Les nouveaux habits branchés de la bourgeoisie

Christiane Taubira en meeting en 2013 © Philippe Grangeaud

« J’envisage d’être candidate à l’élection présidentielle ». Ces quelques mots concluant une vidéo publiée le 17 décembre par Christiane Taubira ont suffi à électriser ses partisans. À les entendre, enfin la gauche française allait s’unir derrière une femme de conviction, brillante et intègre – en un mot, un messie, mais laïque. L’enthousiasme débordant des aficionados de l’ancienne ministre de François Hollande semble cependant peu contagieux pour l’instant. À défaut d’assister à la naissance d’une « génération Taubira », cette énième déclaration d’une candidature dans l’espace saturé de la gauche nous renseigne sur un certain phénomène politique contemporain.

Un nouvel espoir

Il serait tentant de partir de la vidéo de la future candidate (mais qui ne sera pourtant « pas une candidate de plus ») pour identifier les grandes lignes de ses orientations programmatiques. Mais l’exercice s’annonce périlleux. Vingt ans après sa candidature de 2002, Christiane Taubira s’est radicalisée : elle dénonce en vrac les « défaillances de la communauté internationale » et « l’exclusion », n’hésitant pas à se mettre en danger en prenant position pour le climat et en défendant le « pouvoir de vivre ». On l’aura compris, cette annonce est consensuelle au possible.

Il est pourtant certain qu’une fraction de l’électorat de gauche, plutôt urbain et diplômé, soit séduite au plus haut point. Ces futurs électeurs projettent-ils sur l’éventuelle candidate des attentes déraisonnées ? Ou, plus prosaïquement, sont-ils simplement satisfaits de voir émerger une candidature dans la droite ligne de ce qu’a pu produire le PS au cours des dernières décennies, avec une image de marque légèrement supérieure à celle d’Anne Hidalgo ? Les prochaines enquêtes d’opinion et l’approche du scrutin permettront certainement d’y voir plus clair. Rappelons pourtant que Christiane Taubira ne provient pas des rangs socialistes. D’abord militante indépendantiste guyanaise à la fin des années 70, elle rejoint plus tard le Parti radical de gauche. C’est sous ses couleurs qu’elle se présente à l’élection présidentielle de 2002 (où elle rassemble 2,3% des suffrages), contribuant à fragmenter un peu plus l’offre politique à gauche, celle-là même qu’elle entend aujourd’hui réunir.

La stratégie mise en place n’est guère ardue à deviner. D’abord, tâter le terrain par le biais d’une annonce électrisant les soutiens, lançant un « buzz » médiatique complaisamment relayé par les rédactions. Ensuite, si le phénomène prend, se présenter à une Primaire populaire taillée sur mesure pour elle. Puis, fort de la légitimité du vote (il faudrait pour cela qu’il parvienne à mobiliser), demander aux autres candidats de se rallier derrière la figure unitaire. L’onction citoyenne d’une primaire n’enthousiasmant aujourd’hui guère qu’Arnaud Montebourg risque pourtant d’être bien décevante, et la stratégie de faire long feu. L’électorat des centres villes éduqués et progressistes se retrouverait alors en avril dans cette situation navrante mais ô combien prévisible, à devoir choisir entre une Christiane Taubira plus lyrique que jamais, un Yannick Jadot resté bloqué au dernier scrutin européen, une Anne Hidalgo en chute libre hors du périphérique parisien, et même pourquoi pas un Emmanuel Macron apparaissant comme le « vote de raison » face aux extrêmes droites (bis repetita).

La social-démocratie contre-attaque

Les premiers sondages testant la candidature Taubira viennent effectivement confirmer l’assise dont elle dispose (7% d’intentions de votes selon une enquête réalisée par l’institut Cluster 17, réalisé fin décembre). Il n’est pas inintéressant de noter qu’elle récupère un certain nombre d’électeurs macronistes, issus de ce centre-gauche ayant avalé toutes les couleuvres. À première vue, ces reports pourraient sembler contradictoires. Mais l’étude du parcours politique de Christiane Taubira leur donne une cohérence.

Mettons un instant de côté les interventions lyriques ayant façonné sa personnalité médiatique pour nous pencher sur ses prises de position. Il est malaisé d’identifier ses engagements majeurs des dernières années. L’ancienne garde des Sceaux n’est pas apparue comme une figure majeure de l’opposition à Emmanuel Macron. Il est vrai que son programme de 2002 préfigurait nombre de mesures adoptées par l’actuel président : suppression progressive des cotisations sociales dans le financement de l’assurance maladie, retraite par capitalisation et baisse de l’imposition pour les plus hauts revenus… Ses projets étaient même plus ambitieux encore, proposant une présidentialisation accrue (par la suppression du poste de premier ministre) ou la mise en place d’une Europe fédérale. Son passage au ministère de la Justice n’a pas été marqué par une inflexion particulière en faveur des classes populaires – au contraire.

Pourtant, c’est bien cette période de sa vie qui a fait de Christiane Taubira une icône d’une certaine gauche. Son nom reste attaché à la loi légalisant le mariage pour tous en 2013. Un jalon historique ? Voire. Dans le seul domaine des droits des personnes homosexuelles, cette loi a été suivie de divers reculades et abandons durant les années suivantes de la présidence Hollande. En jouant le pourrissement face au puissant mouvement conservateur des Manifs pour tous, le gouvernement socialiste s’est donné à peu de frais une image progressiste, malgré le CICE de 2013 ou la loi Travail de 2016. L’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron s’inscrit dans la droite ligne de cette social-démocratie répressive enchaînant des mesures de dérégulation dont la droite sarkozystse ne pouvait que rêver.

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Le retour du camp du Bien

Aussi cultivée et charismatique soit-elle, ce n’est donc pas son programme ou ses orientations actuelles qui passionnent les soutiens de Christiane Taubira. Sa personne même constitue un argument de poids dans une arène politique monopolisée par les questions identitaires. Haïe par l’extrême droite, elle incarnerait par effet de miroir la meilleure opposante aux conservateurs. Ce sont en effet les arguments que l’on retrouve ici et là, sur divers comptes et groupes récemment convaincus par la figure de Christiane Taubira. Il s’agit pourtant d’une démarche politiquement désastreuse, ouvrant la voie à l’extrême droite plutôt que lui barrant la route. Les mêmes ressorts sont employés, au service d’une lecture purement morale, raisonnant en termes de valeurs, d’éthique, d’individualité – in fine, de posture. La gauche, comme la défaite, est pavée de bonnes intentions.

Le retour de Christiane Taubira est donc en soi le symptôme d’une époque. L’hégémonie des analyses libérales, le démantèlement d’une gauche analysant le monde à partir de structures sociales et de rapports de force pour le transformer, la recherche désespérée d’un antidote aux passions tristes agitant la société française, et enfin la recherche d’une figure providentielle : toutes ces tendances trouvent leur débouché dans une telle candidature, qui réjouira les quelques pourcentages de Français se reconnaissant encore dans une gauche accompagnant les réformes du capital. Ni meilleure ni pire que ses concurrents, l’ancienne ministre de François Hollande sent qu’elle a une carte à jouer. Mais une élection présidentielle ne se gagne ni dans les universités, ni dans les cercles culturels huppés.

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