« About Kim Sohee » : ce que le néolibéralisme fait au travail

Les amateurs de cinéma sud-coréen, dont la popularité est croissante en France, n’auront pas manqué de noter sa sensibilité aux thématiques sociales. Dans un long métrage racontant le suicide d’une jeune adulte sud-coréenne victime de harcèlement professionnel dans un call center, la réalisatrice July Jung dresse un tableau clinique de la dégradation des conditions de travail sous le néolibéralisme. Inspiré de faits réels, le film offre peut-être la meilleure réflexion cinématographique sur le sujet depuis I, Daniel Blake.

Sohee est une jeune femme sud-coréenne de 18 ans, enthousiaste et intrépide. Se rêvant star de K-Pop, elle fréquente assidûment la salle de danse et répète tous les soirs les chorégraphies de ses girls bands favorites. Enfant unique issue d’une famille modeste, jeune fille vivant au milieu de parents taiseux aveuglés par leurs tracas financiers et la monotonie de leur existence, élève scolarisée dans un lycée technique défendant une réputation fragile, tout pousse Sohee à se soucier de son avenir professionnel. Dans un pays où la compétition pour l’accès aux universités prestigieuses et aux carrières valorisées est inouïe, elle est vite convaincue par son professeur principal d’effectuer un stage en entreprise, dans un centre d’appel téléphonique. C’est alors que commence sa descente aux enfers.

Au premier jour de son stage, Sohee est accueillie dans un open space gris, sans âme et surpeuplé où travaillent des dizaines de jeunes femmes recroquevillées sur leur PC, casques vissés aux oreilles, et qui tentent d’empêcher les clients d’un opérateur téléphonique – qui a externalisé ses fonctions client – de résilier leur abonnement internet. Courtoises, feignant la douceur mais incitées par la direction à recourir à tous les stratagèmes possibles pour prolonger les abonnements des clients contre leur gré, elles passent leurs journées à essuyer leurs cris d’exaspération, de détresse et d’injures.

Formée de manière expéditive au métier par un manager négligeant, Sohee affronte des centaines d’appels dès sa première journée de travail, dans une course contre la montre oppressante et anxiogène. L’obligation de résultat qui lui incombe est sanctionnée par un classement des employées, inscrit sur un tableau affiché au centre de l’open space et visible de tous, dont dépendent ses primes et bientôt son salaire — la part fixe diminuant progressivement au profit de la part variable, au mépris du droit du travail coréen.

On ne peut que se réjouir du succès du cinéma sud-coréen en France et espérer, compte tenu du contexte politique actuel, qu’il renouvelle notre débat sur les conditions de travail et leurs évolutions.

Rapidement, Sohee constate qu’elle n’est pas assez « efficace ». Compréhensif mais lui-même inquiet pour sa situation, son manager la reprend d’abord avec compassion, avant de lui intimer l’ordre de se ressaisir, puis de questionner son « manque de sérieux » et sa place dans l’entreprise. Angoissée, Sohee s’enfonce dans le mutisme et dégringole du tableau, faisant plonger les performances de son équipe avec elle. Dépassé par la situation, son manager est bientôt lui-même recadré par ses propres « N+1 ». Un soir, à bout, il éclate face à Sohee, elle-même en larmes, l’accusant de les mettre, lui et toute l’équipe, dans le « déshonneur ». Le lendemain, le corps du manager est retrouvé sans vie dans la rue, à proximité des bureaux. La police conclut à un suicide et classe hâtivement l’affaire.

Pas de jour de congé ni de cellule psychologique pour Sohee et ses collègues. Le travail reprend immédiatement. L’équipe est « staffée » par une nouvelle « N+1 » féroce et brutale, qui sonne le début et la fin des heures de travail comme une institutrice le ferait pour la récréation, et qui magne le bâton – brimades arbitraires, heures supplémentaires non-payées, analyses infantilisantes du tableau de performances – et la carotte – entretiens individualisés, primes accordées ou faites miroitées aux salariées dociles et à celles s’engageant par écrit à ne pas poursuivre l’entreprise pour ses violations du droit du travail. Habitée par une colère provoquée par le deuil non-fait de son supérieur, Sohee continue de voir ses résultats se dégrader et elle devient insolente. Elle est désormais regardée de travers par ses propres collègues. La tension ne cesse alors de croître entre Sohee et sa hiérarchie, jusqu’au dénouement final tragique.

