Quelles séries policières à l’ère du mouvement Black Lives Matter ?

© Aitana Pérez pour Le Vent Se Lève

Les manifestants du mouvement Black Lives Matter ont appelé à remettre tout ce qu’il y a en rapport avec la police en question. Les séries policières sont aussi accusées d’être complices de ces violences en diffusant de la propagande pro-police sous couvert de divertissement.  

Le 26 mai 2020, une vidéo montrant George Floyd, un Afro-Américain de 46 ans, mourir sous le genou de Derek Chauvin, un policier de Minneapolis, devient virale et choque le monde. Ces images ont entraîné des protestations contre les violences policières, comme le meurtre de Michael Brown par des agents de la police de Ferguson en avait entraînées en 2014, ou d’autres encore avant lui.

Mais les manifestations de l’été 2020 diffèrent des précédentes. Déjà par leur taille, au plus gros des manifestations le New York Times a estimé qu’entre 15 et 26 millions d’Américains sont descendus dans la rue. C’est le plus gros mouvement de protestations que le pays ait jamais connu à la fois par le nombre et par ses revendications. Les manifestants du mouvement Black Lives Matter ne voulaient pas seulement que justice soit rendue pour George Floyd. Pour eux, tout le système doit être remis en question. La formation des policiers, les armes misent à leur disposition ou leur existence même. Et les séries policières ?

Des voix se sont en effet élevées contre la copaganda, mot porte-manteau composé de « cops » (flics en anglais) et propagande, utilisé pour dénoncer toutes les pratiques utilisées par les médias pour faire apparaître les policiers sous le meilleur angle possible. Un exemple connu aux États-Unis est celui de Devonte Hart, un Afro-Américain de douze ans, faisant un câlin à un officier de la police de Ferguson en 2014, en pleine manifestation contre les violences policières après le meurtre de Michael Brown par un policier. Les critiques relèvent le caractère dangereux de la copaganda. Au mieux, elle ignore l’aspect raciste des violences policières aux États-Unis et réduit le problème à quelques mauvais éléments. Au pire, elle fait partie intégrale du système, en présentant la police comme une institution fondamentalement bonne. Les policiers sont alors des personnes ne pouvant pas commettre d’actes abjects, et s’il y a des violences policières, elles sont justifiées et nécessaires.

Les séries policières dénoncées en tant qu’instrument historique de propagande en faveur de l’institution policière

Pourrait-il avoir un meilleur outil de copagande que les séries policières ? Une propagande cachée dans nos divertissements, là où notre garde est la plus basse. Où, même quand les policiers font des erreurs, parfois violentes voire fatales, chaque épisode se termine avec la certitude qu’ils sont là pour nous protéger et que la ville est plus sûre quand ils la patrouillent. 

Les manifestants anti-violences policières ne jugent-ils néanmoins pas ces séries un peu trop vite ? Après tout, la propagande est une démarche délibérée et organisée. Peut-on vraiment dire que les services de police décident de la manière dont ils seront représentés dans ces séries télé ?

Pour Jason Mittell, professeur d’Études culturelles américaines à l’université de Middlebury du Vermont, « le mot propagande est probablement une légère exagération » mais il y a néanmoins une façon « très intentionnelle » dans la manière dont les policiers à la télé sont décrits depuis que le genre existe.

La première série policière est Dragnet, produite par Jack Webb de 1951 à 1959 et adaptée de la série radio du même nom. Pour montrer la réalité des policiers du Los Angeles Police Department (LAPD), Webb conclut un accord avec ce dernier. En échange d’un droit de regard total sur le script, le LAPD fournissait une aide logistique, matérielle et même à l’écriture, puisque tous les épisodes se basent sur des faits réels. Ce réalisme était mis en avant au début de chaque épisode, avec une voix-off rappelant que « L’histoire que vous allez voir est vraie. Les noms ont été changés pour protéger les innocents. »

Dans Dragnet, le sergent Joe Friday, (Jack Webb) toujours en costume cravate, clame durant presque chaque interrogatoire ne « vouloir que les faits ». Friday garde toujours la tête froide, ne sortant que très rarement son arme et ne l’utilise qu’en dernier recours. Incorruptible, il traite les cas d’arnaques avec la même gravité que les meurtres et arrête toujours les bonnes personnes du premier coup. Chaque épisode se termine avec des gros plans sur la tête du ou des coupables du jour, avec les peines qu’ils ont reçues et la prison où ils sont détenus. 

La série a été un immense succès et a eu droit à huit saisons, un film et quatre remakes entre 1969 et 2003. Elle a aussi beaucoup aidé à redorer le blason du LAPD, qui était jusque-là plus connu pour sa corruption rampante et ses chefs ouvertement racistes et copains avec des mafieux que pour son professionnalisme et son intégrité.

