Ali Laïdi : « Le terrorisme est aussi l’enfant de la guerre économique »

Ali Laïdi © Maël Le Briand

Nous publions un entretien initialement réalisé par la Conférence Gambetta avec Ali Laïdi. Chroniqueur à France 24 et responsable du Journal de l’Intelligence économique, il a récemment publié Le droit, nouvelle arme de guerre économique aux éditions Actes Sud et explique les origines et les dessous de cette guerre secrète que les États se livrent. Chercheur et docteur en science politique, il étudie ce phénomène depuis le milieu des années 1990. 


 

Conférence Gambetta – Comment en êtes-vous arrivé à l’étude de la guerre économique ?

Ali Laïdi – Avant de m’intéresser à la guerre économique j’étais un spécialiste du terrorisme. J’ai fréquenté les mosquées, j’ai étudié le phénomène mais je ne parvenais pas à trouver de réponse au pourquoi. Qu’est ce qui motive le passage à l’acte ? Ce pourquoi m’a entraîné vers d’autres horizons, je ne pouvais pas me restreindre au simple terrorisme. Mais l’étude de l’Islam et de l’islamisme ne m’a pas donné plus de réponses. En 1996 au cours de mes recherches, j’ai rencontré des membres de l’antiterrorisme qui m’ont expliqué qu’ils travaillaient également à la défense d’entreprises et que cette activité se nomme l’intelligence économique. J’ai commencé à m’intéresser au phénomène et j’ai écrit mon premier papier dessus en 1997 pour L’Obs. Et là je me dis que cette grille d’analyse fonctionne avec le terrorisme. Je décide donc d’écrire un livre dessus sur lequel j’ai été très critiqué et qui n’a malheureusement pas bien marché (rires).
Dans cet ouvrage je développais l’idée que le terrorisme est aussi l’enfant de la guerre économique et qu’il existe un lien fort entre géopolitique et terrorisme qui ne peut s’expliquer par le simple fait religieux. Grâce à la guerre économique je dispose alors d’une grille d’analyse politique au phénomène du terrorisme et je commence à me passionner réellement pour le sujet en tant qu’objet d’étude en sciences politiques sur lequel je vais réaliser une thèse à Paris-II.

Je relie donc le développement du terrorisme à l’incapacité du monde arabe à participer à la compétition économique mondiale

CG – Quel lien faites-vous entre guerre économique et terrorisme ?

AL – Pour comprendre ce qu’il s’est passé avec le terrorisme il ne faut pas partir du 11 septembre 2001, il faut partir du 9 novembre 1989 car c’est là que les choses bougent. Du 9 au 10 novembre 1989 le monde change totalement, il y a un bouleversement géopolitique. Si vous prenez la date de création d’Al-Qaïda, 1989, ce n’est pas une date liée à une question religieuse mais une date liée à la défaite de l’armée rouge en Afghanistan. La création d’Al-Qaïda est donc la conséquence d’un fait politique. Si l’armée rouge était toujours présente en Afghanistan, Ben Laden n’existerait peut-être pas. La deuxième date importante pour comprendre l’enjeu terroriste c’est 1991, le moment où Ben Laden refuse la présence des forces coalisées en Arabie Saoudite pour lutter contre Saddam Hussein et qu’il décide de s’exiler au Soudan pour créer sa nébuleuse terroriste. Là encore c’est une question géopolitique qui pousse Ben Laden à choisir le terrorisme alors qu’il est considéré comme un freedom fighter. La rupture c’est donc 1991 qui est un événement d’ampleur politique internationale.
C’est là que je fais le lien : 1989 c’est un vent de liberté qui souffle sur le monde, l’Europe de l’Est se libère, la démocratie se développe et l’économie aussi. Une seule région ne profite pas de ce souffle de liberté et c’est le monde arabo-musulman. Le développement économique y est très limité malgré les 3700 milliards encaissés par le monde arabe entre 1973 et 2001 grâce aux pétrodollars. Il y a alors une impossibilité pour les citoyens des pays arabes de participer à la mondialisation et ils voient s’ajouter à leur défaite militaire une défaite sur le terrain de la guerre économique. Cela va se traduire par une exclusion du monde arabe des décisions portant sur la mondialisation ce qui va provoquer un sentiment de rejet face à ce rouleau compresseur sur lequel ils n’ont aucune prise. Dans cette période de bouleversement économique mondial et de changement accéléré, les seuls mots qui sont alors susceptibles de ne pas changer ce sont ceux du livre sacré qui devient le dernier refuge de l’identité. Une infime partie de ceux qui se réfugient dans ce dernier bastion de l’identité choisissent alors de contester la mondialisation et de protéger leur identité par des moyens ultra violents. Je relie donc le développement du terrorisme à l’incapacité du monde arabe à participer à la compétition économique mondiale.

