Aux États-Unis, l’indifférence face aux meurtres d’indigènes

Les femmes indigènes américains disparaissent et sont tués jusqu’à dix fois plus que la moyenne nationale. Dans l’État du Wyoming, les indigènes américaines représentaient 21 % des victimes de meurtre depuis l’an 2000, alors qu’ils constituent seulement 3 % de sa population. Un phénomène qui ne suscite qu’un faible émoi médiatique, et que de minces réactions politiques.

Le meurtre sordide de Gabrielle (« Gabby ») Petito a défrayé la chronique médiatique aux États-Unis depuis septembre dernier. Gabby, influenceuse en herbe, et son fiancé, Brian Laundrie, avaient décidé de faire un road trip en van. Très vite, sa disparition et, plus tard, la découverte de son corps le 19 septembre, la chasse à l’homme pour retrouver Laundrie, le principal suspect, puis la découverte de son corps, ont captivé les réseaux sociaux, les médias américains et, semble-il, le monde. Plusieurs mois après les faits, l’annonce du suicide de Laundrie et d’une enquête policière sur un carnet en sa possession a de nouveau fait l’actualité.

Pour certains, cet engouement médiatique a sonné comme un rappel douloureux de l’indifférence de l’opinion publique et des médias face à d’autres meurtres ou disparitions.

« Ma nièce s’appelle Aubrey Dameron. Elle est membre de la nation des Cherokees de l’Oklahoma, une tribu native américaine [amérindienne NDLR]. Elle est deux esprits. Elle a disparu en mars 2019, et nous ne savons toujours pas où elle est.  » Pamela Smith est une femme cherokee d’Oklahoma, qui a accepté de nous parler de la disparition de sa nièce lors d’un entretien sur Zoom. Quand elle raconte son histoire, la voix de Pamela Smith ne tremble pas. À un moment, elle s’essuie le visage et avant même qu’on ne puisse penser que c’était pour essuyer des larmes, explique en rigolant « Excusez-moi, j’ai des bouffées de chaleur. La ménopause, vous savez. ». Son ton laisse néanmoins deviner une certaine colère, et parfois une grande fatigue.

Depuis la disparition de sa nièce, Pamela Smith fait partie de l’association MMIWUSA (Missing and Murdered Indigenous Women USA) et veut attirer l’attention sur les disparitions et les meurtres qui touchent les femmes indigènes américaines de manière disproportionnée. Un phénomène tellement connu dans cette communauté qu’il est désigné par un acronyme, les MMIW (Missing and Murdered Indigenous Women), les femmes indigènes disparues ou tuées. 

Une vulnérabilité peu documentée mais bien réelle

Il est difficile de trouver des chiffres de la violence contre les femmes indigènes américaines justes et précis. D’après le département de l’Intérieur américain lui-même, beaucoup de cas d’agressions et de disparitions sont sous-reportés, surtout dans des populations qui ne font pas confiance aux autorités – comme c’est fréquent chez les indigènes américains. Pamela Smith témoigne : « J’ai rencontré beaucoup de personnes indigènes qui m’ont dit que le bureau de shérif ne les aide pas. (…) Je le savais, mais je ne m’étais jamais rendu compte de l’ampleur de la chose jusqu’à ce que ma nièce disparaisse. »  Elle explique ainsi que « pendant environ neuf jours, rien n’a été fait ». La mère d’Aubrey a signalé que sa fille avait disparu le 11 mars 2019, deux jours après l’avoir vu pour la dernière fois. Pamela ne l’a appris que le 16 mars, quand une de ses amies lui en a parlé. Tout de suite, « j’ai contacté les autorités du conté qui m’ont dit qu’ils avaient bien reçu le signalement. Quand je leur ai demandé les détails, ils m’ont juste dit de demander à ma sœur. » 

Le 18 mars 2019, soit neuf jours après qu’Aubrey a été signalée comme disparue et onze jours après qu’elle a été vue pour la dernière fois, Pamela a appelé le bureau du shérif pour savoir si l’enquête avançait. Il lui dit qu’il venait d’être informé de l’affaire et qu’il la recontactera dans la journée. Il ne l’a jamais rappelé. Elle a donc rappelé d’elle-même et a demandé à parler avec la personne chargée de l’affaire, le capitaine, qui lui a dit qu’il ne pensait pas qu’Aubrey avait disparu, à cause de son « mode de vie ». Quand Pamela Smith lui a demandé ce qu’il voulait dire par là, il lui a répondu « qu’Aubrey avait plus de 500 amis hommes sur Facebook » et qu’il savait que certains des membres de sa famille, et probablement elle, consommaient des substances illégales. Après cela, l’affaire n’a pas beaucoup avancé.

