De quoi la peur des BRICS est-elle le nom ?

Les dirigeants des membres fondateurs des BRICS au dernier sommet © Clara Gomez

Depuis la dernière réunion des BRICS, les commentateurs occidentaux oscillent entre alarmisme et ironie. Les uns déplorent la fin d’un monde dominé par l’Occident et dénoncent l’hydre chinoise. Les autres relativisent la signification d’une alliance qui réunit désormais la moitié de la planète. Ces réactions témoignent de la crainte des élites occidentales de voir les États-Unis perdre leur statut de super-puissance (notamment militaire et monétaire). Elles empêchent de porter un regard lucide sur la dynamique en cours – celle d’une multipolarisation progressive du monde, sans rupture brutale avec les États-Unis, lesquels conservent de bonnes relations avec la majorité des membres des nouveaux BRICS. Le risque principal du renforcement des alliances n’est pas que le monde se retrouve sous emprise chinoise – c’est plutôt que rien ne change fondamentalement [1].

Le quinzième sommet des BRICS, marqué par l’adhésion de six nouveaux membres, a fait l’objet des commentaires les plus contradictoires au sein de la presse occidentale. « L’expansion des BRICS est une grande victoire pour la Chine », peut-on lire sur CNN. Mais Foreign Policy défend que « l’expansion des BRICS n’est pas un triomphe pour la Chine ». Elle marque tout de même « un échec du leadership américain », selon Bloomberg, bien que Deutsche Welle ajoute que les États-Unis sont « détendus » face à cette évolution. « Les BRICS sont réellement en train de construire un monde multipolaire », lit-on ailleursà moins que qu’il ne s’agisse « de rien d’autre que d’un acronyme vide de sens » ?

Bien sûr, tout cela ne peut être vrai en même temps. Mais les multiples contradictions de ces réactions établissent que l’on s’aventure en terres inconnues, et que les élites occidentales ne savent qu’en penser.

Un défi au règne du dollar

Les réactions ont oscillé entre rejet et crainte. Côté rejet, les commentateurs ironisent sur l’événement, qui aurait rencontré un faible succès – quand il n’aurait pas consisté en un « agrandissement du salon de discussion » pour la Chine. Les trois jours de délibérations n’auraient donné lieu qu’à un « défilé de princes, d’autocrates, de démagogues et de criminels de guerre », dont « les actes et les paroles allaient du semi-grotesque à l’insignifiant ».

Côté crainte, on souligne la « bataille pour la suprématie mondiale » menée par Pékin et sa tentative, conjointement avec la Russie, de « défier l’hégémonie américaine », visant à rivaliser avec le G7, voire avec l’OTAN et les alliances militaires telles que le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (le QUAD) ou AUKUS. Un article de Bloomberg a synthétisé l’ensemble de ces réactions : l’événement est qualifié de « Sommet des superpuissances subalternes », et les BRICS de « vaisseau dominé par la Chine ».

Les uns et les autres se trompent. Ce sommet n’a pas consisté dans le fiasco que certains appelaient de leurs voeux, mais n’a pas tout à fait marqué l’entrée vers un nouvel ordre mondial non plus. Avec l’arrivée de six nouveaux États membres – l’Arabie saoudite, l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran et les Émirats arabes unis (EAU) -, le groupe dépasse désormais le G7 en termes de part du PIB mondial et réunit désormais la moitié de la population mondiale. Le G7, quant à lui, n’en regroupe que 10 %. Il ne s’agit pas d’une évolution insignifiante, à l’heure où une partie croissante du monde tente de se défaire de l’influence pesante des États-Unis et de l’Union européenne.

Plus important encore, avec ses nouveaux membres, les BRICS se sont imposés au cœur du commerce mondial du pétrole. Ils comptent désormais parmi leurs membres quatre des plus grands producteurs mondiaux (l’Arabie saoudite, la Russie, l’Iran et les Émirats arabes unis), trois membres de l’OPEP (l’Arabie saoudite, l’Iran et les Émirats arabes unis), qui est elle-même le plus grand exportateur de pétrole au monde, et deux des plus grands importateurs de pétrole au monde (la Chine et l’Inde).

En conséquence, les BRICS sont désormais responsables de 42 % de la production mondiale de pétrole, soit plus du double de ce qu’ils détenaient auparavant, et de 36 % de la consommation mondiale de pétrole. Cela représente une part considérable des échanges – qui plus est dans un contexte où les États-Unis et l’Arabie saoudite sont caractérisées par une tension croissante.

Or, on sait l’importance de l’axe américano-saoudien dans le maintien de l’hégémonie du dollar comme monnaie de réserve mondiale, qui permet la domination des États-Unis sur le système financier international – une suprématie au moins aussi essentielle à leur position superpuissance géopolitique que leur armée. Ce rôle précis joué par le dollar est précisément une cible de choix des membres fondateurs des BRICS.

