Bifurquer : Bernard Stiegler et le collectif Internation pour des “territoires existentiels”

Bifurquer est un ouvrage collectivement rédigé par un ensemble de chercheurs issus de différentes disciplines (le collectif Internation 1), sous la direction du philosophe Bernard Stiegler. Cet ouvrage analyse les effets toxiques de l’ère Anthropocène, qui se caractérise aujourd’hui par un capitalisme planétarisé réduisant la pensée humaine au calcul et à la raison algorithmique, et propose un ensemble de pistes pour amorcer une bifurcation vers de nouveaux modèles économiques et technologiques porteurs d’avenir.


« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »
Paul Valéry, La crise de l’esprit, 1919.

« Les civilisations meurent par suicide, non par meurtre. »
Arnold Toynbee, La grande aventure de l’humanité, 1934-1961.


Anthropocène, entropies et exosomatisation

Le point de départ des thèses défendues dans ce livre consiste à soutenir que l’Anthropocène correspond à une augmentation massive des taux d’entropie, aux niveaux physique (changement climatique, dissipation de l’énergie et épuisement des ressources), biologique (destruction des écosystèmes et perte de biodiversité) mais aussi psycho-social (l’ère post-vérité et la data economy peuvent être comprises comme des facteurs d’augmentation de l’entropie informationnelle, à travers la destruction des différents types de savoirs). Dans ce contexte, le collectif soutient qu’une nouvelle forme d’économie est requise, visant à valoriser la production d’anti-entropie à ces trois niveaux, en tirant parti des technologies numériques. Le livre vise à expliciter les hypothèses théoriques sous-jacentes à ces analyses et à fournir des méthodes permettant d’expérimenter de manière concrète et localisée les hypothèses ainsi présentées.

Concernant les hypothèses fondamentales, il s’agit de montrer que le modèle macro-économique dominant, à l’origine de l’Anthropocène, se fonde sur des bases épistémologiques obsolètes, dans la mesure où il ne prend pas en compte la théorie de l’entropie, en particulier ses conséquences en termes de biologie 2, notamment en ce qui concerne la vie technique qui caractérise les sociétés humaines. Comme l’explique le biologiste Alfred Lotka dès 1945, et comme l’avaient déjà souligné des philosophes comme Karl Marx ou Henri Bergson, l’évolution des sociétés humaines se caractérise par un phénomène d’exosomatisation, c’est-à-dire, par la production d’organes artificiels ou techniques, dont le rythme d’évolution ne cesse de s’accélérer.

En s’inspirant des analyses du mathématicien Alfred Lotka, les auteurs du livre soutiennent que le développement technologique est intrinsèquement ambivalent. Il contribue toujours et inévitablement à une accélération de la tendance entropique qui caractérise l’évolution physique de l’univers : en reproduisant leurs conditions matérielles d’existence, les vivants techniques exploitent des ressources et dissipent de l’énergie, « précipitant [ainsi] une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive 3». Néanmoins, s’ils adoptent leurs milieux techniques à travers la pratique de savoirs de toutes sortes, et en se reliant collectivement au sein d’organisations sociales, les vivants techniques peuvent différer localement cette tendance entropique globale, en produisant de la diversité (culturelle, scientifique, spirituelle) et de la nouveauté (à travers la transformation des savoirs faire, des savoirs vivre, des savoirs théoriques).

Économie contributive, travail et déprolétarisation

Les sociétés (diverses et évolutives) constituent alors ce que Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique, décrivait comme « des îlots d’entropie décroissante dans un monde où l’entropie générale ne cesse de croître » 4. Néanmoins, selon les auteurs du livre, l’époque actuelle de l’Anthropocène se caractérise par la destruction de ces localités, sous l’effet du processus de globalisation économique, qui liquide les ordres juridiques territoriaux (comme l’explique Alain Supiot dans la postface du livre) et désintègre les savoirs locaux (comme l’explique Bernard Stiegler dans l’introduction du livre). Dès lors, la question se pose de savoir comment reconstituer de telles localités écologiques, économiques et politiques, mais aussi psychiques et sociales – c’est-à-dire, des lieux écologiquement soutenables, économiquement solvables, collectivement habitables et désirables.

Pour ce faire, les auteurs proposent d’expérimenter une nouvelle forme d’économie, l’économie contributive, qui pourrait se décliner de manière toujours singulière sur différents territoires, selon les spécificités locales, mais qui se caractérise néanmoins par une fonction et par un objectif précis. L’économie contributive a pour but de lutter contre la production d’entropie (au niveau écologique, biologique et psycho-social) en valorisant la pratique collective de savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir pratique, savoir technique, savoir artistique, savoir théorique, etc.).

Les pratiques des différents types de savoirs sont ici définies comme des activités de travail, c’est-à-dire, des activités de capacitation au cours desquelles les individus apprennent et se transforment, prennent soin de leurs environnements (techniques et sociaux) et donnent sens à leurs existences en se réalisant dans le monde. Elles se distinguent ainsi des activités d’emplois, qui engendrent souvent un phénomène de prolétarisation – dépossession des savoirs-faire liés au travail – car elles sont fondées sur l’application de procédures et l’exécution de tâches prédéterminées, dont la signification échappe aux employés. Les activités d’emplois se révèlent alors productrices d’entropie (standardisation, répétition et homogénéisation des activités et des produits, épuisement des énergies naturels comme psychiques). Au contraire, les activités de travail permettent la transmission et la transformation des savoirs ainsi que leur diversification : elles sont productrices d’anti-entropie. En valorisant les activités de travail, l’économie contributive, qui peut prendre diverses formes concrètes, permet donc de lutter contre la production d’entropie caractéristique de l’Anthropocène.