Ce sont d’ailleurs des officiers Français qui conceptualisent le terme de guerre économique en 1917 lorsqu’ils constatent que la première guerre mondiale s’enlise dans les tranchées et que l’affrontement devient total

CG – Vous avez participé à la conférence Gambetta sur l’extraterritorialité du droit américain et son rôle dans la guerre économique, de quand datez-vous les premières actions américaine dans cette guerre ?

AL – Les Américains se sont toujours impliqués dans la guerre économique, dans l’affrontement économique. Dès Alexander Hamilton (XVIIIe siècle), ils prennent conscience de leur retard sur les Anglais et développent une doctrine protectionniste qui se traduit par la fermeture du marché américain, destinée à favoriser la maturation de leurs entreprises. Il y a donc très tôt une conscience des affrontements économiques mondiaux et une prise en compte politique du phénomène de compétition avec l’ancienne métropole. Dans cette optique, ils se dotent par exemple d’une puissante marine marchande et ils bénéficieront des deux guerres mondiales qui fragilisent la domination européenne. En 1944, les Américains comprennent l’importance de l’exportation de leur culture pour vendre leurs produits. À travers les plans de reconstruction ils vont imposer l’exportation de films américains. Plus tard, ces exportations se transformeront en débouchés pour les surplus de production de l’industrie américaine.
Très tôt, il y a une réflexion autour de l’économie comme champ de bataille et de la meilleure manière de s’y imposer. C’est d’ailleurs là tout le cœur de mon travail qui est de montrer que le discours de Montesquieu, d’Adam Smith, qui voudrait circonscrire la violence au politique est très éloigné de la réalité de la nature des relations économiques. Ce sont d’ailleurs des officiers Français qui conceptualisent le terme de guerre économique en 1917 lorsqu’ils constatent que la première guerre mondiale s’enlise dans les tranchées et que l’affrontement devient total. Ce sont eux qui vont l’apprendre aux Anglais et aux Américains. Ces derniers vont ensuite dépasser leurs maîtres et mettre en place des ministères de la guerre économique qui vont poursuivre le travail sur le sujet après 1918. En 1944 par exemple, les Américains mettent au point par l’intermédiaire de la CIA un plan d’envergure permettant de tracer les avoirs nazis et les mouvements d’actions des entreprises allemandes. Grâce à du renseignement économique ils vont ainsi servir des intérêts géopolitiques et récupérer des capitaux.

James Woosley, l’ancien patron de la CIA, publie une tribune en 2000 intitulée Why we spie on our allies? où il assume cette implication des services de renseignement, 13 ans avant les révélations d’Edward Snowden ! Malheureusement on n’a pas voulu le voir.

CG – Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les choses ont tout de même évolué et notamment à la fin des années 1990. Comment les méthodes des Américains ont-elles évoluées ?

