La candidature d’Éric Zemmour est présentée comme l’aboutissement d’une mobilisation de la société française, passant par la vente d’ouvrages grand public, l’apparition de groupes militants locaux, la mise en avant de sondages favorables et l’omniprésence de l’éditorialiste sur la place publique. Elle bénéficie pourtant de l’appui discret, mais déterminant, d’une partie des élites traditionnelles – patrons de presse, banquiers et hommes d’affaire, parmi lesquels par exemple dernièrement l’ex-DRH de l’Oréal. En réactivant le mythe plébiscitaire d’un homme donnant de sa personne pour le salut de la patrie, Éric Zemmour prétend s’inscrire dans la veine gaulliste ou bonapartiste. Voilà pourtant une candidature rappelant cruellement que l’Histoire tend à se répéter, « la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce ».
Faire un article sur les prétentions présidentielles d’Éric Zemmour, pour dire qu’il y a un emballement médiatique autour d’Éric Zemmour ? Ce dilemme apparent semble devenir depuis quelques mois un gimmick de la vie politique et journalistique française. Il est vrai que l’éditorialiste d’extrême droite se prétendant régulièrement censuré bénéficie d’une couverture médiatique massive. Le rouleau compresseur des plateaux télé, des unes de presse et des éditoriaux, qu’ils lui soient favorables ou défavorables, s’est mis en branle bien avant l’annonce de sa candidature officielle.
Le monde médiatique, qui avait propulsé Emmanuel Macron sur le devant de la scène en 2017, offre aujourd’hui un boulevard à une personnalité au parcours et aux idées bien différentes. Avec complaisance parfois, avec des postures offusquées souvent, les acteurs du paysage audiovisuel, de la presse et de la radio martèlent l’idée selon laquelle Éric Zemmour serait le porte-parole d’une population obsédée par les thématiques identitaires. Pourtant, l’immigration ne constitue pas la principale préoccupation des électeurs. De nouvelles enquêtes d’opinion (notamment l’enquête « Fractures françaises » d’Ipsos Sopra-Steria pour Le Monde) viennent rappeler qu’elle se situe derrière la précarité économique ou la question environnementale.
Mais la recherche du buzz et la paresse intellectuelle dues au modèle économique actuel des principaux médias constituent le terreau idéal pour les polémiques superficielles, originaires des réseaux sociaux comme Twitter tout en y trouvant une immense caisse de résonance. Une personnalité telle qu’Éric Zemmour est parfaitement en phase avec cet environnement. Ses interventions déclenchent des torrents de commentaires, assurant une visibilité certaine – et donc des bénéfices conséquents. Le pendant logique de cette omniprésence des thèses réactionnaires est leur impact sur le débat public façonné par ces clivages. L’évolution actuelle de cette « bataille culturelle » rappelle le rôle de pompier pyromane de la macronie : le martellement de références et de sujets conservateurs dans le but d’incarner le parti de l’ordre, à rebours des accents progressistes de 2017, ont contribué à légitimer en retour les thèmes chers à l’extrême droite.
Mais qui soutient Éric Zemmour ?
Il serait alors illusoire de croire que des succès en librairie doublés de passages réussis sur les plateaux télé façonnent un présidentiable. Une telle candidature, dans un paysage jusqu’alors dominé par l’hypothèse d’une réédition du duel Emmanuel Macron-Marine Le Pen, révèle des mouvements de fond traversant les classes dominantes françaises. Le poids croissant de Vincent Bolloré dans le champ médiatique – et, derrière lui, de toute la tendance ultra-conservatrice qu’il représente – se fait sentir chaque jour un peu plus. La reprise en main d’Europe 1 et la perspective de rachat du Figaro en sont les derniers exemples, après la prise de contrôle de Canal+ et le développement d’un contenu politique uniforme sur CNews.
Un simple contrepoids à d’autres milliardaires patrons de presse aux idées plus libérales, tels que Xavier Niel ? A voir. On connaissait les investissements utiles d’autres oligarques tels que, Patrick Drahi (RMC, LCI), Iskandar Safa (Valeurs Actuelles), ou les familles Dassault (Le Figaro) et Bouygues (TF1, LCI). La campagne Zemmour montre que la tendance s’accentue. Le quotidien La lettre A révélait ainsi le 27 octobre que Laurent Meeschaert, propriétaire de l’Incorrect et proche de Marion Maréchal, s’était engagé à avancer des fonds. Ironie de l’histoire, il s’agit de l’ancien DRH de l’Oréal, entreprise dont le fondateur Eugène Schueller s’était compromis durant la collaboration. La cellule investigation de Radio France a également mis en lumière la présence de start-upers et surtout d’anciens banquiers issus de Rothschild ou de JP Morgan, tels que Julien Madar ou Jonathan Nadler. Les fonds ne manqueront pas : les alliés du polémiste peuvent être rassurés.