Recherche contributive, territoires laboratoires et internation

Selon les auteurs du livre, pour être expérimentée concrètement, une telle économie suppose de lancer de nombreuses recherches (dans les domaines de la comptabilité, du droit du travail, de l’ingénierie, de l’informatique, des institutions, de la formation et de l’éducation, etc.). La mise en œuvre de processus de recherche à la fois contributifs et territorialisés conduirait ainsi des chercheurs de diverses disciplines académiques et des acteurs territoriaux à travailler ensemble pour expérimenter sur les territoires le développement de nouvelles activités économiques, mais aussi de nouvelles technologies, permettant d’économiser les énergies physiques (exploitées par les modes de production hyperindustriels) comme les énergies psychiques (exploitées par les modes de consommation addictifs). Une telle recherche contributive, articulant recherches académiques et savoirs locaux, questionnements scientifiques et problèmes concrets, permettrait le développement de « territoires existentiels » 5 à différentes échelles, qui constituent autant de laboratoires pour expérimenter des modèles économiques et technologiques anti-entropiques, en donnant aux habitants les moyens de s’organiser collectivement et d’orienter les évolutions technologiques en fonction de leurs besoins et de leurs intérêts.

L’internation 6 désigne alors l’instance qui relierait ces diverses localités, à travers des échanges scientifiques et politiques et grâce à des technologies réticulaires refonctionnalisées, permettant la circulation des différents savoirs, mais aussi leur confrontation, leur mise en débat, leur discussion argumentée. Bref, l’internation constituerait un processus de transindividuation international reposant sur l’ouverture des localités les unes aux autres et sur leur réticulation. Elle se présente ainsi comme une alternative à la fois à la globalisation et aux différents types de localismes fermés que cette dernière ne cesse d’engendrer, à mesure que les technologies de calcul et la « gouvernementalité algorithmique » 7 s’imposent, en dépossédant les populations de leurs milieux de vie, de leurs savoirs singuliers et de leurs manières d’habiter.

Face à la « dé-mondialisation » engendrée par la globalisation 8, le projet d’internation pourrait donc s’apparenter à un projet de « remondialisation » : à travers cet ensemble de localités anti-entropiques réticulées, il s’agit d’amorcer un passage à l’échelle, en reconstituant une puissance publique effective et une capacité de décision collective au niveau mondial, susceptible de faire face à la « souveraineté fonctionnelle » 9 des plateformes, en concrétisant une transition à la fois écologique, économique, technologique et sociale (sur la base des échanges entre divers espaces transitionnels). Dans un contexte où les avertissements du GIEC se font de plus en plus alarmants, où les appels pour un « monde d’après » se font de plus en plus pressants, mais où les véritables transformations demeurent exceptionnelles, une telle bifurcation semble effectivement nécessaire. Puissent les concepts et les thèses développés dans ce livre participer à sa réalisation, en différant la « tendance suicidaire des civilisations » 10.


 1 Le Collectif Internation s’est constitué en 2018 aux Serpentine Galleries de Londres, lors d’un colloque consacré à la question du travail. Il est composé de plus de cinquante membres en provenance de diverses régions du monde, issus de la philosophie, des sciences de la nature, de l’homme et de la société, des arts, de la médecine, de l’économie, du droit et de la technologie (et ouvert à de nouvelles participations). Certaines des thèses avancées dans ce livre ont été présentées au Centre Pompidou à Paris lors des Entretiens du Nouveau Monde Industriel 2019 (https://enmi-conf.org/wp/enmi19/).

2 Schrödinger E., What Is Life ?, Cambridge, Cambridge University Press, 1944. Voir aussi Longo G. et Bailly F., « Biological organization and anti-entropy », Journal of Biological Systems, vol. 17, n° 1, 2009, p. 63-96.

3 Lévi-Strauss C., Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955 (conclusion).

4 Wiener N., Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains (1952), Paris, Seuil, 2014, p. 68.

5 Guattari F., Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989.

6 Ce concept s’inspire des travaux de l’anthropologue Marcel Mauss sur la nation et de ceux du physicien Albert Einstein sur l’Internationale de la science : voir Mauss M., La nation ou le sens du social (1920), Paris, Presses Universitaires de France, 2018 et Einstein A., Comment je vois le monde ? (1934), Paris, Flammarion, 1979.

7 Rouvroy A. et Berns T., « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », Réseaux, vol. 177, n° 1, 2013.

8 Supiot A., (dir.), Mondialisation ou globalisation ? Les leçons de Simone Weil, Paris, Collège de France, 2019.

9 Pasquale F., « From Territorial to Functional Sovereignty: The Case of Amazon » [en ligne], 2017 (https://lpeblog.org/2017/12/06/from-territorial-to-functional-sovereignty-the-case-of-amazon/).

10 C’est sur la question de la « tendance suicidaire des civilisations » que s’ouvre l’un des derniers textes rédigés par Bernard Stiegler, intitulé « Missions, promesses, compromis », qui devait être publié en septembre. Bernard Stiegler y commente les analyses élaborées par Arnold Toynbee dans La grande aventure de l’Humanité.