AL – Ce qui change c’est que les Américains ont battu l’Union soviétique. Mais ils s’aperçoivent que malgré leur victoire dans la guerre froide ils sont concurrencés sur le plan économique. L’Allemagne et le Japon notamment connaissent un boom économique et talonnent les États-Unis. L’administration américaine commande donc un rapport intitulé « Japan 2000 » pour tenter de comprendre comment un pays vaincu lors de la seconde guerre mondiale, occupé par l’armée américaine peut tailler des croupières économiques à la première puissance mondiale. Ce rapport conclu à l’existence d’une doctrine discrète de guerre économique au Japon qui cherche à les propulser au sommet de l’économie mondiale. Les Américains organisent alors un changement stratégique majeur : la géopolitique est reléguée au second plan. Le secrétaire d’État américain en 1993 annonce qu’il souhaite les mêmes moyens que ceux alloués à la lutte contre l’URSS pour faire face à la compétition économique mondiale. Ils organisent alors leur administration pour s’attaquer à cette problématique. On sort de l’affrontement Est-Ouest pour passer à un affrontement économique global. L’administration s’organise autour de cet objectif et la communauté du renseignement est mise à contribution sur ces sujets. James Woosley, l’ancien patron de la CIA, publie une tribune en 2000 intitulée Why we spie on our allies? où il assume cette implication des services de renseignement, 13 ans avant les révélations d’Edward Snowden ! Malheureusement on n’a pas voulu le voir et l’entendre et on a attendu les révélations sur la NSA pour dénoncer cette surveillance globale.
Le 11 septembre 2001 est également un tournant. Les Américains comprennent que pour lutter contre le terrorisme il faut s’attaquer à son financement. Ils vont alors durcir leurs méthodes et faire de la lutte contre la corruption une priorité. Cela se traduit également par un renforcement des sanctions contre les violations des embargos sur les rogue states : l’Iran, la Libye, Cuba, le Soudan… Ils prennent alors conscience qu’ils disposent déjà d’un arsenal législatif de sanctions : Foreign Corrupt Practices Act (1977), loi Helms-Burton (Cuban Liberty and Democratic Solidarity Act of 1996), loi d’Amato-Kennedy (1996). Ils ont alors les instruments législatifs et administratifs pour réagir. L’extraterritorialité du droit américain naît à ce moment-là et elle passe par l’administration et non par la justice américaine. Ce sont les procureurs qui vont lancer les poursuites, les juges n’intervenant qu’à la fin du processus pour signer les deals. Il ne faut donc pas parler de la « justice américaine » mais de « l’administration de la justice américaine » qui est au cœur du système. Ils s’aperçoivent également que ces moyens de lutte contre le terrorisme leurs permettent de siphonner largement les informations des entreprises surveillées, à commencer par celles de leurs alliés européens. Tout au long des années 2000 ils vont alors se mettre à poursuivre ces entreprises.

Les services de renseignement ne sont donc pas autorisés à faire circuler les renseignements mais ils sont in fine rendus disponibles par la grande porosité des milieux administratifs et économiques américains

CG – Est-ce qu’on peut considérer que l’administration de la justice américaine transmet des informations aux grandes entreprises pouvant permettre des consolidations de position sur le marché ou induisant des avantages vis-à-vis de leurs concurrents ?

AL – C’est une question qui a traversé l’administration à la chute de l’URSS : faut-il diminuer les effectifs et les moyens de nos services de renseignement ou les réorienter ? Le choix a été fait d’investir dans l’intelligence économique et de collecter les données des entreprises étrangères. Il a également été décidé que ces données ne pouvaient pas être fournies « telles quelles » aux entreprises américaines. Tout est dans ce « telles quelles ». Les instances judiciaires, administratives et économiques américaines sont tellement intriquées que malheureusement ces informations finissent par circuler. Des secrétaires d’État passent dans des think tank, dans des entreprises ou deviennent professeurs et finissent par transporter l’information. Les services de renseignement ne sont donc pas autorisés à faire circuler les renseignements mais ils sont in fine rendus disponibles par la grande porosité des milieux administratifs et économiques américains.

Si vous regardez les textes européens sur la sécurité vous aurez des passages sur la lutte contre le terrorisme, la protection environnementale, la lutte contre la prolifération mais rien sur la protection des intérêts économiques. On pensait que le parapluie nucléaire américain nous apporterait aussi la tranquillité économique

CG – Nous Européens, Français, comment nous organiser pour résister à cette pression de l’administration américaine ?

AL – Eh bien on ne s’organise pas ! Deux raisons à cela : la première c’est la responsabilité de l’Europe dans les grands drames. Les deux guerres mondiales, les guerres de décolonisation qui ont rendu tabous les réflexions autour de la puissance en Europe. On refuse de penser les affrontements, l’Europe est avant tout construite autour de la paix, ce qui est très bien, mais nous empêche de conceptualiser la puissance, notre puissance. Si vous regardez les textes européens sur la sécurité vous aurez des passages sur la lutte contre le terrorisme, la protection environnementale, la lutte contre la prolifération mais rien sur la protection des intérêts économiques. On pensait que le parapluie nucléaire américain nous apporterait aussi la tranquillité économique. Nous nous sommes contentés d’être un modèle de paix et de stabilité et c’est ce qui devait nous permettre d’établir notre influence dans le monde. Cette absence de réflexion sur la puissance nous empêche alors de réagir aux actions américaines.
Il y a quand même eu une petite réaction en 1996 à la loi Helms-Burton. On met en place un règlement européen qui interdit aux entreprises de se soumettre au droit américain mais il ne sera jamais appliqué. L’Union Européenne porte également plainte contre les États-Unis devant l’OMC qui craignent de devenir le premier pays condamné par l’institution qu’ils ont créée. Clinton passe alors un deal avec les Européens et suspend le titre III de la loi Helms-Burton qui porte sur Cuba. Il s’agit là d’une erreur fondamentale, les Européens auraient dû pousser la plainte à son terme, ce qui aurait pu permettre de traiter le problème à sa racine. On s’est contentés de la parole d’un Président qui n’est par définition pas éternel.

