Sans que cela fasse grand bruit, depuis le 1er janvier 2023, le jury populaire de cour d’assises, héritage de la Révolution de 1789, symbole de la participation démocratique en matière judiciaire, a été supprimé dans plus de la moitié des affaires qui lui revenaient jusqu’alors. Désormais, pour juger en première instance les personnes majeures accusées de crimes punis de quinze ou vingt ans de réclusion criminelle – qui recouvrent très majoritairement des viols, mais aussi des vols à main armée, des coups mortels, ou encore des tortures et actes de barbarie –, ce ne sont plus des cours d’assises constituées par trois juges et six jurés citoyens tirés au sort sur les listes électorales, mais des cours criminelles départementales (CCD) exclusivement composées de juges professionnels – cinq au total – qui sont compétentes. Un sacrifice démocratique, qui conduit à mettre « le peuple français » à la porte des palais de justice.
Décidée pour des raisons comptables et gestionnaires, cette exfiltration du jury populaire, entérinée par la loi du 22 décembre 2021 dite « pour la confiance dans l’institution judiciaire », constitue une régression pour la démocratie, la citoyenneté et la qualité de la justice. Cette réforme annonce la disparition d’une institution solidement ancrée dans la tradition républicaine, dont l’objectif central est d’empêcher l’arbitraire des juges. De ce point de vue, le jury constitue une garantie au service des libertés publiques et des libertés individuelles : il offre au peuple souverain une forme de contrôle sur les verdicts rendus dans les affaires pénales les plus graves. À l’heure où la confiance des Français dans l’institution judiciaire est fragilisée, ce nouvel éloignement de la justice et du peuple apparaît particulièrement inopportun.
Au nom de l’efficacité juridique, la mise à l’écart des citoyens
Le jury populaire de cour d’assises constitue, en effet, le dernier espace démocratique permettant à des citoyens de rencontrer des juges, de délibérer avec eux, et de rendre la justice « au nom du Peuple français ». Si, officiellement, la justice criminelle est toujours rendue au nom de ce dernier, elle est désormais réellement rendue sans le peuple français dans la majorité des affaires criminelles. Par ailleurs, siéger dans un jury constitue dans la très grande majorité des cas une expérience marquante pour les jurés ayant été désignés par le sort, qui transforme leur perception de la justice et de leur rôle en tant que citoyens. L’expérience de juré populaire prouve que la citoyenneté ne se résume pas à l’exercice du droit de vote et enseigne la responsabilité inhérente à la recherche du juste et du bien commun.
Cette mise à l’écart dégrade également la qualité de la justice. L’audience devant la cour d’assises, parce qu’elle implique la présence de jurés citoyens ne disposant pas d’expertise juridique, est marquée par le soin et la clarté des prises de parole. Grâce à la présence du jury populaire, la cour d’assises échappe à la logique expéditive et gestionnaire qui prévaut de plus en plus devant les tribunaux correctionnels, où le sort des individus est parfois scellé en quelques minutes, sans que les victimes et les prévenus aient eu le temps d’exprimer tout ce qu’ils auraient voulu dire. Faire disparaître le jury populaire au profit des cours criminelles départementales, c’est introduire le culte du chiffre au cœur de la justice criminelle, semant ainsi les graines d’une justice au rabais. Les conséquences sont d’ailleurs déjà visibles : si, jusqu’alors, les viols étaient généralement jugés en deux ou trois jours devant les cours d’assises, il n’est pas rare qu’ils soient désormais jugés en une seule journée devant les cours criminelles départementales.
Enfin, la défense de la cause féministe est elle aussi compromise. Les cours criminelles départementales ont principalement pour tâche de juger les affaires de viol, qui représentent environ 90 % de leurs attributions. Concrètement, cela revient à créer une sorte de « sous-cour d’assises » pour le jugement des viols, en procédant à une distinction entre les crimes de première division qui méritent l’attention des citoyens (meurtres, assassinats, empoisonnements, etc.) et les crimes de deuxième division, dont le principal représentant est le viol, qui ne le méritent plus.
Avec les cours criminelles départementales, le viol devient symboliquement une sorte de « sous-crime » dont les membres de la collectivité n’ont plus à se préoccuper et qui, de surcroît, sera jugé au pas de charge, laissant moins de temps aux victimes pour s’exprimer. Alors que la lutte contre les violences sexistes et sexuelles a été érigée en « grande cause nationale » par l’exécutif, supprimer les jurés dans les affaires de viols apparaît comme un choix politique contreproductif. Ce dernier est également en décalage avec la libération de la parole des femmes, qui exhorte les citoyens à prendre conscience de l’envergure de ces affaires. À ce titre, il faut rappeler que l’avocate Gisèle Halimi s’est battue durant sa carrière professionnelle pour que le viol soit jugé comme un crime de sang. Depuis le 1er janvier 2023, ce n’est désormais plus le cas.
Avec les cours criminelles départementales, le viol devient symboliquement une sorte de « sous-crime » dont les membres de la collectivité n’ont plus à se préoccuper.
