La reconduction de la Commission présidée par Ursula von der Leyen a ouvert la voie à la ratification du traité de libre-échange entre l’Union Européenne et les pays d’Amérique du Sud, réunie dans le MERCOSUR. Les protestations des responsables français ont peu d’effets face aux intérêts industriels. Alors que le protectionnisme est de retour, l’Union Européenne s’accroche plus que jamais à la mondialisation, au risque de sacrifier des intérêts économiques vitaux et d’accélérer la déforestation en Amazonie. S’il aboutit, cet accord sera une déflagration pour le monde agricole et un nouveau camouflet pour la démocratie, après le non-respect du référendum de 2005.
Plus rien ne semble pouvoir empêcher la ratification du traité de libre échange entre l’Union européenne et le MERCOSUR. En déplacement en Uruguay le 6 décembre dernier, Ursula von der Leyen a annoncé la fin des négociations avec le marché commun d’Amérique du Sud regroupant le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et la Bolivie, ainsi que plusieurs pays associés. Ce sujet fondamental aurait dû être au cœur du débat des élections européennes. Pourtant le camp gouvernemental, déjà en difficulté, l’a totalement escamoté. Tandis que les Commissaires européens, Ursula von der Leyen en tête, l’ont passé sous silence. Cette dernière étant désormais réélue, la voie vers une ratification de cet accord discuté depuis un quart de siècle est donc ouverte.
L’accord commercial avec le MERCOSUR a en réalité déjà été signé en 2019, après 20 ans de négociations. Toutefois, suite à d’immenses incendies en Amazonie encouragés par le Président brésilien de l’époque Jair Bolsonaro, qui y voit de nouvelles terres pour l’agro-industrie, le processus de ratification est alors gelé. Depuis le retour au pouvoir de Lula, l’accord est relancé. Si Emmanuel Macron se dit opposé « en l’état » au traité, entendant qu’il pourrait le soutenir moyennant quelques évolutions, la Commission européenne entend au contraire profiter du moment pour passer en force et enclencher la ratification au plus vite. Pour contourner un potentiel veto de Paris, elle entend d’ailleurs scinder l’accord en deux, ce qui permet un vote à la majorité qualifiée (soit au moins 15 pays membres représentant 65% de la population) sur le volet commercial.
L’Union européenne dans une frénésie libre-échangiste
Construite autour du marché dès l’origine et imprégnée de l’idéologie néolibérale dans ses traités, l’Union européenne souhaite en effet cet accord depuis longtemps. Lancées en 1999, les négociations prennent place dans une atmosphère de frénésie libre-échangiste : la chute du mur de Berlin a ouvert d’énormes marchés à la mondialisation, les Etats-Unis ont mis en place l’ALENA avec leurs voisins mexicain et canadien en 1994, l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) est créée l’année suivante et la Chine rejoindra cette organisation deux ans plus tard, en 2001. Dans cette époque de « fin de l’histoire », le développement du commerce international libre de toute entrave apparaissait comme un horizon indépassable et inéluctable.
Lancées en 1999, les négociations prennent place dans une atmosphère de frénésie libre-échangiste. Dans cette époque de « fin de l’histoire », le développement du commerce international apparaissait comme un horizon indépassable.
Alors que le monde a profondément changé depuis, la Commission européenne reste viscéralement attachée à ce credo libre-échangiste. Si l’OMC est aujourd’hui complètement bloquée, l’Union européenne consacre des moyens très importants pour lever tous les obstacles à la circulation des marchandises et des services dans le monde entier, via des accords bilatéraux : accord avec la Corée du Sud en 2011, avec le Canada (CETA) en 2016, avec le Japon (JEFTA) en 2019, avec le Kenya et le Chili en 2023, avec la Nouvelle-Zélande cette année… D’autres sont également en cours de négociations, avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines… Mais celui avec le Mercosur, qui donnerait naissance à la plus grande zone de libre-échange du monde, est sans doute le plus important pour Bruxelles, tant il est important symboliquement.
Pour convaincre des prétendus bienfaits de ces accords de plus en plus contestés, la Commission européenne parle d’accords « gagnant-gagnant », de nouveaux débouchés pour les PME ou encore de garanties environnementales ou pour les droits des travailleurs. Elle met aussi en avant le fait que l’UE a renoué avec les excédents commerciaux en 2023, après une année 2022 marquée par une flambée du coût des importations énergétiques, qui ont engendré un déficit commercial de 436 milliards d’euros pour l’ensemble du bloc. Outre notre dépendance aux importations d’énergies fossiles, ces résultats de façade masquent une situation bien contrastée. En séparant les échanges intra et extra européens, elle considère indifféremment de fortes disparités entre les pays. Alors que l’Allemagne, la Suède ou l’Italie sont de forts exportateurs hors UE, traduisant notamment l’importance de l’industrie automobile, la Belgique, l’Espagne ou la Pologne présentent des déficits importants dégagent des excédents au sein du bloc, mais sont en déficit vis-à-vis du reste du monde. La France a quant à elle un énorme déficit commercial, de presque 100 milliards d’euros en 2023.
