Blanca Jiménez : « Au Mexique, la lutte contre la corruption permet de répondre aux besoins des plus pauvres »

© Pablo Porlan pour LVSL

Depuis l’élection d’Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO), la politique intérieure et étrangère du Mexique détonnent. Les mesures d’accroissement des bas revenus ont été saluées par la gauche, tandis que son rejet de l’hégémonie nord-américaine en Amérique latine a fait apparaître le pays comme un nouveau pôle de non-alignement. Nous avons rencontré l’ambassadrice Blanca Jiménez, ambassadrice du Mexique en France. Entretien réalisé et édité par Julien Trevisan, photos de Pablo Porlan.

LVSL – Sur le plan de la politique étrangère, l’un des points centraux mis en avant par votre gouvernement réside dans la lutte contre la circulation d’armes à feu en provenance des États-Unis. Le Secrétaire mexicain des Relations extérieures, Marcelo Ebrard, a sur ce point porté plainte devant des tribunaux des États-Unis contre des fabricants et des vendeurs d’armes pour que cesse leur trafic et leurs usages illicites au sein du Mexique. Où en est le processus à l’heure actuelle ? Comment cette action en justice a-t-elle été réceptionnée ?

BJ – Vous faites bien de rappeler que les armes utilisées par les cartels proviennent des États-Unis : au Mexique, aucune arme n’est produite. Certaines armes, produites aux États-Unis, sont d’ailleurs « stylisées » en vue d’être vendues à des membres des cartels de drogue. Concernant le processus judiciaire, nous avons lancé deux actions. La première a visé les fabricants d’armes. Elle n’a pas abouti et nous avons fait appel de la décision.

Cela témoigne, d’ailleurs, d’une contradiction profonde des États-Unis : vous pouvez porter plainte contre un médicament ou un jouet qui vous a fait du tort et vous aurez une chance de gagner le procès. En revanche, quand il s’agit des armes à feux, la démarche a peu de chance d’aboutir. Cela témoigne d’un fort lobbying de la part des fabricants d’armes. La seconde vise les vendeurs d’armes à feu et a pour but d’obtenir un contrôle accru sur la vente. Celle-ci est toujours en cours. 

Il est crucial que nous obtenions des avancées sur ce point tant le nombre de morts et le nombre de blessés par armes à feu provenant des États-Unis est effroyable. Et encore, dans les estimations que l’on voit passer, les migrants, qui traversent le Mexique pour rejoindre les États-Unis, qui sont victimes de ces armes ne sont pas comptabilisés et leurs familles n’ont plus aucune nouvelle d’eux. Nous sommes en train de construire des centres de reconnaissance des corps pour que celles-ci sachent ce qui est arrivé, où le défunt se trouve…

Ce problème des armes à feu empoisonne notre pays et aussi les États-Unis car il permet le trafic de drogue. Il faut donc lutter contre ces deux fléaux ensemble et ne pas simplement rejeter l’entièreté de la faute du trafic de drogue sur le Mexique en écartant d’un revers de la main le trafic d’armes.

LVSL – Avec l’arrivée au pouvoir du président Andrés Manuel López Obrador et la mise en place de la « quatrième transformation », la lutte contre la corruption a été érigée en priorité nationale. Quelles formes ont pris les résistances contre cette lutte ?

BJ – Avant de rentrer dans les détails de la lutte contre la corruption, il faut expliquer pourquoi celle-ci est primordiale à nos yeux. Il faut savoir que l’essentiel du budget fédéral est consacré au paiement de la dette. Seule une mince partie sert effectivement à payer les services et investissements publics et les aides sociales. Il ne faut donc pas que cette maigre partie soit rognée. Comme le président a aussi fait la promesse de ne pas augmenter les impôts, il ne reste que la lutte contre la corruption à mener.