Dragnet lance ainsi le genre de la série policière, populaire et très codifié, donc facilement reproductible. Beaucoup de chaînes commencent alors à s’intéresser au genre, sollicitant même l’aide des commissariats pour la production. Une demande facilement acceptée, puisque beaucoup de départements de police et autres institutions gouvernementales, ayant vu le bien que Dragnet a fait au LAPD, se mettent aussi à la recherche de leur Joe Friday.

En 1965, la chaîne nationale de télévision ABC lance ainsi la série The F.B.I, s’inspirant de vrais cas de l’agence fédérale. Le casting et les épisodes doivent être approuvés directement par J. Edgar Hoover, le directeur du FBI de l’époque, ou à défaut son bras droit, Clyde Tolson. Cherchant toujours plus de contrôle sur l’image que la série renvoie de son agence, Hoover vérifie les antécédents criminels et politiques de chaque acteur auditionnant. Il veut être sûr qu’un agent fédéral ne soit jamais joué par un criminel ou, aussi terrible selon lui, un communiste.

Les séries diffusées de nos jours ne sont plus relues et approuvées par un policier, tout au plus un policier consultant peut, si les boîtes de production le souhaitent, donner son avis sur la crédibilité des scènes. Il n’empêche qu’Hollywood a tout intérêt à ne pas trop froisser la police. Comme le souligne Jason Mittell, « si vous voulez tourner sur place, il vous faut une autorisation de tournage et que la police bloque la rue. C’est des petites choses comme cela qui nécessitent une relation proche entre les séries télés et les services de police. » Quitte à passer sous silence certains aspects de l’institution.

Les séries américaines ignorent ou justifient les crimes et les violences quand ce sont les policiers qui les commettent

La pratique est donc ancienne, la critique moins. En effet, le mot copaganda n’a commencé à être utilisé que très récemment. L’origine du mot est floue et on ne sait pas qui a inventé le terme. Il a probablement été utilisé pour la première fois par des activistes du mouvement Black Lives Matter sur les réseaux sociaux en 2015 ou 2016. 

Il n’a néanmoins gagné en popularité que l’année dernière pendant les manifestations suite au meurtre de George Floyd. Les manifestants l’ont utilisé pour expliquer pourquoi, malgré des violences policières ciblant les minorités étant monnaie courante aux États-Unis, la majorité des Américains semblaient avoir une bonne image de la police. Les activistes de BLM se sont alors rendu compte que dans la bataille de l’image, probablement aussi importante que celle dans la rue ou aux tribunaux, la police avait des décennies d’avance. 

Pour eux, la copaganda, qu’elle soit dans les journaux télévisés ou dans les séries télévisées, est complice. En représentant les policiers comme des héros et la police comme une institution juste, honnête et bonne, elle donne une image complètement biaisée de la police au public. Pire encore, elles banalisent et justifient des actions commises par des policiers, qui, dans la vraie vie, seraient illégales. 

L’association Colors of Change Hollywood dont le but est de rendre les médias « moins hostiles » aux personnes noires, a publié en 2020  un rapport de plus de soixante-dix pages intitulé « Banaliser l’injustice : les représentations erronées dangereuses qui définissent les séries policières ». Ils étudient notamment le comportement moral et légal des personnages policiers dans vingt-six séries policières. Pour cela, le rapport présente une comparaison entre le nombre de crimes ou de manquements aux procédures commis à l’écran par un policier considéré dans la série comme un « mauvais flic » (interroger quelqu’un sans lui laisser le droit à un avocat ou fouiller une maison sans mandat par exemple) à celui des personnages principaux considérés comme des « bons flics ». Dix-huit séries sur les vingt-six étudiées montraient les « bons flics » enfreindre la loi plus souvent qu’elles ne montraient les « mauvais flics » enfreindre la loi. Néanmoins les trois quarts du temps, les mauvaises actions commises par les personnages principaux n’étaient pas reconnues comme telles, laissant l’impression qu’elles étaient normales et légales. Quand les personnages reconnaissaient que ce qu’ils venait de faire était illégal, ils avaient toujours un moyen de le justifier, sous-entendant que, quand un policier commet une infraction ou un crime, c’est pour le bien de tous. 

Colors of Change Hollywood a aussi remarqué que les mauvaises pratiques policières racialement motivées, notamment le délit de faciès, n’étaient tout simplement pas représentées. Dans les séries, les personnes blanches étaient toutes autant victimes de violences policières que les personnes noires. Dans la vraie vie, une étude d’Harvard a prouvé que les personnes afro-américaines avaient trois fois plus de chances de se faire tuer par la police que les personnes blanches. Une manière de cacher, ou du moins de ne pas aborder, les problèmes de racisme qui accablent la police américaine depuis ses débuts. 