Un traité qui fédère les colères
Malgré la présentation très enthousiaste de la Commission européenne, la colère de nombreux acteurs apparaît bien légitime. La poursuite de la politique libre-échangiste obéit à une vision purement libérale des échanges, qui remonte aux travaux de l’économiste David Ricardo il y a plus de 200 ans. D’après sa théorie des « avantages comparatifs », la multiplication des échanges ne peut être que bénéfique, chaque zone étant amenée à se spécialiser au maximum afin de gagner en efficacité. Cette vision est pourtant largement datée et se heurte à une série d’objections. Surtout, elle ne prend pas en compte d’autres aspects des échanges commerciaux, pourtant essentiels à la souveraineté nationale, aux relations internationales ou à la préservation de la planète.
La récente pandémie de Covid-19 a violemment rappelé aux nations développées leur très forte dépendance et leur vulnérabilité, les nations européennes n’étant plus souveraines dans nombre de productions essentielles. Les traités de libre échange, en introduisant massivement des importations moins coûteuses, en sont les principaux responsables. Par ailleurs, la vision portée par les élites depuis les années 1990 d’une économie centrée sur les services et les productions à haute valeur ajoutée est également remise en cause. Outre la concurrence accrue des pays émergents sur ce segment, elle apparaît très vulnérable au cycle économique et laisse de côté toute une partie des salariés. Enfin, l’impact climatique du commerce mondial et la pollution supplémentaire entraînée par la délocalisation d’activités dans des pays à la réglementation environnementale très faible sont à contre-courant de l’indispensable bifurcation écologique.
En pleine crise, un nouveau traité ouvre certes des relais de croissance pour quelques secteurs. Mais dans le même temps, il risque de frapper plus durement encore les secteurs fragilisés, encore mal remis de la crise du Covid et de ses conséquences. Or l’ouverture indistincte des marchés, malgré quelques restrictions prévues, risque de mettre en péril des secteurs entiers. L’agriculture, et l’élevage plus particulièrement, souvent présentée comme une « monnaie d’échange », et sacrifiée pour le développement industriel et du tertiaire. Ainsi, si les quotas d’importation, représentant une faible part de notre production, sont présentés comme des garanties, il ne faut pas négliger qu’au fil de ces accords, les différents quotas se cumulent. De plus, ces quotas sont généraux (porc, bœuf…) et des importations ciblées peuvent compromettre un segment de la production plus fragile, comme le jambon par exemple.
Le mirage des « clauses miroirs »
Enfin, le cœur de la contestation porte sur la réciprocité du respect des normes. Souvent présentée comme une opportunité, par exemple sur la reconnaissance des AOC/AOP, elle s’avère in fine quasi inopérante. Ainsi, si l’accord précise bien que l’Union Européenne souhaite respecter les accords de Paris, il n’existe aucun mécanisme contraignant en cas de non-respect. De même, les garanties sur le papier s’arrêtent au défaut de traçabilité et à l’absence de pouvoir des autorités européennes à l’égard des producteurs des pays importateurs. Or, le secteur alimentaire est coutumier des scandales sanitaires ou de défauts de traçabilité.
Les garanties sur le papier s’arrêtent au défaut de traçabilité et à l’absence de pouvoir des autorités européennes à l’égard des producteurs des pays importateurs.
Ces dangers pour le secteur agricole pousse même la toute-puissante FNSEA à s’opposer à l’accord « tel qu’il est rédigé », alors que le syndicat agricole majoritaire est habituellement favorable au libre-échange. Le président du syndicat, Arnaud Rousseau, est emblématique de ces contradictions, puisque le groupe Avril, dont il est le PDG, a récemment acheté une société brésilienne produisant et transformant de l’huile de ricin, et a donc tout intérêt à la conclusion de cet accord… Plus largement, tout le lobby agro-industriel est dans un double discours sur cet accord. Si la concurrence déloyale face à des produits contenant des antibiotiques ou pesticides interdits en France ou en Europe est souvent dénoncée, c’est généralement pour prôner un alignement vers le bas, en dérégulation et en réduisant les contrôles des exploitations, afin de pouvoir utiliser les produits autorisés à l’étranger.
