Les séries et la guerre des récits : retour sur le soft power des plateformes

La guerre, la « vraie », est largement mise en scène dans bon nombre de séries : Homeland, Le Bureau des légendes, Fauda et tant d’autres. Et puis il y a une autre guerre, celle dont parlait Antonio Gramsci, intellectuel communiste italien au début du XXᵉ siècle. Cette guerre là est plus immatérielle ; elle est livrée à des fins d’hégémonie culturelle. Elle n’est pas sans rappeler le soft power – par opposition au hard power – cette « puissance douce » faite pour influencer, séduire, attirer. Par Virginie Martin, docteure sciences politiques, en partenariat avec The Conversation.

Gagner cette bataille culturelle c’est travailler les opinions, les représentations dominantes, construire ou déconstruire les croyances. Ce combat possède ses propres armes que sont les écoles, les livres, les médias et le monde de la fiction. Ces armes, ces appareils sont vus par Gramsci comme des moyens de domination, mais aussi d’attraction. Ils sont des foyers d’irradiation et des aimants. Culture cultivée et culture populaire sont primordiales dans cette bataille, les séries étant au cœur de la nébuleuse.

Gramsci ne dissocie jamais le culturel du politique, car selon lui le culturel peut mener jusqu’à l’activité pratique et collective. La Casa de papel n’a t-elle pas été prise pour symbole dans de nombreuses révoltes ?

Le monde culturel et ceux qui le fabriquent sont définitivement les architectes de la chose politique ; et les séries participent de cette dynamique, elles sont des moments politico-culturels. Elles construisent un objet politique, et enrichissent les approches autour du pouvoir.

Ce monde en séries est d’autant plus efficace qu’il vient se loger dans nos intimités, dans notre environnement familier, dans notre cocon.

Le côté émotionnel de la série permet une absorption très efficiente des valeurs qu’elle peut donner à voir. Ces séries peuvent créer, de manière insidieuse ou plus explicite, un individu collectif, un individu politique via la pédagogie, le familier, l’émotionnel. Pour exemple, les vêtements-symboles des héros de La Casa de papel ont été repris ici où là comme habits de l’insoumission au libéralisme. Lors de certains mouvements, tels les zadistes ou les cheminots en grève, ont été masques et combinaisons.

Ce monde sériel est porté par la puissance des plateformes, une puissance d’autant plus grande qu’elle sait parfaitement s’inscrire dans l’environnement liquide qui serait devenu le nôtre.

L’extra fluidité des plates-formes enjambe un monde solide

Les DAN – Disney, Amazon, Netflix – ne connaissent en effet quasiment aucune frontière. Elles sont transnationales, et dépassent largement les principes de souveraineté nationale. Elles sont flexibles, totalement dématérialisées et correspondent au monde liquide décrit par Bauman.

Immatérielles et insaisissables, ces plateformes viennent se nicher là où sont leur intérêt, et leur fluidité leur donne une longueur d’avance pour gagner la guerre des récits dans un monde – quel que soit son degré de globalisation et de mondialisation – qui reste, lui, profondément ancré sur des nations, des pays, des territoires, des frontières.

Un soft power offshore

Elles exercent leur soft power à la façon dont Joseph Nye l’avait théorisé mais c’est un soft power qui n’est pus teritorialisé.

Quand Joseph Nye parle du soft power dans les années 90 et veut convaincre les présidents américains de livrer une guerre culturelle plutôt qu’armée, il le fait notamment via les 2 H et les 2 M à savoir : Harvard, Hollywood, Mc Donald’s et Macintosh. Ces outils du soft power passent par les interstices du quotidien indispensable : la nourriture, l’école, les loisirs, les outils de travail. C’est une mainmise sur la quasi-totalité du quotidien.

Ces armes de soft power ou d’hégémonie culturelle restent des entités concrètes, et surtout rattachées à un pays : Hollywood reste ancré en Californie. Harvard au Massachusetts. Le rattachement à un au pays est la raison même du soft power ; le plan Marshall avait déjà été largement pensé comme cela.

Dans le cas qui nous occupe, les plates-formes sont quasiment hors sol et offshore dirait Latour à savoir sans réel ancrage géographique dans nos imaginaires.

Les plates-formes n’ont quasi pas de territoires, pas plus que leurs productions. Elles parviennent à s’immiscer, via des fictions, en Jordanie – Djinn –, en Norvège, ou en Turquie – Bir Baskadir – elles viennent se saisir des enjeux nationaux et, simultanément, du pays en question.

En parallèle se jour une guerre marketing, une bataille pour l’attention. La présence sur le marché des séries peut signifier, en fonction des stratégies, inonder le marché ou ciseler des objets fictionnels très qualitatifs, ou encore investir massivement dans la promotion de ses séries.