Celle-ci commence déjà à porter ses fruits : du haut de mes soixante-deux ans, je n’ai jamais vu une telle valorisation du peso mexicain par rapport au dollar. Alors même que le président n’a pas suivi le conseil de la majorité des économistes qui promeuvent, quant à eux, une réforme fiscale visant à augmenter les impôts. Il fait déjà en sorte que tout le monde paie ses impôts, via notamment la lutte contre l’évasion fiscale, ce qui n’était pas le cas avant. Avant, les riches qui ne payaient pas leurs impôts se voyaient même « pardonnés » par l’État !

Cette politique fiscale a permis une rentrée d’argent de 2 400 milliards de pesos. Mais cette lutte rencontre de nombreuses résistances, notamment juridiques. Des jeunes gens riches disent à ce propos qu’une des choses primordiales, si l’on veut être riche, est d’avoir de bons avocats. D’ailleurs, le fait que désormais l’État fasse en sorte que chacun paie des impôts explique, à mon avis, la popularité, qui est de 70% d’opinions positives, de notre président.

Pour lutter contre la corruption, désormais lorsqu’il est fait état de quelqu’un qui fait une « mauvaise » utilisation du budget, celui-ci est renvoyé et une plainte est déposée à son encontre. Le cas d’une personne qui s’occupait de la vente de lait est à ce titre en train d’être traité par la justice.

Par ailleurs, nous avons engagé une lutte contre le vol de l’essence (contre les huachicoleros) par des agents de l’entreprise nationale Pemex (chargé de l’extraction, de la production et de la vente de produits pétroliers) et contre le vol de médicaments et autres substances au sein même du secteur public de la santé. Sur le cas plus spécifique du vol de pétrole, ce n’est pas aussi évident car il faut savoir qu’extraire le pétrole d’un oléoduc, sous forte pression, n’est pas à la portée de tout le monde.

Ceci est donc fait par des organisations criminelles bien développées. Toutefois l’échelle de vol est telle – on a même trouvé du pétrole dans les égouts de Mexico – qu’il est difficile de penser que les autorités n’étaient au courant de rien.

Au niveau du changement des pratiques institutionnelles, nous avons mis en place ce qu’on appelle « l’austérité républicaine ». Cela consiste à supprimer les fonds alloués aux institutions et aux serviteurs de l’État pour des besoins superficiels, à baisser les plus hauts salaires. Certains nous ont dit que cela serait terrible et au final, il ne s’est rien passé : les gens et les institutions se sont adaptés. Il y avait donc bel et bien, pour le dire ainsi, des complications administratives inutiles. En termes économiques, il semble y avoir beaucoup d’élasticité de ce côté-là et c’est un ensemble de mesures dont beaucoup de gouvernements devraient, à mon avis, s’inspirer.

LVSL – La question de l’eau est une centrale dans votre parcours. Pouvez-vous peindre un tableau quant à l’état du Mexique sur cette question avant et depuis l’élection du gouvernement ?

BJ – Il faut d’abord rappeler que le Mexique est constitué de très grandes disparités géographiques : il possède des territoires complètement désertiques comme des forêts tropicales. Nous disposons d’importantes ressources en eau. Au niveau de sa gestion, elle est centralisée, contrairement à ce que l’on observe dans d’autres pays développés : tout ce qui concerne l’eau (l’irrigation, la distribution de l’eau, l’attribution des ressources en eau, etc.) est géré par une seule institution, à savoir la Commission nationale de l’eau.

Vous m’avez posé la question des changements. Une des choses qui a changé est que le président a choisi de s’occuper des plus pauvres. Avant, on essayait d’avoir une couverture homogène et plus efficace des services de l’eau. En tant qu’ingénieur vous allez donc décider de vous occuper en priorité des villes, car celles-ci sont denses en population et que les canalisations sont déjà présentes. Nous, nous avons choisi de nous adresser aux personnes éloignées des centres urbains et donc aux communautés indigènes originaires et aux personnes qu’on appelait avant les « afro-descendants » (car ils descendent des esclaves d’Afrique que les Espagnols ont ramené avec eux dans leur bateau à partir de la conquête). Désormais, ces derniers sont désignés, dans la constitution mexicaine, comme les « afro-mexicains », c’est-à-dire qu’on a reconnu leur appartenance à la Nation.