Quant aux fameuses « clauses miroirs » continuellement mentionnées par les soutiens de l’accord, elles restent un mirage. D’une part, car il est très difficile de faire adopter par d’autres pays nos standards sanitaires et environnementaux, et plus encore de s’assurer de leur respect. Par ailleurs, comme l’avait mentionné le ministre de l’agriculture dans une réponse à un sénateur, « la mise en place de mesures miroirs nécessite de s’assurer qu’elles soient compatibles avec les règles de l’OMC », faute de quoi elles exposent à des mesures de rétorsion. L’eurodéputé macroniste Pascal Canfin reconnaît d’ailleurs lui-même à quel point l’ouverture à la mondialisation rend le respect des règles quasi-impossible : sur France info, celui-ci déclarait que « si demain matin on mettait une clause miroir sur le poulet ukrainien, la moitié de nos étals de supermarché n’auraient plus de nuggets. »
Ainsi, les « clauses miroirs » ne sont qu’un miroir aux alouettes destiné à faire passer la pilule de tels accords, avec presque aucun effet concret. Si l’autarcie alimentaire n’est pas un horizon envisageable, et pas forcément souhaitable, l’ouverture totale aux produits de l’autre bout du monde cultivés n’importe comment est en revanche certaine de continuer à décimer l’agriculture française. Autant d’éléments qui invalident les doubles discours consistant à s’opposer à l’accord « en l’état », tout en demandant des ajouts principalement symboliques et largement inapplicables.
Une lutte d’influence
Dès lors, ouvrir davantage les vannes du commerce international apparaît au cœur d’un cruel dilemme. La préservation de puissantes industries exportatrices ou de services doit-elle se faire au détriment des pays ou filières les plus fragiles ? La reconquête d’une souveraineté technologique suppose-t-elle de renoncer à des productions vitales ? Alors que leur modèles industriels sont en difficulté, l’Allemagne et l’Italie sont ainsi fortement incitées à ouvrir de nouveaux débouchés à leur industrie automobile grâce à cet accord. En face, l’accord devrait aussi faciliter l’accès à des matériaux stratégiques indispensables à l’électrification des usages comme le cuivre et le lithium, dont la Bolivie et l’Argentine sont d’importants producteurs. Pour Lula, qui essaie tant bien que mal de ne froisser ni l’agro-business ni le mouvement des paysans sans terre, et pour les autres États sud-américains, le surplus de croissance apportée par les nouveaux débouchés agricoles est prometteur. Dans ce vaste marchandage, le secteur agricole européen, déjà en grande difficulté, semble être condamné par la concurrence des géants du Mercosur.
Dans ce contexte, les protestations d’une partie de la classe politique, soudainement opposée à un accord qu’elle a longtemps soutenue, sont largement teintées d’hypocrisie. En octobre 2020, un amendement pour s’opposer à l’accord avec le Mercosur a ainsi été rejeté par le Parlement européen : les macronistes et les Républicains ont soutenu l’accord, tandis que le RN s’abstenait. Quant au PS, s’il s’est effectivement opposé à l’accord, son groupe le soutient très largement. Seuls les écologistes et le groupe de la gauche européenne, auquel appartient la France insoumise, se sont mobilisés pleinement contre cet accord depuis le début.
Les revirements tardifs de certains sur le sujet, influencés par la protestation des agriculteurs et l’opposition de 3 Français sur quatre à l’accord, apparaissent donc comme un mensonge. Peu importent la récente tribune de 600 parlementaires français à Ursula von der Leyen ou le vote d’une résolution hostile à l’accord « en l’état » par le Parlement français : ces actes restent symboliques, la décision politique a déjà été prise. Le rejet de la ratification du CETA par le Sénat en avril dernier l’a rappelé : cette opposition n’a aucun effet concret car l’accord s’applique même en n’étant pas ratifié, la politique commerciale étant déléguée à Bruxelles par les traités européens.
Désormais, la seule option pour empêcher la conclusion de l’accord est de réunir une minorité de blocage suffisante, rassemblant au moins quatre Etats membres représentant plus de 35 % de la population européenne. Si la Pologne, les Pays-Bas, l’Autriche et l’Irlande ont eux aussi émis des doutes sur l’accord, leur poids combiné à celui de la France ne suffit toujours pas. Seul un basculement de l’Italie contre l’accord est encore susceptible d’inverser les choses. Mais le crédit d’Emmanuel Macron sur la scène européenne étant plus faible que jamais, notamment en raison de son manque de cohérence, sa capacité à conduire une coalition des opposants semble presque nulle. Si tout doit être fait pour éviter la mise en œuvre de ce traité délétère, encore faut-il savoir à qui faire confiance pour mener ce combat.