À ce tableau d’ensemble, il faut ajouter qu’un rapport d’évaluation des cours criminelles départementales, expérimentées depuis trois ans dans une quinzaine de départements, a été rendu en octobre 2022 par un comité constitué à cet effet. Or, ce rapport montre que les trois objectifs poursuivis par ces nouvelles juridictions – limiter le phénomène de correctionnalisation des viols, (requalification d’un crime en délit, ndlr), gagner du temps et faire des économies – n’ont pas été atteints.
Concernant les viols, le rapport montre qu’aucune dé-correctionnalisation associée aux CCD n’a été constatée, alors qu’il s’agissait de l’une des principales ambitions de la réforme. Les récents propos du garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, indiquant que les CCD auraient permis de « régler la correctionnalisation des viols » sont tout bonnement fallacieux et devraient susciter la contradiction.
S’agissant des délais de jugement, la lecture attentive du rapport ne permet de constater aucun progrès réel. À l’inverse, le taux d’appel des décisions rendues par les cours criminelles départementales (21%) est nettement supérieur à celui observé aux assises (15%), ce qui est synonyme d’une perte de temps éprouvante, à la fois pour l’accusé et la partie civile.
Enfin, il n’est pas démontré que les cours criminelles départementales permettent réellement d’engendrer des économies : dans la mesure où elles nécessitent plus de magistrats pour fonctionner (cinq au lieu de trois aux assises) et où leur bonne mise en œuvre nécessitera la construction de nouvelles salles d’audience, il est même à craindre qu’elles s’avèrent finalement plus onéreuses que les cours d’assises.
« Sauvons les assises ! » : organiser l’opposition à la réforme
Face à cette réforme technocratique, qui incarne la logique managériale imposée à la justice pénale depuis de nombreuses années, l’opposition s’est organisée sous l’impulsion de l’association « Sauvons les assises ! ». En août 2022, après un travail de sensibilisation réalisé par les membres de l’association auprès des parlementaires, la députée Francesca Pasquini (EELV) a déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale une proposition de loi visant à préserver le jury populaire de cours d’assises, laquelle a reçu le soutien de députés appartenant à l’ensemble des groupes composant la Nupes. Parallèlement, certaines personnalités politiques classées à droite, telles que Francis Szpiner (maire LR du XVIème arrondissement de Paris, désormais sénateur), se sont également manifestées pour soutenir le rétablissement des jurys populaires.
La visibilité de cette initiative politique a été amplifiée par l’union des acteurs du monde judiciaire autour de celle-ci. Cette union a pris la forme d’une tribune publiée dans le journal Le Monde le 4 novembre 2022, réunissant notamment les responsables de l’Association des avocats pénalistes (ADAP), de la Fédération Nationale des Unions de Jeunes Avocats (FNUJA), du Syndicat des Avocats de France (SAF), du Syndicat de la Magistrature (SM) et de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH).
Cette tribune a incité d’autres organisations professionnelles à rejoindre le mouvement. C’est ainsi que l’Union Syndicale des Magistrats (USM), syndicat majoritaire des magistrats, a émis en décembre 2022 un communiqué s’opposant à la généralisation des cours criminelles départementales. C’est également ainsi qu’une quarantaine de barreaux, à commencer par le barreau de Toulouse, suivi de près par ceux de Paris, Lyon et Bordeaux, ont adopté des motions d’opposition à ces nouvelles juridictions, tout en réaffirmant leur attachement au principe de participation citoyenne à la justice criminelle. Ce sont enfin le Conseil national des Barreaux (CNB) et la Conférence des Bâtonniers, les deux grandes institutions représentatives des avocats au plan national, qui ont rejoint le mouvement, avant que la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) n’exprime également de sérieuses réserves à propos des cours criminelles départementales à travers une note en date d’avril 2023.
Parallèlement à cette mobilisation des professionnels du droit, l’information des citoyens concernant la suppression du jury populaire de cour d’assises, demeure un enjeu majeur. Ce travail d’information a déjà pris la forme d’un tour de France intitulé « Sauvons le jury populaire ! », organisé par l’association « Sauvons les assises ! » et composé d’une trentaine de conférences-débats auxquelles ont participé des universitaires, des avocats et des magistrats. Chaque étape de cette tournée a été l’occasion de mesurer l’attachement des citoyens français à cette institution qu’est le jury populaire, qui fait en quelque sorte partie de notre inconscient judiciaire collectif. La disparition programmée des jurés, décidée sans aucun débat public, est ainsi apparue comme la privation d’un droit fondamental : celui de juger et d’être jugé par ses pairs.
L’attachement des citoyens français à cette institution qu’est le jury populaire (…) fait en quelque sorte partie de notre inconscient judiciaire collectif.
En outre, lors d’une étape du tour de France précité où intervenait notamment le député Stéphane Mazars (LREM), défenseur des cours criminelles départementales, mais qui peinait à convaincre de leur utilité, une prise de contact a pu être établie entre l’association « Sauvons les assises ! » et les associations de défense des droits des femmes, dont #NousToutes. Le 3 juillet 2023, ce collectif était à l’initiative d’une nouvelle tribune dans le journal Le Monde, dénonçant l’escroquerie sur laquelle reposent les cours criminelles départementales qui, en plus de ne pas faire reculer la correctionnalisation, « contribuent à perpétuer l’invisibilisation des crimes de viol ». Le texte était co-signé par de nombreuses organisations féministes, témoignant d’une réprobation unanime envers les cours criminelles départementales.