Sur le terrain, des comités locaux sont apparus sous le nom de « Génération Z » pour diffuser tracts et affiches ou organiser les meetings de la précampagne. Ces comités sont aujourd’hui un point de convergence des droites. On y retrouve des militants de l’UNI, syndicat étudiant d’inspiration gaulliste proche des Républicains, mais également de nombreux monarchistes de l’Action française, organisation traditionnellement royaliste et antisémite, jusqu’à des membres de l’alt right française – ex identitaires, déçus du lepénisme, « trolls » s’étant ralliés sur les réseaux sociaux. Cette force de frappe hétérogène constitue aussi un risque pour le sérieux de la candidature, tant les profils sulfureux y pullulent.
Démagogue plus que populiste
Une candidature souvent présentée comme antisystème, hors des partis, mais dont l’architecture se rapproche de manière troublante de celle d’Emmanuel Macron cinq ans plus tôt. Les lignes politiques des deux hommes diffèrent cependant largement, et représentent deux options distinctes, correspondant à des parties concurrentes des classes dominantes : le pari européen et atlantiste pour l’actuel président, contre le recentrage nationaliste de Zemmour, plutôt tourné vers la Russie. Il est intéressant de constater que ce dernier a articulé son programme politique autour de thèmes très réduits. Au-delà des questions identitaires ayant valu au polémiste des condamnations pour ses dérapages racistes, il était jusqu’alors difficile de trouver une seule proposition touchant au social ou à l’international.
Éric Zemmour n’est pas un populiste. Il n’essaie pas d’incarner les demandes des classes populaires, se prononçant par exemple pour la hausse de l’âge de la retraite. Et il ne s’attaque pas aux élites traditionnelles, bénéficiant du soutien direct d’une partie d’entre elles. Il serait plus juste de le qualifier de démagogue. Ses propositions concernant l’immigration ou la préservation de l’identité française sont autant d’outrances permettant d’occuper le champ médiatique comme l’avait fait Donald Trump en son temps. Une étude de la Fondation Jean-Jaurès rappelle pourtant que le « peuple » n’est presque jamais mentionné. La catastrophe environnementale ? Elle serait due à l’explosion démographique en Afrique et en Asie. Tout ramène au « choc des civilisations ». Et les autres thématiques sont à l’avenant. Ainsi le 24 octobre Éric Zemmour s’est prononcé contre le permis à point et pour l’abolition de certaines limitations de vitesse. Cette caricature de poujadisme est soutenue par un discours pessimiste, actant le déclin d’une France au bord de la disparition, détournée d’un passé impérial glorieux.
Repli national et stratégie du cavalier seul
Les positions internationales du candidat constituent cependant de meilleurs indicateurs de la tendance qu’il incarne. L’idée de « choc des civilisations » avait permis aux néoconservateurs américains de justifier leurs expéditions catastrophiques au Moyen-Orient durant les années 2000. Éric Zemmour souscrit à la même théorie avec des conclusions différentes. Dans son meeting du 22 octobre à Rouen, il affirme la nécessaire indépendance de la France par rapport aux Etats-Unis et à l’UE (dont il ne préconise plus la sortie), conforme à sa volonté de quitter l’OTAN. Mais le but serait de se projeter directement dans les conflits futurs avec une démarche ouvertement impérialiste, notamment dans le Pacifique face à la Chine. Au risque d’entraîner le pays dans de nouvelles guerres désastreuses.
On comprend alors qu’Éric Zemmour n’est pas le héraut d’un souverainisme social et pacifique. Tout au contraire, il représente l’option d’une remise au pas à marche forcée de l’entreprise France, couplée à une stratégie géopolitique de cavalier seul justifiée par un discours nationaliste hystérisé. A l’intérieur des frontières fermées de la nation, pas de changement pour les classes populaires : sa politique économique se place dans la droite ligne de celle d’Emmanuel Macron. Pour l’instant, ces positions ne convainquent guère les concernés, bien qu’elles progressent dans les classes populaires, notamment parmi les hommes favorables à un projet national-libéral (la variable de genre est très marquée, conclusion logique des positions masculinistes du candidat). Les intentions de vote pour le polémiste proviennent originellement des classes urbaines diplômées et conservatrices, déçues des Républicains, mais considérant Marine Le Pen comme une populiste incapable de gouverner.
Cette dernière commence à faire les frais de la progression de son rival à l’extrême droite. Comme Emmanuel Macron, elle devra adapter son discours pour lui répondre, au risque de tomber dans la surenchère ou de passer pour une modérée fade. Ce bouillonnement réactionnaire a eu une conséquence inattendue. En sapant l’avance de la candidate du Rassemblement National, il pourrait faire baisser le seuil nécessaire à un candidat pour se qualifier au second tour, rebattant légèrement les cartes du scrutin. Le scénario d’une désespérante redite de 2017 n’est plus si certain. Au point d’ouvrir la voie à une configuration à la 2002 inversée, ouvrant la voie à une candidature inattendue ? Rien n’est joué. Les prochains mois seront très certainement déterminants – et agités.