant avec des personnalités discréditées (Mauricio Macri) ou démoralisées (Patricia Bullrich). Il se trouve à présent en contradiction avec l’image d’outsider qu’il s’est forgée. En effet, après avoir obtenu des soutiens grâce à des prises de position provocantes, condamnant la « caste » des dirigeants et avançant des idées fantaisistes, il mendie aujourd’hui le soutien de la droite traditionnelle, en se soumettant aux alliances auxquelles il s’opposait auparavant avec véhémence.

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Cette brusque conversion du lion au « chaton câlin » (pour reprendre l’expression de Myriam Bregman lors du débat présidentiel) érode sa crédibilité. L’establishment et les médias qui ont favorisé sa notoriété ont pris leurs distances avec ses élucubrations. Bien qu’il bénéficie du large bloc anti-péroniste, le libertarien a perdu le privilège de proférer des discours irresponsables. Ses propositions de dollarisation de l’économie, de vente d’organes, de port d’armes et de rupture avec la Chine ne séduisent plus grand monde. De plus, les dernières absurdités de son entourage (suspension des relations avec le Vatican, dénonciation de fraudes électorales non prouvées, suppression de l’aide alimentaire aux parents séparés) l’ont sérieusement affecté.

À ce stade, il est difficile de faire des prédictions fiables pour le second tour des élections. Les erreurs répétées des sondeurs rivalisent avec le comportement inattendu des électeurs. Personne n’avait imaginé l’issue des trois tours précédents. Cependant, peu importe la précision de nos calculs, l’essentiel est d’adopter une attitude forte face au scrutin.

Les luttes des travailleurs dans cette nouvelle donne

Un paysage politique façonné par l’émergence de plusieurs cygnes noirs a commencé à se dessiner, remettant en question les plans élaborés par les classes dirigeantes. La première surprise, pour l’establishment, a consisté dans la déroute du parti Juntos por el Cambio et de sa candidate Patricia Bullrich. Ses principales figures sont hors-course et le plan économique détaillé élaboré par la Fundación Mediterránea, sous la supervision de l’ex-président de la Banque centrale argentine Carlos Melconian, a fait long feu.

Les élites ont dû se résigner à un scénario qui aurait paru impensable quelques mois plus tôt : un nouveau gouvernement péroniste. Personne n’aurait pu anticiper qu’une administration aussi désastreuse que celle d’Alberto Fernández puisse être remplacée par un successeur du même acabit. Si cette continuité se confirme, les grands propriétaires argentins reconsidèreront leurs alliances avec le justicialisme. Ces décisions devront prendre en compte la nécessité de reconsidérer leur objectif ultime, qui consiste à assujettir les majorités populaires en altérant de force les rapports sociaux.

Le ministre Sergio Massa a concilié ajustements inflationnistes et démagogie électorale. Cette approche rend envisageable un dialogue avec les syndicats, totalement impensable avec Javier Milei.

Le nouveau Congrès initiera ce changement de scénario. La perspective pour la droite de transformer radicalement la composition du Parlement pour instaurer des ajustements profonds est désormais plus incertaine. Alors que de nouveaux élus libertariens feront leur entrée à l’assemblée, Juntos por el Cambio a perdu les siens et le parti au pouvoir converse ses bataillons. Dans ce nouveau Congrès, aucun membre ne disposera de son propre quorum, et la création d’un contexte favorable à la discussion, en totale adéquation face aux critiques suscitées par les mesures d’austérité, demeure incertaine.

Les spéculations sur les tensions qui opposeront Massa au kirchnerisme sont pour le moment prématurées. Le vote massif en faveur d’Axel Kicillof ajoute un nouveau paramètre qui va influencer les dynamiques au sein du péronisme. Cristina Kirchner a réussi à établir son bastion dans la province de Buenos Aires, et Sergio Massa devra réévaluer sa position. Cette complexité se reflète également dans la lutte sociale contre les mesures d’ajustement. Il est indéniable que cette résistance constitue la seule manière de protéger les droits des plus démunis, indépendamment du prochain président. Dans le cas de Milei, l’affrontement serait direct, tandis que l’opposition sous Massa revêtirait de nombreuses formes.

Au cours de son dernier mandat, le ministre a concilié ajustements inflationnistes et démagogie électorale, mettant en place des mesures susceptibles de convenir au plus grand nombre. De fait, il a accordé de nouveaux privilèges pour les exportateurs d’hydrocarbures avec la mesure Dólar Vaca Muerta, très similaire à celle octroyée aux producteurs de soja. Il a également annoncé un blanchiment fiscal, encore plus favorable aux fraudeurs que celui précédemment offert par Mauricio Macri… Enfin, le ministre a également multiplié ses apparitions dans les médias, sans justification apparente, pour tenter de maintenir le niveau de consommation jusqu’à novembre, malgré les pénuries.

Malgré tout, plusieurs acquis en faveur des salariés, tels que la réduction de l’impôt sur le revenu par une loi du Congrès, ainsi la réduction du temps de travail, ont été intégrés à ces mesures. Cette initiative est fortement combattue par les lobbies du capital et promue par les syndicats. L’ouverture d’un débat autour de ces réformes est envisageable avec Massa, mais serait totalement impensable avec Milei. Le même contraste peut être observé avec la proposition de financer l’octroi d’une prime aux travailleurs informels par le biais d’une taxe extraordinaire sur les grands contribuables.

En définitive, de telles mesures mettent en lumière la complexité du contexte argentin actuel, où la lutte sociale s’entremêle de plus en plus avec les tensions politiques. S’adapter intelligemment à ce scénario représente aujourd’hui le défi majeur des militants de gauche.

Note :

[1] Article originellement publié par l’édition latino-américaine de notre partenaire Jacobin sous le titre « Los efectos imprevistos de un voto defensivo ».

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