Concernant les communautés indigènes, celles-ci, pour diverses raisons, sont plus ou moins ouvertes. L’une d’entre elles est la communauté des Yaquis. Par le passé, ceux-ci ont été expropriés de leur terrain et donc dépossédés de leur accès à l’eau. Le président, pour corriger cela, a décidé de leur restituer des terrains, ce qui n’est pas chose facile.

Deux autres changements qu’il faut signaler sont, premièrement, la mise en place de gros projets de distribution de l’eau (via la construction de canaux, de barrages …) et, deuxièmement, faire en sorte que ce soit les acteurs locaux, que sont les municipalités, qui s’occupent de servir l’eau et non pas comme avant l’État fédéral. Pour les écoles qui sont éloignées, avant il y avait des organisations qui s’occupaient, soi-disant, des besoins des écoles, dont l’eau. Mais cela ne fonctionnait pas : l’argent qui était donné s’évaporait mystérieusement. Désormais, l’argent est envoyé aux associations de parents qui définissent eux-mêmes les besoins locaux et très souvent l’accès à l’eau est un de ces besoins. Et nous constatons que de cette manière les choses fonctionnent effectivement.

LVSL – Le Mexique, comme bon nombre de pays de la région, est touché par une forte inflation qui frappe en priorité les classes populaires et moyennes et menace la reprise économique post-COVID. Est-ce que vous pouvez dresser pour nous un bref panorama de cette reprise et nous dire l’approche qui a été choisie pour protéger la reprise économique et les catégories populaires et moyennes ?

BJ – Le président Andrés Manuel López Obrador vient d’annoncer le ralentissement de l’inflation tandis que le peso se trouve à un plus haut niveau par rapport au dollar américain. Certains avaient peur qu’avec la mise en place de la « quatrième transformation », le peso perde toute valeur par rapport à celui-ci et c’est l’inverse qui se produit ! Mais des critiques sont malgré tout émises par rapport à cette conséquence monétaire. Sans doute sont-elles liées au fait qu’elles sont émises par des personnes qui ont en réalité sorti tout leur argent du pays… 

LVSL – Une autre question essentielle dont vous vous occupez est celle des biens culturels. Votre pays s’est vu retirer une partie de son héritage, qu’il soit maya, aztèque, etc. à partir de la période coloniale et jusqu’à, malheureusement, nos jours. Quelles sont les actions entreprises pour récupérer ce patrimoine national ? Quels sont les obstacles que vous rencontrez ? 

BJ – D’abord, il faut dire que nous avons un très bon rapport avec le gouvernement français sur ce sujet, que nous travaillons bien ensemble. Mais les choses ne sont pas si simples à dénouer.

Au niveau des entreprises privées, au niveau des enchères, la situation est beaucoup plus difficile. La vente aux enchères de biens culturels, qui permet parfois de blanchir de l’argent, représente une petite part de tout le marché mais, malgré cela, ils ne veulent pas arrêter pour autant. Nous essayons d’obtenir des avancées dans le domaine du suivi des pièces mises aux enchères. Ce qui s’est passé avec le musée du Louvre [ndlr : concernant une affaire de pillage d’antiquités égyptiennes] renforce d’ailleurs le bien-fondé d’une telle initiative. Nous aimerions aussi faire en sorte de renverser la charge de la preuve : à l’heure actuelle, c’est nous qui devons prouver qu’une pièce appartient bel et bien à notre pays alors qu’il faudrait que ce soit les entreprises de vente aux enchères qui démontrent le bien-fondé de leur possession d’une pièce, qu’elle soit maya, aztèque… Pour l’heure, toutefois, cela semble hors d’atteinte.

