Si l’on cherchait une allégorie pour imager l’ouvrage de Martine Gärtner, ce serait sans doute une rivière. En effet, si le récit de Au-delà du Mur, un conte de l’Allemagne réunifiée ne s’écoule que sur 200 pages, il mêle avec élégance plusieurs affluents. Au fil de ses méandres, le roman se fait ainsi historique, policier, épistolaire et sentimental. Autant de styles littéraires qui viennent se jeter dans la trame du roman, pour en renforcer le cours et accompagner le lecteur vers son embouchure troublée.
Cette trame c’est l’histoire de Marie-Laure, personnage fantôme que l’on poursuit sans jamais être sûr de l’avoir rattrapée ou comprise. À la manière d’un puzzle historique que l’on cherche à reconstituer, les aventures de Marie-Laure se présentent en ordre dispersé. Elles traversent toute une frange de l’histoire récente de la France et des deux Allemagnes, des années 1970 jusqu’à aujourd’hui. L’histoire commence par une amourette d’été. Puis elle se développe par-delà les tourments amoureux de son personnage.
Un personnage bien plus souvent objet que sujet du roman. Ainsi, c’est Cécile, l’ami épistolaire de Marie-Laure qui nous raconte comment elles ont toutes deux rencontré l’amour. Cet amour se trouve Au-delà du Mur, en Allemagne de l’est, en République Démocratique Allemande. Cette histoire, c’est celle de deux filles qui veulent retrouver leurs amants et qui se moquent du mur placé entre eux.
Correspondance d’une liberté à conquérir
C’est là que le roman prend son envol. Le monde décrit n’est pas une affreuse dictature soviétique, un monde gris avec un goût de la vie bien fade. Au contraire, la RDA est un pays vivant. Leurs amants sont de jeunes gens cultivés, intéressants et qui voyagent dans les pays du bloc de l’est. Le mur et l’impossibilité pour les habitants de l’Allemagne de l’Est d’accéder à la culture de l’Ouest sont bien présents. Ils ressemblent, au fond, bien plus à des tracas administratifs, ordinaires entre adolescents en quête d’ailleurs, qu’à des barrières infranchissables entre deux mondes différents.
L’histoire de ce livre, c’est aussi celle d’une France en pleine révolution. De Rennes à Marseille, les jeunes étouffent dans un régime gaulliste en fin de course. Les demandes de changement affluent partout. Les lettres de Cécile racontent les manifestations massives du mouvement anti-militariste. Les lycéens et les étudiants se révoltent contre un système éducatif obsolète. Le Mouvement de Libération des Femmes commence à faire bouger la société française.
Cette histoire politique et sociale de la France fait sourire. Il semble que, des blocages des lycées et universités contre les réformes éducatives des années 1970 à ceux contre Parcoursup, on retrouve les même slogans et, au fond, la même énergie. Seuls les noms des ministres ont changé entre temps. Une histoire qui fait sourire encore quand les victoires féministes sur l’avortement et la contraception des années 1970 sont contrebalancées par les commentaires d’un garde-frontière à Cécile sur ses tampons hygiéniques, qui nous rappellent à l’actualité de ces combats.
Tragédie passionnelle et politique
Une histoire qui se fait tragique en 1973. Cette année là, Cécile et Marie-Laure participent au dixième festival mondial de la jeunesse à Berlin. Elles applaudissent chaudement leurs camarades chiliens dont le président socialiste, Salvador Allende, est une lueur d’espoir partout dans le monde. Quelques mois plus tard, le général Pinochet lance un coup d’État, assassine Allende et installe une dictature militaire. Le roman semble donner aux milliers de militants socialistes, communistes et anarchistes, un visage, une humanité. Il rend par-là leur souffrance plus atroce. Cela fait dire à Cécile « Heureusement qu’il y a les pays socialistes, sinon… ».
Ce croisement de l’histoire de Marie-Laure et de l’Histoire avec un grand H, c’est sans doute ce qui rend le livre de Martine Gärtner si passionnant. C’est une histoire militante que l’on voit à travers Marie-Laure et Cécile. Une histoire des mouvements sociaux et des dissensions entre gauchistes et communistes. Une histoire de celles qui n’acceptaient pas que l’Allemagne de l’Est et les pays du « socialisme réel » soient leurs ennemis. Cette histoire militante, on la voit au travers de la conscience politique et du militantisme grandissant de Marie-Laure et Cécile dans les années 1970 et puis, petit à petit, de la lassitude de Marie-Laure, de sa fatigue et de sa désillusion. Elle se fait ainsi le reflet des espérances, des échecs et des désillusions de toute une génération de jeunes entrés dans le militantisme dans les années 1970.
Policer un monde sans alternative
Le roman devient policier à partir des années 1980, lorsque Marie-Laure entre dans l’action clandestine en Allemagne. Elle chasse d’anciens nazis ayant effacé leur passé dans la République Fédérale Allemande, lors d’un des rares chapitres où son histoire n’est pas narrée par d’autres personnages.
Cette décision la poursuit pour le reste de sa vie. Celle-ci prend une forme à mi-chemin entre le roman policier et le roman d’espionnage. On y voit l’effacement de son engagement politique au profit de l’humanitaire, la nostalgie de la disparition de l’Allemagne de l’Est et une vie marquée par la peur diffuse mais permanente que son passé soit découvert. Les dates, les personnages et les évènements s’enchevêtrent et se rejoignent en laissant parfois un certain sentiment de confusion au lecteur. Le style y est moins poignant que dans les échanges épistolaires. Le récit est parfois très dispersé, les personnages nombreux et certains tardivement introduits. Sans être un nouvel Agatha Christie, le roman parvient malgré tout à créer une atmosphère d’incertitude ainsi que des moments de rupture et de panique. Il laisse le lecteur hébété par l’enchaînement des évènements et avide d’en comprendre le sens.
Au-delà du Mur, un conte de l’Allemagne réunifiée est donc un livre qu’on ne peut que recommander. Les passionnés de roman sentimentaux liront avec passion les aventures de Marie-Laure et Cécile. Les amateurs de roman policier y trouveront sans doute de quoi susciter l’angoisse et la curiosité. Les amateurs d’histoire politique sauront apprécier ce roman profondément ancré dans l’atmosphère politique de ses époques. Fourmillant de références et de clins d’œil, riche en événements parfois oubliés, à l’image du festival mondial de la jeunesse et des étudiants, qui attirait des dizaines de milliers de jeunes du monde entier dans les pays socialistes et anti-impérialistes, le roman est une véritable caverne d’Alibaba dont la richesse ne cesse d’émerveiller le lecteur.