Avant même ce sommet, le système des pétrodollars avait déjà subi quelques coups d’estoc. L’Inde, troisième importateur mondial d’or noir, a commencé l’année dernière à acheter du pétrole russe à prix réduit dans des devises autres que le dollar – parmi lesquelles le yuan. Pékin et le gouvernement saoudien ont quant à eux discuté de l’éventualité d’échanges pétroliers en yuan. L’expansion des BRICS, on le devine, pourrait accroître cette dynamique.

D’aucuns pourraient être rassurés par la froideur avec laquelle l’appel du président brésilien Lula en faveur d’une monnaie commune a été accueilli – avec l’exception notable de la Russie. Le sommet s’est toutefois concentré sur la manière dont les États-membres pourraient accroître l’utilisation de leurs propres monnaies dans leurs échanges commerciaux. Si rien de précis n’a été convenu en la matière, une grande partie du commerce mondial du pétrole est contrôlée par les membres élargis des BRICS, et s’effectue entre eux : faire de cette résolution une réalité ne semble pas hors de portée.

La Nouvelle banque de développement (NBD), créée en 2014 comme alternative au FMI et à la Banque mondiale, actuellement dirigée par l’ancienne présidente brésilienne Dilma Rousseff, tente de réduire le montant de la dette mondiale détenue en dollars. « Les monnaies nationales ne sont pas des alternatives au dollar. Ce sont des alternatives à un système », a déclaré Dilma Rousseff à ce propos.

Ainsi, même si la « dédollarisation » que de nombreux pays appellent de leurs vœux n’a pas beaucoup progressé, les éléments nécessaires à la contestation de la suprématie du dollar semblent se mettre en place. Le développement de systèmes de paiement alternatifs à SWIFT, un autre moyen potentiel de contourner l’ordre financier dominé par les États-Unis, a également été discuté. Il s’agit de grandes avancées sur des mécanismes qui sont pratiquement demeurés intacts depuis plus d’une décennie.

Pourquoi maintenant ? Si le krash de 2008 et le rejet de la diplomatie par les sanctions de Washington alimentent une hostilité de longue date au billet vert, c’est la tentative infructueuse de conduire l’économie russe vers un effondrement qui constitue le véritable catalyseur de cette nouvelle donne. De nombreux « experts », dont la secrétaire au Trésor Janet Yellen, ont d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme quant à l’impact des sanctions financières américaines en termes de dédollarisation.

L’union autour des matières premières

Bien entendu, ce n’est pas seulement du billet vert dont il est question. Un tel poids dans le commerce des matières premières les plus importantes confère des avantages géopolitiques incontournables, et le pétrole n’est qu’un élément du tableau.

Selon une analyse datant de 2019 commanditée par ABN AMRO, les BRICS fournissaient déjà près de la moitié de l’offre – et de la consommation – mondiale de matières premières. On leur devait notamment la moitié ou plus de l’aluminium, du cuivre, du fer et de l’acier, ainsi que plus de 40 % du blé, du sucre et du café – et environ un tiers du maïs. Il faut ajouter à cette configuration un grand producteur de café et d’or – l’Éthiopie -, un grand exportateur de blé et de maïs – l’Argentine – et un grand producteur de gaz naturel – l’Égypte.

Le groupe compte également quatre des quinze premiers détenteurs de réserves de lithium – dont le second détenteur au monde avec l’Argentine. Le pays qui possède les réserves les plus abondantes, la Bolivie, a également déposé une demande d’adhésion.

Étant donné l’opposition des BRICS au système financier dominé par les États-Unis, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’adhésion à cette alliance peut sembler attrayante pour des pays comme Cuba, le Venezuela ou la Syrie – soumis à des années de sanctions brutales depuis des années. Du reste, les quatre premiers membres des BRICS ont soigneusement refusé de signer les sanctions américaines à l’encontre de leur partenaire russe, tout comme les nouveaux membres.

On aurait également tôt fait de sous-estimer l’aura des BRICS dans l’intégralité du monde « en développement ». Depuis leur création, les BRICS ont toujours prétendu porter leur voix. Inclure l’Afrique du Sud en leur sein, en 2010, n’avait pas grand sens en termes étroitement économiques. Mais la signification politique de cette décision était considérable, car elle permettait d’y inclure une voix africaine. Il en va de même pour l’intégration de l’Éthiopie, l’un des pays africains les plus peuplés et à la croissance la plus soutenue.

Que quarante pays aient exprimé leur intérêt pour les BRICS et que vingt autres aient officiellement déposé leur candidature suggère que le « Sud global » voit dans l’intérêt affiché des BRICS pour les pays « en développement » autre chose qu’un effet rhétorique. En creux, ces chiffres illustrent le degré de rejet de l’ordre mondial dominé par les États-Unis.

La peur d’un monde multipolaire

Il n’est donc pas difficile de comprendre pourquoi une certaine partie du commentariat européen et américain a exprimé un rejet marqué pour les nouvelles initiatives prises par les BRICS.

