Bolivie : anatomie du coup d’État

La présidente par intérim Jeanine Añez saluant le commandant en chef Carlos Orellana © FM Bolivia

Cinq mois après le coup d’État en Bolivie, le gouvernement poursuit ses politiques de répression des syndicalistes et des dirigeants du Mouvement vers le socialisme (MAS) dirigé par Evo Morales. Dans sa tentative d’éviter une possible victoire du MAS lors des élections générales prévues en mai prochain, le Tribunal suprême électoral (TSE), qui compte parmi ses membres des alliés de la dirigeante Jeanine Añez, a interdit à Evo Morales et à son ancien ministre des Affaires étrangères Diego Pary de se présenter comme candidats au Sénat. En remontant le cours des événements qui ont abouti au coup d’État du 10 novembre et l’ont suivi, il semble bien que les efforts du régime pour se maintenir coûte que coûte au pouvoir doivent se poursuivre jusqu’aux élections et, en cas de victoire, bien au-delà. Par Denis Rogatyuk, traduction Sylvie Cappon.


Les événements du 10 novembre en Bolivie ont ravivé dans les mémoires le souvenir douloureux d’une époque que beaucoup pensaient révolue en Amérique latine. La démission d’Evo Morales et d’Álvaro García Linera s’est produite après plusieurs jours de manifestations violentes de la droite, de mutineries au sein de la police et sur intervention de l’armée. C’est la première fois en Amérique latine depuis le coup d’État au Honduras en 2009 qu’un gouvernement élu est contraint à démissionner par la force.

La prise de pouvoir de la sénatrice de droite Jeanine Añez le 12 novembre a été appuyée par diverses factions ayant fomenté le coup d’État, notamment par Fernando Camacho, leader d’extrême-droite et ancien dirigeant du Comité civique de Santa Cruz, une organisation paramilitaire, et Carlos Mesa, président de Bolivie de 2003 à 2005 et candidat malheureux à la présidentielle lors des élections générales du 20 octobre dernier. Le gouvernement de facto a rapidement rompu tous les liens avec les États de la région en se retirant de l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les Amériques) et de l’UNASUR (Union des nations sud-américaines). Il a expulsé les 800 médecins cubains présents sur le sol bolivien et renoué les liens diplomatiques avec les États-Unis et Israël.

[lire ici l’article de Guillaume Long pour LVSL : « le tournant à 180 degrés de la politique étrangère bolivienne depuis le coup d’État »]

La persécution de la population d’origine indigène, des militants et des membres du Mouvement vers le socialisme (MAS) a atteint des niveaux inédits depuis les massacres d’octobre noir en 2003. À cette époque, lors de manifestations contre les privatisations, le gouvernement néolibéral de Gonzalo Sánchez de Lozada, dit « Goni », avait assassiné des dizaines d’indigènes et de syndicalistes dans la ville d’El Alto. Cette fois, ce sont 34 manifestants qui ont été tués et 115 autres blessés durant des soulèvements contre le coup d’État dans le secteur de Senkata à El Alto et dans la commune rurale de Sacaba, dans le département de Cochabamba. La censure et les attaques contre des médias publics et journalistes étrangers sont devenus monnaie courante, en particulier contre les stations de radio dirigées par des syndicats et coopératives dans les zones rurales qui soutiennent traditionnellement Evo Morales.

Enfin, la légitimation du coup d’État par l’OEA, Organisation des États américains, complice de longue date d’une guerre économique et politique contre le Venezuela, et le retour récent en Bolivie de l’agence USAID, notoire pour les financements et les formations qu’elle apporte à des groupes politiques pro-étasuniens sur tout le continent, ont démontré l’ampleur de l’alignement du nouveau régime sur Washington.

Comment l’un des gouvernements les plus efficaces de toute l’Amérique du Sud, installé de longue date, a-t-il pu être renversé de façon si soudaine ?

Le « Non » au référendum

Même si un certain nombre d’analyses font remonter les origines du récent coup d’État aux tentatives ratées de chasser Evo Morales du pouvoir en 2008 et en 2009-2010, l’événement politique qui a le plus directement préparé la voie à ce coup a été le référendum constitutionnel organisé le 21 février 2016. [En 2008, l’opposition a menacé le gouvernement d’Evo Morales d’opérer la partition de la Bolivie à partir de la sécession des riches provinces de l’Est ndlr].

