Depuis le 10 novembre, la situation politique en Bolivie s’envenime de jour en jour : on compte déjà une trentaine de morts à la suite d’affrontements entre les partisans du président en exil Evo Morales et les forces de police acquises au nouveau gouvernement de transition. Présentée comme un coup de tonnerre dans un pays qui semblait relativement stable depuis une décennie, la démission forcée d’Evo Morales apparaît comme le point d’aboutissement de conflits politiques et sociaux d’une grande violence qui agitent la Bolivie depuis l’élection du président déchu en 2005.
Une révolution politique et culturelle qui n’est jamais passée
Les secousses politiques qui agitent la Bolivie depuis maintenant un mois ne relèvent pas d’une simple crise conjoncturelle et révèlent une conflictualité politique jusque-là invisibilisée par le fonctionnement qui semblait habituel des institutions boliviennes. Il faut ainsi articuler le temps présent de l’événement au temps long de l’histoire de la Bolivie et de ses institutions depuis les années 2000 pour comprendre la crise que traverse le pays. Le temps présent, ce sont les événements du 20 octobre et des jours qui s’ensuivent, qui alimentent la presse écrite internationale. Le soir du 20 octobre, Morales remporte un score suffisant pour être réélu dès le premier tour des élections générales. Un soupçon de fraude électorale suite à l’arrêt durant quelques heures du décompte des voix effectué par le tribunal électoral de Bolivie jette pourtant le doute sur la légalité de cette victoire. Le lendemain des élections, l’opposant de droite Carlos Mesa conteste les résultats et défend l’idée d’un second tour. Alors que les partisans et les opposants d’Evo Morales commencent à battre le pavé, c’est l’intervention d’un organe censé être soumis à la plus stricte neutralité, l’OEA (Organisation des États Américains) qui met définitivement le feu aux poudres. Le président de la délégation de l’OEA pour la Bolivie en appelle à un second tour dans les plus brefs délais. Cette déclaration est rapidement vue comme une légitimation de l’opposition de droite et de ses actions d’intimidation et de déstabilisation à l’égard du camp massiste (du MAS, Movimiento al socialismo, le parti d’Evo Morales) et des institutions. À Sucre, le 22 octobre, une poignée d’opposants de droite met le feu au tribunal électoral. À Vinto, petite ville située au centre de la Bolivie, Patricia Arce, maire massiste de Vinto, est intégralement repeinte en rouge et traînée dans la rue par des opposants déchaînés.
Le 10 novembre, c’est finalement les forces armées de Bolivie, dirigées par le commandant Kaliman qui sonnent le glas de la 4ème mandature de Morales. Dans un communiqué, elles lui intiment de partir. Morales se réfugie immédiatement dans le Chaparé, avant de partir en exil pour le Mexique. Les États-Unis ne sont pas étrangers à cette forte instabilité que connaît la Bolivie depuis bientôt un mois. Mais ce temps présent de l’événement se comprend plus aisément si l’on considère les débuts de la présidence Morales, les fractures indélébiles de la société bolivienne, ainsi que le contexte géopolitique Latino-Américain dans son ensemble.
Les deux grandes promesses portées par Evo Morales au cours de ses premiers mandats n’ont jamais été complètement acceptées par les classes dominantes boliviennes. Le programme de renationalisation des ressources naturelles et l’inclusion des populations indigènes au sein du champ politico-culturel, à travers le projet de constitution pluri-nationale (qui reconnaît encore davantage les autonomies indigènes) ont rapidement attisé la rancoeur des élites de l’Est du pays défaites en 2005. En 2008, alors que Morales convoque une assemblée constituante devant aboutir à cette nouvelle constitution, les régions riches de l’Ouest du pays en profitent pour exprimer des velléités séparatistes. Elles réclament une autonomie politique et culturelle encore plus forte que ce qui est prévue par le projet de nouvelle constitution, afin de faire face à l’irruption programmée d’Indiens longtemps considérés comme des subalternes. Les migrations d’indiens en provenance des Andes dans leurs régions sont aussi mis en cause.
L’exemple le plus emblématique de cette tentative de sécession est l’action du Comité Santa Cruz, aujourd’hui dirigé par l’opposant le plus violent au camp massiste, Fernando Camacho, et qui dispose d’une influence territoriale considérable sur toute la région de Santa Cruz. En 2008, cette région prend le parti du jusqu’auboutisme en organisant un référendum portant sur l’autonomie régionale, première voie en vue d’une indépendance totale. Morales en appelle à ses soutiens pour « briser les tentatives des oligarchies de l’Est ». Pendant un mois, de violents affrontements ont lieu entre paysans indigènes pro Morales et élites urbaines, aboutissant à des dizaines de morts. Les manifestants anti-Morales de l’époque dénoncent déjà la « dictature de Morales », celui-ci usant de son pouvoir institutionnel pour enrayer la dynamique sécessionniste de Santa Cruz. Ces tensions politiques révèlent les fractures territoriales et économiques entre des « Andes indigenas » bastion de Morales et un « Oriente » administré par des oligarchies agricoles et financières. À cela s’ajoute le racisme des élites de Santa Cruz qui voient l’arrivée de migrants indigènes depuis les Andes comme un danger immédiat pour la conservation d’un entre-soi ethnique et qui n’acceptent pas la valorisation culturelle et politique des indigènes initiée par le projet de constitution pluri-nationale – finalement voté en 2009.