CG – En effet, l’administration Trump a récemment annoncé l’entrée en vigueur du titre III (avril 2019). Dans ces conditions, peut-on imaginer que l’UE dépose de nouveau une plainte devant l’OMC ?

AL – Ils n’ont pas voulu ! J’ai enquêté l’année dernière sur le retrait des Américains de l’accord sur le nucléaire iranien et j’ai posé la question des suites à donner à des fonctionnaires européens et français. On m’a répondu « surtout pas ! Si on dépose plainte contre les États-Unis à l’OMC ils vont quitter l’OMC. » Notre stratégie dépend donc du fait que les Américains pourraient bouder l’OMC, c’est incroyable quand même…

En France, ça a été une patate chaude que se sont refilés les ministères, c’est le Président qui aurait dû s’emparer du sujet, pas Bercy ou le quai d’Orsay

CG – A-t-on la possibilité de s’organiser à l’échelle nationale ? Est-ce un niveau pertinent ?

AL – Oui, la solution passe par l’Europe. Mais pour que cette solution s’impose au niveau européen il faut être cohérent au niveau national. Il faut mettre en place une doctrine, construire une vision et ensuite la porter à Bruxelles. En Europe continentale nous sommes les premiers à avoir réagi à cette nouvelle forme d’affrontement économique. Malheureusement cette prise de conscience s’est faite à un niveau intermédiaire. Si l’on regarde dans les autres pays actifs dans la guerre économique, la Chine, les États-Unis, la Grande-Bretagne, c’est au plus haut niveau que cette prise de conscience a eu lieu. En France, ça a été une patate chaude que se sont refilés les ministères, c’est le Président qui aurait dû s’emparer du sujet, pas Bercy ou le quai d’Orsay.

CG – Il y a eu quand même des alertes sur le sujet : le rapport Lellouche en 2016, l’affaire Asltom, pourquoi la guerre économique n’intéresse pas les dirigeants français ? Est-ce la peur ?

AL – Au-delà de la peur des Américains qui est bien réelle, je l’ai constaté chez mes interlocuteurs français sur le sujet, il y a encore un fort atlantisme. C’est encore plus marqué au niveau européen, les élites sont marquées par cette relation avec les États-Unis. On le constate également dans la différence de traitement réservée à la Chine. Il y a eu plusieurs rapports et des communications de la Commission Européenne pour dénoncer la Chine et mettre en place une doctrine de réciprocité : si la Chine fait de la concurrence déloyale ou nous espionne, on riposte. Mais les États-Unis le font depuis plus longtemps et de manière plus importante ! Pourquoi alors parler de réciprocité uniquement envers les Chinois ? Je crains d’ailleurs que si les Américains parviennent à faire un deal avec la Chine, nous devenions les dindons de la farce.

CG – Peut-on imaginer que s’ajoute à l’atlantisme français et européen une forme de conflits d’intérêts ? On peut penser à l’ancien commissaire des participations de l’État, qui a géré la vente d’Alstom avant d’être embauché par la Bank of America.

AL – Oui, il y a des conflits d’intérêts qui sont très clairs. Quand vous regardez Guerre fantôme, le documentaire sur la vente d’Alstom, il y a toute une cartographie sur les intérêts des différents protagonistes. Si vous ajoutez à ce phénomène l’atlantisme, vous vous retrouvez avec des résultats médiocres et des scandales comme celui d’Alstom.

CG – Sur l’aveuglement stratégique, l’absence de réflexion autour de la puissance, est-ce aussi une conséquence de l’aveuglement libéral qui prévaut depuis les années 1990 ? Avec l’idée que nous allions récolter les dividendes de la paix, que l’Histoire était finie grâce au « doux commerce » cher à Montesquieu et que les affrontements s’effaceraient dans un monde globalisé ?