Puisque la Constitution de 2009 prévoyait une limite de deux mandats présidentiels, ce référendum cherchait à déterminer si Evo Morales pourrait briguer un nouveau mandat aux élections de 2019. Le « Non » l’a emporté avec 51,3% des voix ; le verdict du Tribunal constitutionnel bolivien a cependant permis à Evo Morales de contourner le suffrage, et de se représenter une nouvelle foisCe résultat a m

arqué la première victoire électorale importante de l’opposition bolivienne, et a posé les bases pour la construction d’un pacte unitaire entre les différents secteurs opposés à Evo Morales, traditionnellement divisés par des facteurs ethniques, régionaux, religieux ou d’appartenance idéologique. La campagne pour le référendum a débouché sur la formation dans tout le pays de plateformes et de comités du « 21F » (21 février, date du référendum), qui ont ensuite joué un rôle important dans l’organisation des manifestations et des grèves ayant précédé les élections d’octobre 2019, ainsi que dans la campagne électorale de plusieurs candidats aux présidentielles. Ces groupes du 21F, aux côtés de partis d’opposition, ont aussi eu une implication non négligeable dans la campagne menée sur les réseaux sociaux contre le gouvernement de Morales suite aux feux de forêt qui ont ravagé la région de la Chiquitanía, à l’est du département de Santa Cruz, tout au long d’août et de septembre 2019.

Ils ont aussi bénéficié de l’appui de Jhanisse Vaca Daza, partisane d’un renversement du régime. Diplômée de la Harvard Kennedy School avec une formation en « Direction de mouvements non violents pour le progrès social », c’est à la tête de son organisation « Ríos de Pie » qu’elle a dirigé la campagne #SOSBolivia sur les réseaux sociaux, en imputant la responsabilité des incendies aux politiques de déforestation menées par le gouvernement de Morales et à son soutien au secteur agro-industriel dans le département de Santa Cruz. Cette campagne, émaillée de tentatives de désinformations, n’a fait qu’attiser les braises du mécontentement durant la période qui a précédé les événements d’octobre.

Les élections d’octobre et l’intervention de l’OEA

Une fois confirmées les candidatures d’Evo Morales et de ses trois principaux opposants de droite, l’ancien Président Carlos Mesa, le sénateur Óscar Ortiz et le pasteur évangélique Chi Hyun Chung et alors que la campagne commençait à battre son plein en août, le gouvernement dirigé par le MAS autorisa la présence d’un certain nombre d’observateurs internationaux durant la période des élections, et notamment celle de l’Organisation des États américains (OEA).

En vertu du système électoral bolivien, les élections comportent un second tour si au premier tour, aucun candidat n’a réuni 50 % des votes, ou si un candidat a réuni 40 % des suffrages mais avec une différence d’au moins 10 % avec le candidat le plus proche. Les résultats préliminaires publiés par le Tribunal suprême électoral le 20 octobre donnaient Evo Morales en tête avec presque 46 % des suffrages, son rival le plus proche, Carlos Mesa, obtenant 38 % alors que 13 % des votes exprimés restaient encore à comptabiliser.

Le décor était planté pour l’étape suivante du coup d’État : les allégations de fraude. Le décompte final et total des voix confirma la victoire d’Evo Morales dès le premier tour, avec 47 % des suffrages contre 36,5 % pour Carlos Mesa, résultat que le candidat conservateur refusa d’accepter. La situation se compliqua d’autant plus que les premières déclarations de l’OEA jetèrent le doute sur la légitimité du comptage des votes effectué par l’organe électoral, en citant des « irrégularités » non spécifiées quant à la rapide augmentation du pourcentage obtenu par le MAS dans les derniers 13 % de votes comptabilisés. Le rapport préliminaire des observateurs de l’OEA publié le 9 novembre conseillait « fortement » au gouvernement bolivien d’organiser un nouveau scrutin et reprenait l’accusation d’irrégularités « massives » concernant les résultats finaux, servant ainsi de catalyseur pour l’étape finale et décisive du coup d’État, qui intervint dès le jour suivant. Et même si les analyses indépendantes menées par des institutions telles que le CEPR (Center for Economic and Policy Research) et le CELAG (Centro Estratégico Latinoamericano de Geopolítica) n’apportaient absolument aucune preuve à l’appui des allégations de l’OEA, les déclarations de cette dernière suffirent à donner un vernis de légitimité internationale au coup d’État.

