Césarienne sur une enfant violée : le débat sur l’IVG de retour en Argentine

11 ans. C’est l’âge de Lucia, une petite fille argentine violée par le compagnon de sa grand-mère et tombée enceinte. Son souhait de pratiquer un avortement lui a été refusé, et l’enfant a fini par subir une césarienne, suite au rejet de sa demande par les autorités de la province de Tucuman. Cet événement a provoqué un tollé dans le pays et remet une nouvelle fois le sujet de l’IVG sur le devant de la scène politique.


Les communautés religieuses les plus conservatrices de la région de Tucuman ont fait pression pour que l’on refuse à Lucia son droit à l’avortement – pourtant autorisé par la législation nationale argentine en cas de viol. Cette intervention des autorités régionales est à elle seule symptomatique du pouvoir des groupes religieux conservateurs. Lucia a survécu mais son enfant est né très prématuré.

L’été dernier, il n’a manqué que huit voix au Sénat argentin pour que le projet de loi « IVE » (Interrupcion Voluntaria del Embarazo) – l’équivalent de l’IVG en France – soit adopté. Au lieu de marquer l’histoire argentine des trois grands huit du 8/08/2018, ce sont les militants pro-IVG qui sont, eux, repartis pour un tour de grand huit qui dure déjà depuis 11 ans.

L’IVG, symbole de la fracture sociale en Argentine

Le projet de loi visait à étendre le droit à l’avortement, légalisé depuis 1921 en cas de viol ou de danger pour la mère. Ce fait d’actualité met en lumière le gouffre qui sépare encore la réalité des textes. L’avortement a été refusé à Lucia, bien que les deux conditions – viol et danger pour la mère – aient été réunies.

Ce texte a créé une très vive tension dans le pays, opposant lors de nombreuses manifestations les pañuelos verdes, les militants « pro-choix » et les pañuelos azules, les militants « pro-vie ». L’ouverture du débat par le président Mauricio Macri a fait se dresser l’un contre l’autre deux camps, férocement attachés à leurs convictions. Dans un pays où 90% de la population est catholique et qui plus est le pays d’origine du pape François, deux visions antagonistes de la société se sont affrontées.

Le président de la Nation Argentine, Mauricio Macri, ©Perfil.com

Il serait simpliste de résumer cette confrontation à un simple choc entre d’une part une droite masculine et de l’autre une gauche des femmes progressistes. Si les hommes sont indéniablement plus hostiles à l’avortement, toutes les enquêtes d’opinion s’accordent pour dire que la majorité des Argentins, hommes et femmes, y sont hostiles.

En Argentine, l’avortement est une question de santé publique ; les femmes qui ne peuvent pas avorter légalement sont contraintes de le faire dans des conditions d’hygiénique catastrophiques. Il est donc ironique de constater que le slogan des foulards bleus était justement « Salvemos las dos vidas » (« Nous sauvons les deux vies »). C’est sous ce prétexte de « sauver les deux vies » que la justice de Tucuman a préféré faire subir la césarienne à l’enfant de onze ans plutôt qu’un avortement – le bébé était alors âgé d’à peine 5 mois, ses chances de survie sont donc extrêmement minces.

La fracture sociale dans le pays se manifeste également dans les alternatives proposées par les gouvernants. Sont ainsi apparues une série de propositions ubuesques, comme par exemple la création d’une allocation pour entretenir les enfants non désirés, proposé par le sénateur Federico Pinedo. La vice-présidente Michetti a même proposé un durcissement de la législation actuelle. Elle déclare dans le quotidien La Nación : « Je veux dire, vous pouvez donner votre enfant à adopter, ça n’est pas grave ». Cette phrase cynique a provoqué un tollé dans son pays et pose de réelles questions sur la capacité de la classe politique argentine à saisir l’ampleur de la question.