Le gouvernement de Morales sort très marqué de ce conflit dans lequel il voit la main des États Unis. Les liens économiques entre l’ « Oriente » bolivien et l’Oncle Sam sont en effet toujours prégnants dans une région qui a tout fait pour limiter la réforme agraire et la redistribution des parcelles agricoles voulues par Morales à l’échelle nationale. Certains leaders du comité civique Pro Santa Cruz qui revendiquent une autonomie régionale en 2008 sont directement appuyés par l’ambassadeur Américain de l’époque qui sera d’ailleurs expulsé à l’issue du conflit pour son supposé soutien aux opposants de droite. Washington entretient en effet une profonde méfiance à l’égard de ce « syndicaliste cocalera ». À travers la DEA (Drug Enforcement Agency), les États-Unis tentent de freiner l’exploitation de cette feuille des montagnes andines directement utilisée par les narcotrafics pour produire la cocaïne et pour l’exporter en grande quantité jusqu’aux États-Unis. Le conflit entre la DEA et les paysans indigènes se termine à la suite de l’expulsion de l’agence, décision prise par Morales en 2008. La cause de cette profonde méfiance à l’égard de Morales vient aussi du rapprochement diplomatique puis économique de la Bolivie avec le Venezuela de Chavez ainsi qu’avec Cuba. Ce rapprochement est concrétisé par l’entrée de la Bolivie au sein de l’Alliance Bolivarienne en 2006, alliance qui rassemble des nations voulant bâtir une alternative anti-impérialiste en Amérique du Sud.
L’influence des États-Unis au sein de l’Organisation des États américains, qui joue un rôle déterminant dans le conflit actuel, n’est plus à démontrer. Le siège de cette organisation chargée d’observer les processus électoraux sur le continent américain possède son siège à Washington et certaines de ses commissions, telle que la commission interaméricaine des droits de l’homme, contiennent un fort contingent de diplomates et d’experts américains acquis au secrétaire d’État américain et à sa politique sud-américaine. Au cours de la crise récente, certains financements ont pu être versés aux formations de droite anti-Morales. L’USAID (agence des Étas-Unis pour le développement international), qui a été expulsé par Morales en 2013, a très vraisemblablement financé les comités civiques anti-Morales de l’Ouest bolivien depuis au moins plusieurs mois. La situation politique actuelle de la Bolivie ne peut se comprendre que par le biais de ce détour historique : les anti-Morales qui constituent l’opposition la plus violente depuis ces derniers mois et qui forment actuellement le gouvernement de transition dirigée par l’ex vice présidente du sénat Jeanine Anez n’ont jamais accepté l’élection de Morales en 2005 et son projet de refondation économique, politique et culturelle. Les États-Unis, dont les positions en Bolivie ont été parfois été violemment remises en cause, sont ainsi toujours apparus comme un allié naturel de cette droite bolivienne avide de revanche depuis la fin des années 2000.
Evo Morales, un caudillo sur la voie de l’hyper-présidentialisation ?
Le 18 décembre 2005, Evo Morales accède au pouvoir. Candidat indigène du MAS (Movimiento al socialismo, un mouvement qui allie mouvements indianistes, syndicalisme paysan et quelques éléments de rhétorique marxiste), il est le premier président indigène de l’histoire de la Bolivie, un pays où 66 % de la population se reconnaît pourtant comme tel. Élu grâce à une convergence de luttes sociales portant sur la redistribution des ressources nationales et sur une reconnaissance du rôle politique des syndicats indigènes, Morales met en place quasi immédiatement un programme de nationalisation de grandes entreprises privées qui détenaient jusque-là un oligopole sur les ressources nationales. En janvier 2006, la gestion de l’eau dans la proche banlieue de La Paz, administrée jusque-là par l’entreprise de gestion des eaux Suez-Lyonnaise est privatisée. Quant aux hydrocarbures, la nationalisation est partielle mais un chiffre symbolique retient l’attention des multinationales du secteur : 82 % des bénéfices sur les champs pétroliers seront reversés à l’État dès le début de l’année 2006. Un certain nombre d’entreprises étrangères notamment Américaines sont ainsi remerciées. Le deuxième axe du programme de Morales consiste à faire de l’Indien acteur central du champ politico-institutionnel. Ce projet de refondation sociale et culturelle du pays prend forme avec l’assemblée constituante inaugurée le 6 août 2007 à Sucre devant aboutir à l’adoption d’une constitution pluri-nationale permettant aux régions indigènes de bénéficier d’une reconnaissance culturelle et d’une autonomie politique et économique. Accordant enfin aux paysans et aux populations « originaires » (indigènes) la place qui leur avait toujours été refusée au sein de la société bolivienne, elle allait générer un nouveau « pacte social ». Morales réussit de plus au cours de ses différents mandats à conserver une majorité politique et sociale importante, en atteste sa réélection dès le premier tour des élections générales en 2009 et 2014.