Le Comité civique de Santa Cruz

Le Comité civique de Santa Cruz (Comité Cívico pro Santa Cruz), un groupe d’extrême-droite issu de la « société civile » entretenant des liens étroits avec les organisations néo-pentecôtistes et évangéliques de Santa Cruz, avait joué un rôle important en 2008 dans la tentative de coup d’État et d’assassinat visant Evo Morales, notamment par le biais de sa branche paramilitaire, l’Union des jeunes de Santa Cruz (Uníon Juvenil Cruceñista). Fernando Camacho, l’un des principaux leaders des mobilisations anti-Evo Morales dans la province de Santa Cruz qui se sont ensuite propagées dans l’ensemble du pays, avait dirigé l’Union des jeunes avant de devenir Président du Comité civique en tant que tel en février 2019. Alors qu’il était peu connu en Bolivie jusqu’à octobre 2019, son parcours politique rappelle celui de son homologue extrémiste au Brésil, Jair Bolsonaro. Issu de l’élite de propriétaires terriens de Santa Cruz et lié de près aux Églises évangéliques, Camacho est connu pour ses liens avec la faction la plus raciste de l’extrême-droite bolivienne, ainsi qu’avec Branko Marinkovič, ancien dirigeant boliviano-croate du Comité civique de Santa Cruz et l’un des leaders de la tentative de coup d’État de 2008.

Sur la période allant du 21 octobre au coup militaire du 10 novembre, le Comité civique a joué un rôle essentiel pour paralyser la région avec la construction de barrages routiers improvisés, l’attaque de militants et l’incendie de locaux de campagne du MAS ainsi que de bâtiments du Conseil suprême électoral. Les tactiques directes et agressives du Comité civique et les appels de Camacho à la démission d’Evo Morales, à l’occasion d’une visite surprise à La Paz le 4 novembre, l’ont placé au centre de la scène des forces d’opposition, volant la vedette à Carlos Mesa comme leader du coup d’État.

Les mutineries de l’armée et de la police et le coup d’État militaire du 10 novembre

L’assaut final sur La Paz de Fernando Camacho et la démission d’Evo Morales le 10 novembre au soir n’auraient pas été possibles sans le soutien obtenu de la branche répressive traditionnelle de l’État durant les jours précédents. La mutinerie des forces de police qui avait commencé à Cochabamba le 8 novembre s’est ensuite répandue dans d’autres capitales régionales telles que Sucre, Santa Cruz, Tarija puis enfin La Paz, en privant de fait le gouvernement d’Evo Morales de ses forces de sécurité internes. La police s’est mise de facto au service de la sécurité de Camacho et d’autres instigateurs du coup d’État. Des images vidéo de décembre 2019 révèlent également que Camacho a acheté  la loyauté des forces de police et de factions de l’armée par l’intermédiaire de son père, en créant un effet domino de défections de la police vers l’opposition.

Entre le 8 et le 10 novembre, les forces armées, sous le commandement en chef de Williams Kaliman , étaient encore sous le contrôle symbolique d’Evo Morales mais l’humeur politique a ensuite viré de façon décisive en faveur de l’opposition. À ce stade, les possibilités d’Evo Morales étaient limitées : décréter l’état de siège en transférant ainsi l’autorité en matière de sécurité publique à l’armée, ou tenter de négocier une solution pacifique avec l’opposition. Selon le témoignage d’Álvaro García Linera, l’armée avait dans les faits cessé de répondre aux ordres du gouvernement dès le 9 novembre, transmettant inexactitudes et mensonges, notamment sur le manque supposé de munitions et d’autres équipements nécessaires à une mise en œuvre effective de l’état de siège. Cette opposition croissante à Evo Morales au sein des forces armées était renforcée par un autre facteur : l’influence durable de l’École des Amériques, académie militaire gérée par les États-Unis, sur la mentalité et l’idéologie sous-jacente de l’armée bolivienne. En dépit de l’ouverture d’une académie militaire bolivienne « anti-impérialiste » en 2016 et des efforts du gouvernement pour éradiquer les doctrines pro-étatsuniennes, la vaste majorité des hauts gradés boliviens, dont Kaliman, sont restés fidèles à cet alignement.

La publication du rapport préliminaire de l’OEA a fini par faire pencher la balance de façon décisive en faveur du coup d’État dans l’après-midi du 10 novembre, ce qui a dans la foulée entraîné la prise de la chaîne de télévision publique Bolivia TV, le départ en avion d’Evo Morales pour Cochabamba et la « suggestion » finale de démissionner, faite par Kaliman et par l’armée.

