Comment la dématérialisation de la protection sociale nourrit le non-recours

Sans-abris sur un banc. © Nathan Dumlao

Depuis une quinzaine d’années, les agences et services de la protection sociale française ont largement digitalisé les démarches, rendant les demandes aux guichets de la CAF exceptionnelles. Présentée comme un moyen de pouvoir effectuer sa démarche plus facilement, chez soi, cette dématérialisation était censée faire baisser le non-recours de personnes pauvres ayant droit à des aides sociales. Pourtant, le taux de non-recours reste stable. Pour la sociologue Clara Deville, qui a enquêté sur ce phénomène dans le Libournais (zone rurale de Gironde), cette dématérialisation sert en réalité plutôt à donner l’impression d’une administration moderne, alors que ses antennes dans les campagnes ferment les unes après les autres. Dans son ouvrage L’état social à distance (Editions du croquant, 2023), elle critique cet éloignement de l’Etat sous couvert de simplification. Extrait.

Le pouvoir de l’État social ne s’exerce plus seulement par l’inscription effective des personnes dans des interactions administratives ou par des statuts de bénéficiaires porteurs de normes, il réside également dans le gouvernement par la distance, c’est-à-dire dans le déploiement de politiques de lutte contre la pauvreté qui se fait sans considérer ce que sont les conditions d’existence de celles et ceux qui tentent de faire valoir leurs droits. C’est en analysant cette manière de gouverner la pauvreté que j’ai vu apparaître des distances entre ce que vivent les demandeurs et les demandeuses et les catégories utilisées par les administrations, remettant ainsi en question la manière dont l’État voit les questions qui se posent à propos des pauvres. 

Non-recours : un concept récupéré pour nourrir la dématérialisation

Ce que voit l’État à propos du non-recours, c’est qu’il est un problème de comportements individuels, les personnes étant entravées dans leurs «  décisions  » de demander un droit par la lourdeur des démarches ou par les difficultés d’accès à l’information. Dès lors, il faut renforcer la numérisation des services publics pour résoudre le problème. Cette manière de voir se perpétue, alors que des expérimentations sont lancées dans différents départements pour mettre en place des « territoires zéro non-recours ». Si on y promet de ne pas laisser le numérique être la seule porte d’entrée dans les administrations et de «  diversifier les  canaux de communication  », il reste que les interactions physiques sont présentées comme des compléments, ne contredisant pas l’utilité de la dématérialisation, toujours censée faciliter l’action des demandeurs et des demandeuses. 

Ce que voit l’État à propos du non-recours, c’est qu’il est un problème de comportements individuels.

Si la dématérialisation est toujours pensée et utilisée comme la solution au problème du non-recours, ce n’est pas parce qu’elle a fait la preuve de son efficacité. Au contraire, un récent rapport de la DREES (direction de la recherche, des études, de l’évaluation et de la statistique) a quantifié le non-recours au RSA (en 2022, 34% des ayant droit ne le touchaient pas, ndlr) et à la Prime d’activité, quelques années après le lancement des premières politiques de lutte contre ce problème. La stabilité des chiffres produits avec ceux de la première vague d’évaluation (évalué à 36% en 2011, ndlr) donne à penser que la numérisation de l’accès aux droits n’a pas porté ses fruits. 

L’association entre non-recours et dématérialisation, si elle ne tient pas à son efficacité, tire sa robustesse de ce qu’elle permet aux institutions. Au nombre de ses propriétés, il y a celle d’assourdir les incohérences des politiques menées. En effet, la réforme du RSA engagée dès 2011 dans l’objectif d’améliorer l’accès aux droits se conclut par le maintien du mode de fonctionnement quérable (c’est-à-dire non-automatique, exigeant des démarches et des contrôles, ndlr) de la prestation, qui avait pourtant été désigné comme responsable de la survenue du problème. Cette incohérence apparente est étouffée par le recours aux outils dématérialisés, qui mettent en scène la réussite de l’action engagée et font la démonstration des capacités réformatrices de l’État. 

À l’échelle locale, l’association entre non-recours et dématérialisation tient également à ce qu’elle permet aux institutions. Le déploiement des outils dématérialisés conduit à étendre le périmètre des acteurs engagés dans la production du RSA. En s’appuyant sur leur « proximité » avec les publics concernés, les institutions du social leur délèguent les tâches qu’elles ne peuvent plus faire, au risque de se voir mises en difficulté dans l’atteinte des objectifs de rationalisation fixés par les conventions d’objectifs et de gestion. Alors que le problème du non-recours se voit d’abord pris en charge par d’autres (associations, CCAS, Mesures d’accompagnement social personnalisé), les outils numériques servent à «  moderniser  » les accueils des CAF et MSA, dessinant l’image d’une administration plus performante et plus simple d’accès, faisant écran à la raréfaction des antennes en milieu rural. Ainsi, la force de la dématérialisation, c’est d’être perméable aux enjeux de chacune des institutions concernées. Cette solution permet aux réformateurs, tout comme au CAF et MSA, de trouver le moyen de se « soucier de soi », pour reprendre le concept de Michel Foucault tel qu’utilisé par Philippe Bezès, c’est-à-dire de protéger leurs fonctionnements tout en préservant leurs réputations. 