Dans ce film incisif, long d’à peine deux heures, July Jung réussit à explorer de nombreux phénomènes décrits par les sciences sociales sur la dégradation des rapports de travail causée par le néolibéralisme. Sohee est projetée dans une entreprise qui la force à accomplir un travail que l’on peut considérer comme aliénant, car sans savoir-faire spécifique et donc « sans qualités », pour reprendre l’expression de Richard Sennett. Un travail pour lequel elle n’a même pas été formée et dont les exécutants sont interchangeables. De la sorte, elle se sent illégitime et n’ose pas défendre ses droits. Dans le quotidien des salariés, le travail revêt une dimension totalisante, constituant l’unique expérience de vie.

Le seul élément de réassurance narcissique voire existentielle devient rapidement la performance individuelle, dont découlent l’approbation de la hiérarchie  –  on pense ici au « culte de la performance » décrit par Gilles Lipovetsky et aux dynamiques modernes du management analysées par Johann Chapoutot. La performance est mesurée par des indicateurs chiffrés, sorte de « gouvernance par les nombres » à l’objectivité présumée implacable car quantifiable, qui colonise les esprits des employées et donne la mesure de toute chose, entraînant une prolifération invasive du micro-management et des outils de reporting dénoncés par David Graeber, ici utilisés comme dispositifs de surveillance et de contrôle.

Abîmée psychologiquement par la dissonance cognitive consistant à abuser des clients qu’elle ne verra jamais en face-à-face avec l’attitude légère et versatile inhérente aux relations de prestation de service contemporaines, Sohee est confrontée à l’arbitraire d’un système dysfonctionnel mais tenace. En effet, ce dernier est verrouillé par une organisation féodalisée – car hiérarchisée et atomisée -, son entreprise étant elle-même placée dans une relation de sous-traitance vis-à-vis de l’opérateur téléphonique, conformément aux stratégies de dilution des responsabilités des firmes mises en lumière par Virgile Chassagnon.

L’État est par ailleurs neutralisé dans sa mission de contrôle de la loi, dans une inversion des valeurs où ce dernier limite lui-même ses prérogatives et donc sa souveraineté, se cantonnant à assurer le bon fonctionnement du marché du travail. Dans ce contexte, les normes internes à l’entreprise prévalent désormais sur le droit du travail, dans une sorte de « néo-féodalisme » économique similaire à celui décrit par Wendy Brown. À ce sujet, la suprématie des accords d’entreprise imposée sur les accords de branche par la loi El Khomri n’ouvre-t-elle pas la voie à de tels phénomènes en France ?  Force est en tout cas de constater que les phénomènes pointés ici prennent une ampleur croissante dans le capitalisme occidental.

À cette violence politique s’ajoute enfin, à une échelle micro-sociale, le « management par les émotions » particulièrement retors mené par la « N+1 » de Sohee. Ce management consiste à rejeter le stigmate ou la faute morale des dysfonctionnements sur les salariés en les accusant d’indiscipline ou de mauvais esprit, et à individualiser et rendre asymétriques leurs relations avec les managers de façon à mieux les isoler et à tuer dans l’œuf toute revendication collective, s’assurant ainsi leur « insoutenable subordination », pour reprendre l’expression de Danièle Linhart.

Prenant conscience qu’elle ne pourra pas infléchir ce système, même marginalement, Sohee sombre dans la colère puis la dépression, avant de connaître un sort tragique. La trajectoire décrite ici rappelle celle vécue par les victimes de suicides dans plusieurs grandes entreprises françaises en mutation, témoins de restructurations liées à leurs privatisations ou à leurs changements de statut juridique comme France Télécom, Renault, Peugeot ou EDF dans les années 2000.

Au vu de sa qualité, on ne peut que se réjouir du succès du cinéma sud-coréen en France et espérer, compte tenu du contexte politique actuel, qu’il renouvelle notre débat sur les conditions de travail et leurs évolutions.