En arrivant le 10 novembre à La Paz, où la mutinerie des forces de police et le coup d’État militaire battaient leur plein, Camacho n’a pas eu de difficulté à prendre le contrôle de la Casa del Pueblo (la Maison du peuple), siège du gouvernement, en y amenant avec lui une bible et une lettre exigeant la démission d’Evo Morales, et en proclamant que la Pachamama (la personnification de la Terre-Mère dans la culture et la religion autochtones) ne serait plus jamais au gouvernement. Ceci, associé à la démission de la grande majorité des ministres du gouvernement d’Evo Morales ainsi que des présidents de l’Assemblée plurinationale et du Sénat, a ouvert la voie à l’arrivée au pouvoir de Jeanine Añez le 13 novembre.

L’impuissance des organisations sociales et syndicales et de la bureaucratie politique

Le « Pacte d’unité » (Pacto de Unidad) conclu en 2002 par le MAS avec une alliance du mouvement social, indigène, paysan et syndical a formé l’épine dorsale de chacune des luttes successives, politiques et électorales, menées par le gouvernement socialiste en Bolivie. Les organisations formant ce pacte incluaient :

  • La Confédération syndicale unifiée des travailleurs ruraux de Bolivie (CSUTCB)
  • La Confédération nationale des femmes paysannes indigènes Bartolina Sisa
  • La Confédération syndicale des communautés interculturelles de Bolivie (CSCIB)
  • La Confédération des peuples indigènes de Bolivie (CIDOB)
  • Le Conseil national des Ayllus et Markas (communautés indigènes) du Qulassuyu (CONAMAQ)

Un sérieux différend a éclaté entre la CIDOB, le CONAMAQ et le gouvernement de Morales durant les manifestations de 2011 autour du projet de construction de l’autoroute reliant Villa Tunari à San Ignacio de Moxos, amenée à traverser le Territoire indigène et parc national d’Isiboro Sécure (TIPNIS). Ce conflit a été la première rupture entre les mouvements sociaux boliviens et Evo Morales, et a finalement amené la majorité des membres de ces organisations à retirer leur soutien à son gouvernement.

Par ailleurs, les organisations syndicales représentant les travailleurs des secteurs minier, industriel et des services ont traditionnellement été divisées entre d’une part soutien actif ou passif et d’autre part opposition à la présidence d’Evo Morales. La principale confédération syndicale du pays, la Centrale ouvrière bolivienne (COB), a activement soutenu les politiques et réformes économiques de Morales, en particulier la nationalisation du secteur des hydrocarbures et les nouveaux codes et réformes du travail mis en œuvre durant ses différents mandats, ainsi que ses réélections successives depuis 2005. Le syndicat des cultivateurs de coca, connu sous le nom de Fédération du Tropique (Federación del Trópico), dans la région du Chapare, est peut-être la plus connue et la plus loyale à Morales de toutes les organisations paysannes. La Fédération syndicale des travailleurs miniers de Bolivie (FSTMB), affiliée à la COB et principal syndicat des travailleurs de la société minière d’État (COMIBOL), a traditionnellement soutenu elle aussi sa présidence. En revanche, la Fédération départementale des coopératives minières (FEDECOMIN), principalement implantée à Potosi, s’est toujours opposée au MAS et a fini par rejoindre les manifestations d’octobre-novembre contre Morales, tandis que le Syndicat mixte des travailleurs miniers de Huanuni (SMTMH) et la Fédération nationale des coopératives minières (FENCOMIN) ont cessé de soutenir le MAS suite aux élections générales d’octobre. La modération des politiques socio-économiques d’Evo Morales par rapport à son agenda initial l’ont également brouillé avec les secteurs syndiqués les plus radicaux, avec qui des échauffourées violentes ont eu lieu.

Mais comment expliquer la décision d’organisations membres du Pacte d’unité, de la COB et d’autres syndicats alliés de demander la démission d’Evo Morales ?

Les organisations membres du Pacte d’unité et les syndicats ont appelé à des manifestations le 29 octobre dans tout le pays, principalement à La Paz, pour soutenir la victoire de Morales au premier tour des élections et organiser la résistance contre les tentatives des Comités civiques de différentes régions de renverser le gouvernement. Toutefois, du fait de la démobilisation sociale suite à des années de relative stabilité politique, de l’absence de conflit de classe déclaré avec les élites économiques du pays, et de l’épuisement politique après des mois de campagne pour les élections générales, une riposte suivie et organisée depuis la base n’a pas été organisée dès les premiers jours, cruciaux, qui ont suivi la confirmation de la victoire de Morales. Certains ont aussi soutenu qu’Evo Morales n’avait pas compris la gravité de la menace posée par Fernando Camacho et par la réaction des élites traditionnelles de grands propriétaires terriens de Santa Cruz à la suite de sa réélection. Par ailleurs, les structures internes des organisations du Pacte d’unité ont subi une bureaucratisation progressive, avec des processus décisionnels souvent réservés aux instances dirigeantes et un manque préoccupant de participation de la base. Un autre facteur décisif de l’échec des contre-mobilisations a été la menace représentée par diverses bandes armées, groupes paramilitaires et gangs de motards qui ont activement terrorisé les militants et syndicalistes ainsi que les dirigeants politiques du MAS et leurs familles.