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Pour Colors of Change Hollywood, les conclusions sont claires : en montrant les héros, les personnages auxquels nous sommes censés nous attacher, commettre des crimes et des vices de procédures, les séries les font passer pour quelque chose de normal, nécessaire et complètement compréhensible, presque sympathique. En faisant cela, les personnes les regardant pourraient être moins susceptibles de réagir négativement quand les policiers de la vie réelle commettent ce genre d’actions. Voire de les encourager et de penser que, comme leurs héros, ils font partie des policiers qui ont tellement soif de justice qu’ils ne laissent rien, pas même les lois ou la constitution, les arrêter. En ne représentant pas les violences policières comme visant plus les personnes issues des minorités, les séries laissent penser aux personnes qui les regardent que ces communautés ne sont pas plus visées par les violences policières, et donc que les mouvements de protestations sont une réaction excessive. Et en ne remettant jamais en cause le système policier actuel, elles laissent penser qu’aucun changement n’est nécessaire, et qu’il n’y a de toutes façons pas d’alternatives à ce qui est en déjà en place. 

Hollywood appelle Hollywood à changer

Plus de 300 acteurs, actrices et personnalités afro-américains d’Hollywood ont dénoncé les relations qu’entretiennent les studios avec la police en juin 2020. Ils ont demandé à ne plus s’appuyer sur la police lors de tournages et de cesser « d’ériger des officiers et des agents qui sont brutaux et agissent en dehors de la loi en héros ». Un appel qui pourrait menacer les séries policières, friandes de l’archétype du « flic anti-héros dur à cuire ».

Les manifestations qui ont suivi la mort de George Floyd ont poussé tout Hollywood, et pas seulement les acteurs issus de minorités, à se remettre un peu en question. Comme l’explique Jason Mittell : « Le soutien pour le mouvement était très fort durant l’été 2020. Et il y avait une vraie envie pour les producteurs d’Hollywood, la plupart étant d’ailleurs progressistes, d’évoluer. »

Certaines séries ont d’ailleurs changé après cet été. Brooklyn Nine-Nine par exemple, est sûrement la production pour laquelle les différences entre l’avant et l’après 2020 sont les plus frappantes. Cette comédie policière de Mike Schur (The Office US, Parks and Recs) met en scène des policiers issus des minorités ethniques ou sexuelles, parfois même des deux. Son public, plus jeune et de gauche que celui d’autres séries policières, a été particulièrement sensible au mouvement Black Lives Matter. Brooklyn Nine-Nine a sûrement été la série qui revenait le plus souvent dans les discussions autour de la copaganda

Le premier épisode de la huitième et ultime saison s’ouvre avec Rosa Diaz (Stephanie Beatriz) annonçant sa démission et son envie d’aider les victimes de violences policières. Nous sommes loin du personnage qui préconisait durant l’épisode deux de la première saison de donner « une raclée, et une bonne, avec un bottin » à un suspect mineur parce qu’il avait dégradé des véhicules de la police. Une évolution de personnage qui annoncerait la série policière de demain ? 

La fin des séries policières telles qu’on les connaît ? 

Jason Mittell en doute : « Si vous regardez l’audience des séries policières les plus populaires, comme Blue Bloods ou autres, vous verrez qu’elle est beaucoup plus vieille, blanche et rurale que les autres séries. » Une audience « similaire au spectateur moyen de Fox News », peu encline à vouloir remettre en cause la police, mais qui, « pour CBS (chaîne de télé américaine produisant entre autres Blue Bloods, S.W.A.T et NCIS), est aussi valide que les autres ».

Il suffit de voir la onzième saison de Blue Bloods, tournée après les manifestations de 2020, pour se rendre compte que la prise de conscience n’a au final été que très limitée. Cette série commencée en 2010 suit la famille Reagan, policiers de père en fils depuis au moins trois générations. Si elle engendre moins de memes que Brooklyn Nine-Nine, elle est beaucoup plus suivie. Selon le Hollywood Reporterelle réunit environ dix millions de téléspectateurs par épisode, contre deux millions et demi pour la sitcom policière. Dans le premier épisode de la nouvelle saison, Frank Reagan (Tom Selleck), le préfet de police de New York, menace de démissionner après que Regina Thomas (Whoopie Goldberg), la présidente du Conseil de New York City, ait dit que des “criminels” sont présents dans les rangs du NYPD. Une représentation du flic diamétralement opposée à celle de Brooklyn Nine-Nine, n’acceptant aucune critique de la part de civils et pensant sincèrement que la police est une institution sans faille. 

Selon Jason Mittel : « Les séries policières vont probablement changer en surface. Il y aura une plus grosse diversité dans les forces de police, peut-être un ou deux épisodes par saison qui traiteront des violences policières ». Mais difficile, à son avis, d’imaginer de plus gros changements pour un genre si codifié et populaire : « Vous savez, le genre policier, c’est rassurant, on voit quelqu’un enfreindre la loi et la justice être rendue à la fin. Beaucoup de personnes veulent voir cela à la télé. Et juste pour eux, je ne pense pas qu’il faille, même sur le long terme, s’attendre à autre chose que des changements superficiels. »

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