Malgré la difficulté d’avoir des chiffres définitifs fiables, on sait que les femmes indigènes sont beaucoup plus susceptibles de se faire agresser, enlever ou tuer, que le reste de la population. Selon des chiffres du département de la Justice américain de 2012, dans certaines parties du pays, les femmes indigènes américaines sont tuées à une fréquence plus de dix fois supérieure à celle de la moyenne nationale. Un rapport publié par l’Université du Wyoming, l’État où Gabby Petito a disparu et où son corps a été retrouvé, révèle que les personnes indigènes américaines représentaient 21 % des victimes de meurtre de l’État entre 2000 et 2020, alors même que seulement 3 % de la population de l’État est indigène. Selon ce même rapport, 14 % des personnes qui ont été déclarées portées disparues entre 2011 et 2020 étaient indigènes, pour la majorité des femmes. 

Un phénomène aux racines profondes

Certains militants n’hésitent pas à tracer un continuum depuis la fondation de Jamestown – la toute première colonie britannique sur le continent nord-américain – jusqu’à l’époque contemporaine. La colonisation de l’Amérique a été marquée par de nombreux meurtres d’Amérindiens, au cours des nombreux affrontements qui ont opposé ceux-ci aux colons. La vulnérabilité des indigènes a persisté après la colonisation. Placés dans des réserves, les populations indigènes étaient considérées comme des pupilles de l’État fédéral, qui s’est accaparé le droit d’enquêter et de poursuivre en justice, laissant les derniers sans aucun contrôle dans la manière dont la justice était rendue quand un crime était commis contre les leurs. L’État fédéral considérait ces réserves comme des espaces exploitables ; les violations des traités signés avec les populations indigènes se sont multipliés, et de nombreux abus ont été tolérés. Peu de ressources, en conséquence, ont été consacrées à faire la lumière sur ces crimes.

Un autre facteur de vulnérabilité demeure la pauvreté dont les indigènes sont victimes, qu’ils vivent dans les réserves éloignées de tout ou dans des ghettos des grandes villes. Selon le recensement de 2018, les indigènes américains sont la minorité la plus pauvre des Etats-Unis ; plus d’un quart de la communauté vit sous le seuil de pauvreté.

Une autre raison qui explique la difficulté à traiter les cas de ces femmes disparues et la complexité de la juridiction sur les réserves indigènes américaines. Les crimes contre les personnes indigènes sont traités par différentes juridictions selon les personnes impliquées et où le crime a été commis. En règle générale, si un crime a été commis sur une réserve par un indigène, alors ce sont les autorités tribales et le gouvernement tribal qui vont enquêter et juger l’affaire. Si un crime a été commis sur une réserve par quelqu’un de non-indigène, comme c’est le cas dans 63% des cas selon un rapport du National Congress of American Indians (NCAI) de 2013, alors l’affaire sera traitée soit par les autorités de l’État, soit par l’État fédéral. Ces juridictions changeantes entraînent souvent des problèmes dans la prise en charge des cas, surtout lorsque les différentes agences ne communiquent pas entre elles. De plus, toujours selon le rapport du NCAI, dans la moitié des cas de violences de non-indigènes sur les indigènes, les procureurs de l’Etat Fédéral refusent d’intenter une action en justice. 

Pour tenter de remédier à cela mais aussi pour tenter d’avoir un chiffre définitifs du nombre de MMIW, Deb Haaland, la secrétaire de l’Intérieur des Etats-Unis et aussi la première personne indigène au gouvernement, a annoncé la création d’une Missing and Murdered Unit (MMU) une unité dédiées aux cas des MMIW en avril 2020. L’unité aura entre autres pour mission de coordonner les efforts des différentes agences gouvernementales et de recommencer à enquêter sur les cold cases. 

Ces initiatives « donnent de l’espoir » à Pamela Smith : « Mais nous avons aussi besoin que les gens se rendent compte que cela arrive et nous aident. Rien que partager des infos sur les réseaux sociaux, cela nous aide déjà. Ces dernières semaines, après que des personnes ont parlé des MMIW en même temps que l’affaire Gabby Petito, nous avons reçu des centaines d’e-mails ou de coups de fils de personnes qui veulent aider. Nous avons retrouvé deux femmes en une semaine. Et nous continuons de nous battre, comme nos ancêtres se battent depuis 1492, pour ces femmes jusqu’à ce qu’elles soient toutes retrouvées. »