La menace paramilitaire

Les images de l’attaque et de l’humiliation publique de Patricia Arce, maire élue du MAS de la ville de Vento dans la région de Cochabamba, aux mains du groupe paramilitaire d’extrême-droite Resistencia Juvenil Cochala (Résistance de la Jeunesse de Cochala, RJC) ont connu une diffusion virale à travers le monde et souligné la violence de la contestation visant le MAS. Dans l’atmosphère de terreur créée par l’extrême-droite, il est vite devenu évident que même le personnel dirigeant du MAS n’était plus à l’abri. « Si vous ne démissionnez pas, nous brûlerons vos enfants » : c’est le type de menaces rapportées par Evo Morales dans l’un des entretiens accordés durant son séjour au Mexique, qui souligne la gravité des intimidations ayant visé d’autres dirigeants et militants du MAS durant les derniers jours du coup d’État militaire. La maison de la sœur d’Evo Morales a été incendiée quelques jours avant son éviction du pouvoir et son propre domicile ainsi que celui du vice-président Álvaro García Linera (qui abritait une bibliothèque de 10 000 volumes) ont été mis à sac par les protestataires pro-coup d’État.

Même si la RJC (Resistencia Juvenil Cochala) a été l’organisation paramilitaire ayant eu le plus de visibilité à Cochabamba, les soutiens et dirigeants du MAS et leurs familles dans la région de Santa Cruz ont été terrorisés par l’Union des Jeunes de Santa Cruz (Unión Juvenil Cruceñista) et d’autres groupes paramilitaires au service de l’élite de propriétaires terriens. Le cas le plus notoire concerne Adriana Salvatierra, présidente du Sénat bolivien, forcée à démissionner de son poste après avoir reçu de multiples menaces de mort dirigées contre des membres de sa famille.

L’embargo médiatique

L’imposition d’un embargo médiatique quasi-total dès la prise du pouvoir est un élément incontournable d’un certain nombre de coups d’État et changements de régime intervenus sur le continent, comme au Chili en 1973 et au Brésil en 1964. Le coup d’État en Bolivie a suivi une trajectoire similaire.

Les services publics d’information, y compris les chaînes de télévision et stations de radio ainsi que les bulletins d’information officiels et journaux appartenant à l’État ont été saisis. Le premier coup grave aux services d’information publics a été porté le 8 novembre : les sièges de Bolivia TV et de la radio publique Radio Patria Nueva ont été pris d’assaut par les opposants à Evo Morales avant d’être fermés. Après la formation du gouvernement issu du coup d’État, le journal officiel de l’État bolivien, Periódico Cambio, a lui aussi été saisi et renommé Periódico Bolivia, avec une nouvelle ligne éditoriale clairement favorable aux nouvelles autorités. La vaste majorité des médias privés ont pour leur part offert un soutien inconditionnel à la théorie de la fraude électorale en utilisant l’intervention et les publications de l’OEA comme munition principale. Telesur et RT en Español sont les seules chaînes qui continuèrent un temps à communiquer sur le conflit en adoptant une posture anti-coup d’État. Toutes deux ont toutefois rapidement été censurées et ont vu leurs licences de diffusion révoquées par le nouveau ministère des Communications. La quasi-totalité des journalistes étrangers présents sur le terrain dans les jours suivant le coup d’Etat furent agressés soit par la police, soit par des manifestants ou activistes pro-coup, et ont dû en fin de compte quitter le pays. Ceci a permis au gouvernement de facto de créer un blocus médiatique ainsi qu’une « hégémonie instantanée » sur le récit des événements durant les premiers jours cruciaux qui suivirent le 10 novembre. Ceci a aussi permis d’empêcher la couverture des tueries intervenues lors des manifestations indigènes à Senkata et Sacaba en contribuant ainsi à ce que ces crimes restent impunis.

Le changement de régime opéré en Bolivie reflète la permanence de la violence qui structure les conflits politiques malgré une apparente stabilité institutionnelle. De vieilles recettes économiques remises au goût du jour grâce à un marketing astucieux ont été mêlées à une haine raciale profondément ancrée et à une soif de revanche contre les classes populaires qui avaient osé porter au pouvoir le premier président indigène de Bolivie…