En parallèle, nous travaillons aussi beaucoup avec la société en général. Nous essayons de faire progresser l’idée du respect du patrimoine d’un autre pays. En particulier, qu’il ne faut pas spolier, ni acheter de biens issus de la spoliation. Cela commence à fonctionner et certains français ont déjà décidé d’eux-mêmes de nous restituer les biens qu’ils avaient en leur possession.
De plus, la coopération douanière est très importante dans la mesure où elle nous permet, via le blocage d’entreprises illicites, de protéger nos patrimoines culturels respectifs. Récemment d’ailleurs, grâce à l’intervention de la douane française, nous avons pu récupérer des biens culturels qui nous appartenaient. Soulignons que, toutefois, pour pouvoir bloquer certains envois illicites, il est nécessaire de savoir distinguer une réplique d’un véritable bien culturel, ce qui n’est pas chose aisée, et cela requiert donc la coopération entre diverses institutions de nos deux pays.

Enfin, il faut signaler que ce mouvement de restitution des biens culturels qui s’est enclenché ne concerne bien sûr pas que le Mexique mais aussi bons nombres de pays, autrefois colonies, d’Amérique latine ou d’Asie. 

LVSL – Vous venez de souligner les bonnes relations que vous entretenez avec le gouvernement français actuel sur la question de la récupération des biens culturels. D’une manière plus générale, pouvez-vous nous en dire plus sur la nature des relations bilatérales entre la France et le Mexique depuis le début de la « quatrième transformation » ?

BJ – Nos relations avec la France actuellement sont multiples. Celles-ci sont ancrées dans une histoire longue entre nos deux pays. Le chef d’État Porfirio Díaz (1876-1911) tenait en estime la France. À un moment donné les présidents mexicains parlaient plus français que anglais, ce qui n’est maintenant plus le cas. Notre droit est inspiré du droit français. L’Université Nationale Autonome du Mexique (UNAM) s’est aussi construite de manière similaire à la Sorbonne ainsi que l’Institut Polytechnique National (IPN) vis-à-vis de l’École polytechnique.

À l’heure actuelle, si mes souvenirs sont bons, un article sur cinq produit par un scientifique mexicain est fait en collaboration avec un français. Beaucoup de nos étudiants viennent ici en France faire une partie de leurs études – comme cela a été mon cas d’ailleurs. Vous avez l’UNAM qui a un siège à la Sorbonne, la Maison Universitaire Franco-Mexicaine (MUFRAMEX) qui entretient des liens étroits avec l’Université de Toulouse et qui cherche à les développer avec les autres universités françaises, etc. D’une manière générale, sur le plan éducatif, nous sommes proches.

Dans la culture nous entretenons aussi des liens étroits. Il faut par exemple savoir qu’il y a beaucoup de mexicanistes, c’est-à-dire des français qui connaissent bien les cultures maya, aztèque ou autre et qui nous aident à recouvrer nos biens culturels en tâchant de convaincre les privés qui les possèdent de nous les rendre, qui nous aident dans notre dialogue avec les musées français. Il y a aussi trois communes en France, comme Barcelonnette, qui sont des communes en réalité franco-mexicaines.

Enfin, des expositions réalisées grâce à un partenariat entre la France et le Mexique ont eu ou vont avoir lieu : le musée du Quai Branly pendant le COVID a fait une exposition sur les Olmèques, ce qui lui a d’ailleurs permis de tenir économiquement, le Palais Galliera vient de fermer son exposition sur Frida Kahlo, le Cité de l’Architecture a fait une exposition sur l’art déco et notre Ambassade a prêté des pièces pour celle-ci, le Musée National d’Anthropologie (à Mexico) a fait une exposition intitulée La Grandeza de México en partenariat avec des musées français et une exposition sur les Aztèques est prévue. 

Dans le domaine scientifique, en particulier celui de la santé et de l’aérospatial, nous collaborons étroitement avec la France. Enfin, pour terminer ce tour d’horizon, des grandes entreprises françaises, comme Safran, Véolia, Schneider Electric, sont implantées au Mexique et l’inverse, avec des entreprises comme Starbucks, Aoste, Cemex, est aussi vrai. 150 000 mexicains sont employés directement par des sociétés françaises au Mexique, 700 000 indirectement. Comme vous pouvez le voir, nos pays entretiennent des liens étroits dans de nombreux domaines.