Bien sûr, celui qui maîtrise toute la chaîne de production reste américain mais, c’est comme si, culturellement, on ne le voyait plus, comme si la patte américaine avait disparu. Des premiers temps de la Casa de Papel à Leila en passant Chernobyl, où sont les Etats-Unis ? On ne le sait plus tout à fait.

Netflix représente une technologie culturelle mutante qui joue à la guerre des récits. Capable de saper la souveraineté des pays, elle se détache de son territoire originel et finit par être un objet flottant qui ne nous dit plus d’où elle parle.

Ces DAN sont si puissants qu’ils jouent tels de véritables pays dans cette guerre sérielle ; et, simultanément, tous les pays, même les plus rétifs, s’embarquent dans cette bataille en séries.

Le soft power minimum : en être

De nombreux pays – Corée, Suède, Nigeria, Brésil… – savent qu’ils n’ont d’autre choix que de produire et diffuser leurs productions sérielles via les DAN, ce, afin de compter dans les représentations dominantes du monde. Regardons la ferveur à l’égard de la Corée à partir de sa K Pop, en passant par ses dramas, comme My ID is Gangnam Beauty ou par le succès de Hellbound ou de _Squid game

Les grandes puissances ont compris qu’il était indispensable de participer à cette guerre des récits. En être, c’est déjà une manière de prendre le pouvoir et c’est potentiellement empêcher l’autre de le prendre. Les séries ont véritable un pouvoir discursif au sens foucaldien du terme.

Certains veulent aussi « en être », mais à leur manière, et peuvent refuser de jouer le jeu des Netflix et autres. On pense à la Chine et la Russie – même si cette dernière est en train de modérer son approche ; deux pays qui sont plus proches du « sharp power » que du soft.

Du soft au sharp power

Dans cette guerre des récits, des pays plus autoritaires entendent jouer de leur influence un peu différemment ; de façon plus aiguisée, plus belliqueuse. Les façons de faire seront celles du sharp power à savoir : gêner, voire déstabiliser les démocraties, mais aussi exister dans le périmètre régional et in fine atteindre la diaspora éparpillée de par le monde. Travailler à une certaine propagande, via l’institut Confucius ou des médias comme la chaîne de télévision Russia Today.

Le sharp power, selon les créateurs de ce concept, Christopher Walker et Jessica Ludwig, consiste à jouer avec des fake news [afin de fragiliser les démocraties occidentales]. Walter et Ludwig donnent quelques exemples, et différencient la Chine et la Russie sur ce plan.

Cette dernière va créer des rumeurs – par exemple, « le sida aurait été inventé en laboratoire par la CIA ». La Chine, elle, cible plutôt les leaders d’opinion : élites politiques, économiques intellectuelles, et cherche à convaincre que son système est conforme au modèle des démocraties libérales.

Le sharp power représente clairement une dynamique d’arsenalisation du soft power.

De l’antipopulisme au wokisme

Dans cette bataille des récits restent ceux qui ne veulent pas juste « en être » mais qui « sont », Netflix en tête. Ceux-là ont bien l’intention d’évangéliser le monde au regard de deux piliers.

Le premier est la figure détestée et honnie du « populiste ». De Trump à Modi en passant par Erdogan, les figures du « mal » politique sont en joue dans de nombreuses créations : Leila pour l’Inde, Dir baskadir pour la Turquie, Jinn pour la Jordanie, Years and years pour l’Europe nationaliste, Occupied pour la Russie

Le second concerne la promotion du « wokisme » ou la dénonciation des discriminations et une manière d’encourager l’empowerment des minorités. Les minorités et les personnes invisibilisées par la société sont largement mises à l’honneur dans cet univers sériel : I May Destroy You, Little Fires Everywhere, Mrs. Maisel, Pose, Orange Is the New Black, Maid, It’s a Sin

Toutes ces séries prônent une approche progressiste et intersectionnelleLe tout orchestré – chez Netflix – par l’écrivain et activiste afro-américain Darnell Moore qui y est chargé de l’inclusivité.

Ces DAN, avec leurs séries « armées », sont tout à la fois des contenus et des contenants. Plus que des entreprises multi- et transnationales, elles deviennent des objets culturels et politiques en tant que tels. Elles se confondent avec les séries qu’elles proposent et sont partie prenante de cette guerre des récits.

Ces entreprises toutes-puissantes sont quasiment devenues de nouveaux États, avec leur agenda, leurs budgets colossaux, leur politique, leur propre soft power. Mais des états fluides et sans territoires, annonçant les prémisses d’une nouvelle donne géopolitique.


Cet article a été rédigé avec le précieux concours de Jessica Cluzel (étudiante Kedge Business School) ; il est aussi le résultat d’une journée organisée par l’Irsem le 8 novembre 2021 autour des représentations du monde militaire dans les séries TV et le cinéma. The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.