Cette tribune visait à soutenir les amendements de suppression de ces juridictions sans jurés que les députés Ugo Bernalicis (LFI), Elsa Faucillon (GDR) et Francesca Pasquini (EELV) s’apprêtaient à défendre à l’Assemblée nationale, dans le cadre des discussions portant sur la loi de programmation pour la justice. En raison d’une « erreur » reconnue par le rapporteur Erwan Balanant (MoDem), aucun de ces amendements n’a pu être pourtant discuté. S’il est permis de penser qu’il s’agissait moins d’une erreur que d’une manœuvre, il n’en reste pas moins que la question de la suppression des cours criminelles départementales n’a même pas pu être discutée par la représentation nationale, bien qu’elles suscitent de fortes oppositions au sein de la population. En sacrifiant le jury et en empêchant le débat sur ce sujet, la macronie aura donc piétiné une deuxième fois la délibération démocratique.
L’avenir du jury populaire entre les mains du Conseil constitutionnel
Face aux obstacles rencontrés pour faire naître un débat au Parlement, un second front a été ouvert sur le terrain judiciaire par l’intermédiaire d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui permet à tout citoyen, dans le cadre d’un litige, de contester la conformité à la Constitution d’une loi qu’on cherche à lui appliquer. Ainsi, plusieurs QPC visant à contester les cours criminelles départementales dans leur existence et leur fonctionnement ont été proposées « clé en main » aux avocats dans un article de doctrine publié en accès libre dans la revue juridique Lexbase pénal en juin 2023.
À titre principal, les cours criminelles départementales, en ce qu’elles excluent la participation citoyenne à la justice criminelle, porteraient atteinte au principe constitutionnel d’intervention du jury pour juger les crimes de droit commun. Si ce principe n’apparaît pas explicitement dans la Constitution, il pourrait être rattaché à la notion de « principe fondamental reconnu par les lois de la République » (PFRLR) qui apparaît dans le préambule de la Constitution de 1946 intégrée au bloc de constitutionnalité. La jurisprudence constitutionnelle établit trois conditions pour qu’un principe soit érigé en PFRLR : il doit concerner l’organisation des pouvoirs publics ou les droits et libertés fondamentaux ; avoir été consacré par un texte républicain antérieur à 1946 ; et ne pas avoir connu d’exception avant 1946. Or, l’intervention du jury pour juger les crimes de droit commun remplit ces trois critères : le jugement en matière criminelle concerne l’organisation des pouvoirs publics et les droits et libertés fondamentaux ; le principe d’intervention du jury a été consacré par de nombreux textes antérieurs à 1946 (notamment les Constitutions de 1791, 1793, 1795, 1799 et 1848) ; et celui-ci a été appliqué de façon continue, les seules exceptions apportées avant 1946 par les régimes républicains ne concernant pas les crimes de droit commun, mais les crimes politiques ou militaires.
Par ailleurs, dans sa décision du 3 septembre 1986, le Conseil constitutionnel, saisi au sujet des cours d’assises spécialement composées (sans jurés) en matière de terrorisme, a reconnu l’existence d’un « principe d’intervention du jury » en matière criminelle, tout en indiquant qu’il n’était pas violé par les dispositions introduisant dans notre droit lesdites cours d’assises antiterroristes en raison de leur champ de compétence « limité. » Le principe d’intervention du jury semble donc disposer d’une valeur constitutionnelle, de sorte que toute exception qui lui est apportée doit avoir un caractère restreint. Or, les cours criminelles départementales jugent environ 57% des crimes qui relevaient auparavant de la compétence des cours d’assises. Elles sont donc devenues la juridiction criminelle de principe, ce qui paraît porter atteinte au « principe d’intervention du jury » évoqué en 1986 par le Conseil constitutionnel.
Le principe d’intervention du jury semble donc disposer d’une valeur constitutionnelle, de sorte que toute exception qui lui est apportée doit avoir un caractère restreint.
Intéressés par ces questions, deux avocats ont décidé de les poser à la chambre criminelle de la Cour de cassation. Dans deux arrêts du 20 septembre 2023, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français a admis la nouveauté et le sérieux des arguments soulevés, et décidé de transmettre les QPC au Conseil constitutionnel. Les cours criminelles départementales sont donc sur la sellette, leur avenir étant désormais entre les mains du juge constitutionnel, qui doit se prononcer avant la fin de l’année. Face aux arguments juridiques et historiques développés par les défenseurs du jury populaire, il faut espérer que le Conseil constitutionnel reconnaîtra la valeur constitutionnelle de cette institution qu’est le jury, conquête républicaine s’il en est, seule à même de rendre à la justice pénale une part de son humanité et au Peuple une part de sa souveraineté. En un mot comme en cent, pour être rendue « au nom du Peuple français », la justice ne peut se passer du peuple français.