Cependant, un certain nombre d’erreurs politiques prises au cours de son dernier mandat (2014-2019) vont fragiliser la position hégémonique de Morales au sein du champ politico-institutionnel bolivien. En 2016, le président bolivien décide de convoquer un référendum constitutionnel visant à modifier la constitution. En cause, une disposition instaurée par la constitution de 2009 qui limite à deux le nombre de candidatures à la présidence autorisé. Cette décision qui divise au sein de la base militante d’Evo Morales est largement soutenu par l’ensemble des parlementaires et des ministres massistes (de Movimiento al socialismo, parti gouvernemental). Le référendum est pensé comme le moyen d’une transformation sur le long terme de l’État bolivien, dont la restructuration a été entamée de manière parfois autoritaire depuis la première mandature de Morales (2005-2009). Les premiers résultats du référendum apparaissent pourtant comme un cinglant désaveu : la proposition est rejetée par 51,5 % des voix, ce qui signifie qu’une partie des électeurs de Morales fait partie du camp du « non ». Morales décide alors de rechercher des solutions légales permettant de contourner ce refus. En novembre 2017, il demande l’avis du tribunal constitutionnel bolivien qui estime que le droit à briguer librement une fonction, droit inscrit dans la constitution bolivienne, est supérieur aux limites qu’elle pourrait imposer par ailleurs. Le tribunal fait jouer l’antériorité de la disposition qui autorise chaque candidat à se présenter librement par rapport à celle qui limite le nombre de candidatures. En établissant ainsi une hiérarchie entre deux règles constitutionnelles de manière quelque peu arbitraire, le tribunal constitutionnel valide la participation de Morales aux prochaines élections générales d’octobre 2019. De 2017 jusqu’aux élections générales de 2019, cette décision attise la colère de nombre de sympathisants du MAS (ce qui explique l’érosion du vote Morales au premier tour des élections générales d’octobre 2019 par rapport aux précédentes) et conforte un bloc anti-Morales de droite qui sera prêt à tout pour l’emporter aux élections générales à venir.
Quel devenir pour une Bolivie fracturée de toutes parts ?
Au lendemain de la démission de Morales le 10 novembre et de son exil vers le Mexique, et face au vide institutionnel ainsi crée, l’ex vice-présidente du sénat Jeanine Anez s’autoproclame présidente d’un gouvernement de transition chargé d’organiser des élections pour janvier 2020. Aussitôt reconnue par l’Union Européenne, les États-Unis ou encore le Brésil, elle nomme rapidement un gouvernement très ancré à droite où seuls deux ministres sont d’origine indigène. Les partisans de Morales, encouragés par les tweets rageurs de leur « frère président » décident rapidement de s’engager dans la voie de l’insurrection. Les régions à forte majorité indigène du pays, telle que la région de Cochabamba, dans le nord-est du pays, engagent un blocage des axes routiers menant à La Paz, la capitale. Dans certaines villes du pays comme à El Alto, une commune mitoyenne de La Paz qui fait figure de bastion massiste, les manifestants en viennent aux mains avec la police ce qui donne parfois lieu à des scènes de guérilla urbaines inédites depuis la vague de contestation anti-néolibérale de la fin des années 1990. Alors que les partisans d’un retour de Morales radicalisent leurs positions (démission du gouvernement de transition, retour de Morales), le gouvernement décide de jouer la carte de la répression et du pourrissement. Le décret signé le 15 novembre par la présidente intérimaire Jeanine Anez qui exempte de toutes poursuites pénales les éventuels débordements des unités armées chargées du maintien de l’ordre ne peut aller que dans ce sens.
Dans les mois qui suivent, deux options s’offriront peu à peu à la majorité politique et sociale massiste toujours acquise à la cause de Morales : l’insurrection face au pouvoir en place afin de le contraindre à autoriser le retour de Morales du Mexique ou la participation aux processus électoraux à venir en janvier 2020 qui doivent décider du gouvernement amené à diriger le pays pendant 5 ans. Dans le cas où ces deux options n’aboutiraient à rien, certains, comme les Boliviens d’origine indigène, pourraient faire le choix d’un retour programmé vers les régions ou vers les municipios (communes) auxquels Morales a octroyé de nouveaux droits politiques au cours de son mandat. Reste à savoir si ceux-ci subsisteraient en l’état après la victoire possible de l’une des droites les plus conservatrices d’Amérique Latine en janvier.
(1)DO ALTO Stefanoni, Nous serons des millions : Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie, Raisons d’agir, 2008.
(2)LEMOINE Maurice, Stratégie du chaos en Bolivie, Le Monde Diplomatique,2008
(3)STEFANONI, Bolivie, Comment Evo est tombé, Le blog de Pablo Stefanoni, Mediapart, 2019