Faisant écho à de nombreux commentaires récents, un article du Financial Times a sonné l’alerte : les BRICS étaient en train de devenir « le fan club d’un aspirant hegemon ». Il soulignait en partie l’entrée nouvelle de pays « redevables à la Chine par des liens de dette ou d’investissement », comme l’Éthiopie et l’Égypte. Un autre article prétend dévoiler le « projet du gouvernement chinois pour un ordre mondial alternatif » – ce qui rejoint très exactement la rhétorique officielle des BRICS eux-mêmes !

De quoi cet alarmisme est-il le nom ? Malgré les parallèles ave l’OTAN et l’AUKUS que l’on a pu lire ici et là, les BRICS ne constituent pas une alliance militaire. Et on aurait tôt fait de sous-estimer les divisions entre pays-membres. Imagine-t-on l’Inde, dont les ambitions géopolitiques sont bien connues, tout comme ses conflits avec Pékin, devenir un simple « vassal » de la Chine ? De même, des divisions sont apparues quant à l’élargissement de l’alliance : le Brésil et l’Inde étaient moins enclins que d’autres à accueillir autant de pays nouveaux.

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On ne comprendra rien à l’attrait des BRICS si on y voit une alliance chapeautée par la Chine. L’attrait pour un monde multipolaire est profond – un monde dans lequel les pays n’auraient pas à s’aligner sur une puissance dominante et se retrouver à sa merci.

La consolidation des BRICS n’accroîtrait pas nécessairement les tensions internationales. Il faut rappeler que de nombreux pays des BRICS n’ont pas rompu avec Washington. Pour le moment, les relations entre Lula et l’administration Biden sont au beau fixe. L’Inde demeure l’un du Quad dirigé par les États-Unis. Quant à l’Égypte, elle est l’un des principaux bénéficiaires de l’aide militaire américaine. Quant à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, on ne pourrait trop souligner l’obséquiosité dont les États-Unis font preuve à leur égard – comme le montre leur soutien continu à leur guerre criminelle au Yémen.

Le renforcement des BRICS pourrait faire progresser le caractère multilatéral de l’ordre mondial et conduire à une désescalade. Le sommet fut pour l’Inde et la Chine l’occasion de progresser dans la désescalade des tensions liées à leur différend frontalier. L’entrée de l’Iran et de l’Arabie saoudite suggère une intensification du rapprochement entre les deux pays sous l’égide de la Chine. L’entrée de l’Iran ouvre d’ailleurs la voie à un accroissement du commerce bilatéral, qui permettrait d’atténuer l’effet des sanctions épouvantables imposées par Washington.

Et si, comme le note le Financial Times, l’objectif des BRICS est de démocratiser les Nations unies, quel mal pourrait en résulter ? L’invasion de l’Ukraine par la Russie – et le droit de veto dont dispose cette dernière – ne montre-t-elle pas l’urgence d’une réforme du Conseil de sécurité ? S’opposer à un tel changement parce qu’il pourrait avantager la Chine aurait aussi peu de sens que de s’opposer à une transition post-pétrole parce qu’elle pourrait avantager les États-Unis…

Bien sûr, il faut se garder de pécher par excès d’irénisme. On peut être dubitatifs face à la surenchère séductrice de la Chine et des États-Unis à l’égard de l’Arabie saoudite. Mais c’est un état de fait qui n’est pas né avec les BRICS…

Le risque principal de cette alliance réside plutôt dans le peu de changements qu’elle est capable d’apporter. Un ordre multipolaire remettrait-il en cause la nature du système économique dominant, et l’asymétrie entre États faibles et puissants ?

S’il est difficile de prendre au sérieux les avertissements concernant la nature autoritaire et antidémocratique des BRICS – à l’exception de la Russie et de la Chine, tous les États-membres ont de bonnes relations avec Washington – il faut se garder d’idylliser les régimes de ses pays-membres. Nombre d’entre eux subissent une montée d’un nationalisme autoritaire, tandis que leur prétention au rang de grandes puissances indique qu’ils aspirent davantage à remplacer les dominants de l’ordre actuel qu’à le bouleverser.

En finir avec l’alarmisme

Ce serait une bien triste réussite pour les BRICS que substituer à l’exploitation du Sud par les sociétés occidentales une exploitation multinationale du monde entier. Et si un monde véritablement multipolaire devait voir le jour, on ignore encore si les BRICS – avec sa structure lâche, voire inexistante et ses divisions internes – sera ou non l’agent qui lui permettra d’émerge. Pour autant, un « monde multipolaire » ne serait ni nécessairement dominé par la Chine, ni à craindre. Comme levier pour accroître l’influence de la grande majorité de la population mondiale sur le cours des choses, il doit demeurer un horizon.L

La population américaine elle-même aurait à y gagner. Elle serait libérée du fardeau de l’aventurisme militaire sans fin à l’étranger, et de l’obsession de sa classe dominante à conserver sa suprématie. Ce serait pour elle l’occasion de réorienter ses ressources vers la résolution de la myriade de crises intérieures que connaissent les Américains…

[1] Article originellement paru chez notre partenaire Jacobin, sous le titre « The BRICS expansion is not the end of the world order – or the end of the world ».

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