Entre posture et conviction, une lecture politique du débat

Aux côtés des foulards verts, on trouve entre autres l’ancienne présidente de la République, Cristina Fernandez de Kirchner, qui après s’être opposée fortement à l’avortement pendant sa campagne de 2007, a retourné sa veste. Nul ne saura jamais si c’est par opportunisme ou conviction, elle qui n’avait jamais autorisé l’ouverture du débat pendant sa présidence (2007-2015). Elle avait notamment déclaré : « Je suis contre l’avortement parce que je suis catholique, mais aussi de par mes profondes convictions ». À l’ouverture du débat au Sénat, elle prononce une longue tribune pour expliquer que son parti, le Parti justicialiste soutiendra le projet.
À l’extrême opposé se trouve principalement le gouvernement, mais aussi l’Église, qui a beaucoup influencé le débat. Le président de la République Mauricio Macri a préféré se montrer comme jouant la carte de la modération en se déclarant opposé à la mesure mais prêt à avoir un « débat mature et ouvert sur la question ». Dans la réalité, il était persuadé que la loi serait refusée dès la Chambre des Députés, comme l’a affirmé la députée Elisa Carrió. De plus, sa vice-présidente Gabriella Michetti a, quant à elle, déclaré à La Nación qu’elle ne voudrait même pas que l’avortement soit permis en cas de viol. Il est ainsi moins étonnant de voir que c’est le Sénat qui a empêché la promulgation de cette loi quand on sait que constitutionnellement, le vice-président d’Argentine est également le président du Sénat. Ses déclarations ont créé un grand trouble dans la coalition gouvernementale Cambiemos, si bien qu’à la Chambre des Députés, c’est quasiment la moitié de ses représentants qui ont voté en faveur de la mesure.

La vice-présidente Gabriela Michetti, ©Perfil.com

Le pape François, pour une fois loin des atours modernes et progressistes qu’on lui prête habituellement, s’est fendu d’une comparaison entre l’avortement et l’eugénisme pratiqué par le IIIème Reich. Cette phrase qui a été vivement critiquée par ses opposants mais aussi par ses partisans est loin de représenter la communauté catholique argentine dans son ensemble. En effet, des associations comme les « Catolicas para el derecho a decidir » (Les catholiques pour le droit de choisir), ont fait campagne en faveur de l’avortement, sans que cela n’entre en contradiction avec leur foi. On a également observé une vague importante d’apostasies (renoncement au baptême) dans les semaines qui ont suivi la décision des sénateurs.

La société argentine ne se construit donc pas en fonction du clivage catholique-athée, mais plutôt entre des lectures différentes de ce que signifient les valeurs chrétiennes, la jeune génération se les appropriant avec une vision davantage progressiste. Néanmoins dans un pays à l’histoire marquée par une dictature militaire basée sur une idéologie nationale-catholique, où la tendance religieuse dominante reste très conservatrice, l’échec de l’adoption de cette loi n’est pas une surprise pour grand monde.

Au-delà de l’Argentine : une problématique qui touche toute l’Amérique latine

En Amérique latine, la question est hautement polémique du fait du très haut taux de catholiques que l’on trouve dans le sous-continent. Ainsi, au Chili, malgré la loi de 2017 dépénalisant l’avortement en cas de viol, risques pour la mère ou non-viabilité du fœtus, le nouveau gouvernement de Sebastian Piñera semble faciliter le recours à la clause de conscience. Après 28 ans de lutte pour faire abroger quatre articles du code Pénal inscrits sous Pinochet, les militants pro-IVG se retrouvent désemparés.
Dans la plupart des pays d’Amérique Latine, l’avortement est une offre soumise à conditions. D’un côté du spectre on trouve d’une part Cuba, l’Uruguay et le district de Mexico qui l’ont entièrement dépénalisé ; à l’autre extrémité : le Nicaragua, le Honduras et le Salvador où toute forme d’avortement est proscrite. Au Salvador, l’interdiction se double de peines de prison contre des mères faisant des fausses couches ou accouchant de bébés mort-nés. 30 ans de prison pour « homicide aggravé », c’est ce dont ont écopé des dizaines de Salvadoriennes. Le Salvador constitue l’un des rares exemples de pays qui ont reculé sur la question de l’avortement. En effet, l’avortement avait été légalisé, aux trois mêmes conditions qu’au Chili jusqu’en 1997. Cette année-là, le président Armando Calderon Sol initie une révision du Code Pénal qui aboutit à la suppression totale du droit à l’avortement.

Cinq ONG – dont Amnesty International – ont déposé une plainte contre le gouvernement de la province de Tucuman pour dénoncer la césarienne subie par Lucia. Une condamnation pourrait constituer un signal très fort pour les mouvements pro-avortements, même si elle n’a que très peu de chances de se produire. L’indignation provoquée par la césarienne pratiquée sur cette enfant de onze ans permettra-t-elle aux partisans de l’avortement d’obtenir une victoire législative, après des décennies de luttes ?