AL – Oui c’est un facteur explicatif. Les Français n’ont lu qu’une partie de Montesquieu, le livre XX sur le commerce qui adoucit le mœurs. Or, les Américains ont lu le livre V qui dit que le commerce adoucit les mœurs entre les nations mais absolument pas entre les particuliers. Montesquieu nous alertait donc sur la conflictualité potentielle du commerce mais on n’a pas voulu le voir. D’autre part, nous, nous sommes restés à Adam Smith : deux individus qui se rencontrent sur un marché pour échanger avec le même niveau d’information. Les Américains, eux, ont intégré l’analyse néolibérale : le marché est le lieu de la conflictualité où c’est l’acteur qui dispose de l’information qui remporte l’échange. On est donc bloqués sur une conception du marché pacifique tandis que nos partenaires sont beaucoup plus avancés dans la réflexion.

J’ai rencontré un entrepreneur qui ne parvient même pas à envoyer des pots de peinture à Cuba. Au dernier moment la banque a bloqué la transaction en s’apercevant que c’était destiné à Cuba. Il y a une trouille incroyable des banques.

CG – L’activation du titre III de la loi Helms-Burton devrait permettre à des entreprises et des particuliers d’attaquer directement un État étranger qui commercerait avec Cuba pour spoliation. Quel impact cela peut avoir sur nos entreprises ? Est-ce qu’on peut imaginer que ce dispositif soit étendu ?

AL – Oui le dispositif peut être étendu. Il faudra une nouvelle loi mais cela peut arriver. Le MEDEF a d’ailleurs réagi en faisant une revue de l’impact que ce titre pourrait avoir sur les entreprises françaises. Déjà en 1977, le CNPF, l’ancêtre du MEDEF, avait été scandalisé par la loi Helms-Burton car cela touchait particulièrement les entreprises françaises qui avaient du retard. Et effectivement ces dispositions vont très loin. J’ai rencontré un entrepreneur qui ne parvient même pas à envoyer des pots de peinture à Cuba. Au dernier moment la banque a bloqué la transaction en s’apercevant que c’était destiné à Cuba. Il y a une trouille incroyable des banques.

CG – Les entreprises peuvent-elles s’organiser en interne pour lutter contre ces dispositions ? Peuvent-elles décider de commercer avec ces pays en s’excluant de facto des échanges avec les États-Unis ?

AL – Factuellement c’est possible, mais c’est très difficilement réalisable. Vous pouvez décider de ne plus commercer en dollars et échanger avec Cuba. Vous serez alors mis sur une liste d’entreprises sensibles et plus aucune entreprise ne pourra commercer avec vous, y compris au sein de votre pays. Si une banque française par exemple, décide de commercer avec une entreprise inscrite sur cette liste, elle tombera sous le coup de la loi Helms-Burton.

CG – L’Union européenne a récemment pris des dispositions pour permettre de commercer avec l’Iran, avec un système basé sur le troc il me semble. Est-ce que cela peut fonctionner ?

AL – Il ne s’agit pas de l’Union Européenne mais de trois pays : la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. L’instrument s’appelle INSTEX mais il a du mal à se mettre en place et son ambition est très limitée. Il doit permettre dans un système de troc aux entreprises d’échanger dans deux domaines uniquement : les médicaments et l’agroalimentaire. Comme par hasard deux des trois secteurs dans lesquels les États-Unis ont été condamnés par la cour internationale de justice. L’impact est quoi qu’il en soit très limité.

CG – L’OMC n’a pas son mot à dire sur l’extraterritorialité du droit Américain ?

AL – Il faut la saisir pour cela ! Personne ne le fait, même pas les rogue states. Seul l’Iran a déposé plainte devant la cour internationale de justice, pas devant l’OMC malheureusement. Sur le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien par exemple, seul l’Iran peut décider de poursuivre le pays. Une disposition de l’accord le permet mais rien n’est fait. Les autres signataires à l’instar de la France ne peuvent pas dénoncer ce retrait.

CG – Est-ce qu’on peut imaginer un jour une réaction européenne ou française avec des poursuites équivalentes pour corruption ? Pourra-t-on par exemple attaquer Goldman Sachs pour avoir maquillé les comptes de la Grèce ?

AL – Cela existe déjà, en France la loi Sapin 2 est extraterritoriale. On peut donc poursuivre une entreprise n’importe où dans le monde si elle ne respecte pas la loi française. Mais ça n’a jamais été fait et cela me paraît peu probable…

Interview réalisée en juin 2019 par la Conférence Gambetta.

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