C’est ainsi que la dématérialisation devient une solution hégémonique des politiques de lutte contre le non-recours, ne souffrant que de peu de remise en question. Alors que le déploiement des outils numériques prolonge les réformes d’activation en traduisant les logiques de la responsabilité individuelle jusque dans les procédures d’accès aux droits, leur succès est surprenant si l’on considère que le non-recours a d’abord été pensé et présenté comme une manière de critiquer les réformes du RSA. Ce renversement tient, notamment, à la perte progressive des dimensions critiques qui étaient initialement portées par le concept de non-recours. Au fil de sa carrière au sein de l’action publique, travaillé par le champ dans lequel il est plongé, il y adopte les principes et catégories dominantes. 

Loin de remettre en cause l’ordre social porté par les réformes d’activation, centré sur le nécessaire retour au travail de bénéficiaires soupçonnés d’oisiveté, le non-recours finit par se fondre dans le décor, adoptant une grille de lecture comportementale et individualisante. Cet ajustement va jusqu’à permettre son association à la lutte contre la fraude, pourtant d’abord identifiée comme une catégorie concurrente tant son importance empêchait de prendre en compte les difficultés d’accès aux droits. Ainsi, le projet de réforme de la solidarité à la source – qui fait partie des outils expérimentés dans les territoires zéro non-recours et qui devrait faciliter le calcul du minimum social par des outils de partage d’informations entre institutions  –  promet d’apporter des améliorations dans l’accès aux droits tout comme dans la lutte contre la fraude.

Le maintien du non-recours à l’agenda public est donc moins le signe d’un changement dans les modes d’appréhension de la pauvreté que de leur permanence. Cette mise en ordre des politiques publique peut se lire comme le résultat de la force d’un instrument d’action publique (le RSA) qui produit les définitions des problèmes qu’il doit résoudre, combiné à la faiblesse d’une catégorie (le non-recours), qui s’ajuste au cadre dans lequel elle est mobilisée. Ainsi, l’émergence et la persistance des politiques de lutte contre le non-recours est une conséquence des réformes d’activation que ce concept dénonce, l’instrument produisant les conditions de sa propre critique. 

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Ce fonctionnement de la lutte contre le non-recours relève d’une forme de gouvernement à distance : la dématérialisation sert plus à gouverner les administrations qu’à contrôler et assujettir les pauvres. Autrement dit, les politiques menées visent d’abord à valoriser les capacités d’action de l’État et à encadrer les institutions, plaçant à distance ce que vivent les demandeurs et demandeuses de RSA. Une vision réductrice des difficultés d’accès aux droits est alors mobilisée, scindant la réalité sociale entre les recourants d’un côté et les non-recourants de l’autre. S’il est confortable de séparer les gens en deux parties, identifiant ainsi le public cible qui ne développe pas les « bons » comportements, cette césure repose sur un piège à penser qui considère la demande de droit comme une décision, qu’il faudrait faciliter quitte à simplifier le droit ou alléger ses procédures d’accès. 

Vivre à distance de l’État

Ce que j’ai vu auprès des personnes que j’ai rencontrées, c’est qu’on ne « décide » pas de demander son droit. Obtenir le RSA dépend de parcours, qui partent de plus ou moins loin et qui sont plus ou moins simples. Les inégalités observées dans ces parcours sont le résultat des variations dans les rapports à l’État, qui sont constitués d’expériences plus ou moins heureuses, ayant permis ou non de se socialiser aux fonctionnements bureaucratiques et de s’approprier les droits sociaux. Ces expériences sont socialement distribuées. En bas de l’échelle sociale, la distance au droit se double de distances spatiales aux guichets, qui éloignent socialement et symboliquement les personnes des chances d’accès au RSA. Ces effets de renforcement entre les distances au droit et à l’administration sont portés par les positions dans l’espace social local. Habiter en bas du Libournais signifie non seulement occuper des lieux moins dotés en différentes ressources favorisant l’accès aux droits (guichets et personnels administratifs), mais également être exposé·es à des formes de domination socio-spatiales qui durcissent la « force du droit » en situant les administrations du côté des mondes urbains dominants.

En bas de l’échelle sociale, la distance au droit se double de distances spatiales aux guichets, qui éloignent socialement et symboliquement les personnes des chances d’accès au RSA.

Si on ne « décide » pas de demander le RSA, il reste que les demandeurs et demandeuses qui font usage de ce registre voient leurs parcours facilités. Afficher sa «  décision  » d’obtenir le minima social est le résultat de mécanismes d’appropriation du droit, qui s’expriment dans les manières de se présenter au guichet ou encore de gérer la paperasse. Alors que ces personnes prennent en charge de manière autonome le fardeau administratif qui leur incombe, elles sont identifiées par les agentes administratives comme appartenant à la catégorie des «  bons pauvres  », qui méritent dès lors aide et assistance dans leurs parcours. Dès lors, la «  décision  » n’est plus le ressort universel de l’accès aux droits, mais bien un mécanisme de tri entre les demandeurs et demandeuses, en fonction de leur capacité à respecter l’ordre institutionnel de l’accès au RSA. C’est ainsi qu’être à distance de l’État accroît les chances d’être tenus à distance de ses droits

L’Etat social à distance. Dématérialisation et accès aux droits des classes populaires rurales. Clara Deville, Editions du Croquant, 2023.

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