Comment l’Union européenne se défait en s’élargissant : le cas macédonien

Stevo Pendarovski, chef d’État macédonien, en compagnie d’Emmanuel Macron © vlada.mk

Ivo Bosilkov est politologue et enseignant-chercheur à l’University American College de Skopje. Dans cet article, il analyse les développements récents du processus d’élargissement de l’Union Européenne au prisme du cas de la Macédoine du Nord, candidate à l’adhésion depuis 2004. Après avoir changé de nom pour lever l’embargo de la Grèce à cette adhésion, la république issue de l’ancienne Yougoslavie fait maintenant face au blocus de la Bulgarie ; celle-ci exige que le gouvernement macédonien reconnaisse que sa langue officielle est en réalité un dialecte bulgare. Sous la pression de l’OTAN et des gouvernements d’Europe de l’Ouest, la classe politique macédonienne procède à une intégration à marche forcée de son pays dans le bloc euro-atlantique, malgré l’hostilité d’une grande partie de sa population. Article traduit par Andy Battentier.


L’accord de Prespa, signé en 2018 entre la Grèce et le pays alors nommé Ancienne République Yougoslave de Macédoine (ARYM), consacre le changement de nom de cette dernière pour « Macédoine du Nord ». Ce changement était une demande de la Grèce depuis trente ans, qui estimait que le nom de Macédoine était un patrimoine appartenant à la culture hellénique, et qui craignait des revendications irrédentistes touchant ses territoires au Nord.

Cet accord fut célébré à Bruxelles comme une victoire des valeurs européennes, et la preuve vivante de la vivacité de l’européisme en ces temps de poussées nationalistes et d’aspirations illibérales sur le continent. Le traité n’a pas seulement mis fin à un différend de plus de trente ans, et ainsi levé le veto de la Grèce à l’adhésion macédonienne à l’Union européenne. Il entre également en résonance avec les vertus les plus célébrées du projet européen : la résolution des conflits par des institutions technocratiques, la création de liens entre des nations historiquement hostiles, et une vision du futur libérale et cosmopolite, où la prospérité s’obtient par la solidarité.

Cette lecture des événements n’est pourtant propre qu’à nourrir un récit fallacieux des événements, mobilisé par les dirigeants européens pour arracher à leurs citoyens un semblant de croyance dans l’illusion d’une Union vivante et fonctionnelle, en comptant sur leur manque de connaissance et d’intérêt pour le sujet. Comme toujours dans les Balkans, la vérité est bien plus complexe. Le rôle de l’UE dans ces événements atteste d’une nouvelle manière de ses dysfonctionnements, de son absence d’identité politique et de vision stratégique. Ces éléments l’amènent aujourd’hui à fermer les yeux sur la négation de la souveraineté — voire de l’existence — de l’État macédonien.

Un accord imposé malgré un référendum boycotté

Avant que l’accord de Prespa ne soit ratifié, les Macédoniens furent consultés sur le sujet par un référendum qui n’a pas atteint le quorum de 50% de participation, légalement nécessaire pour valider son résultat. Cet échec fut le résultat d’une campagne de boycott, visant à canaliser une opposition à ce qui était largement perçu comme une atteinte à la souveraineté des Macédoniens, sans précédent sur le plan international[1]. Le gouvernement a toutefois opportunément contourné ce résultat en affirmant que le référendum n’avait qu’une valeur consultative, comme s’il n’était qu’une sorte de sondage, et non un instrument de décision démocratique. Il a ensuite, par une combinaison de pots-de-vin et de menaces, obtenu le vote de membres de l’opposition au parlement, lui permettant d’atteindre la majorité des deux-tiers permettant la ratification[2].

Après le changement de nom, un autre voisin de la Macédoine s’est engagé dans la voie ouverte par la Grèce et utilise le chantage à l’adhésion à l’Union Européenne.

Ce retournement de la démocratie s’est déroulé grâce au silence de l’Europe de l’Ouest, qui souhaitait se servir de cette adhésion pour intégrer le pays au sein de l’OTAN, éliminant ainsi la possibilité que ce dernier ne tombe dans la sphère d’influence russe[3]. Ces enjeux géopolitiques étaient palpables dans la formulation de la question du référendum : « Approuvez-vous le changement du nom de notre pays afin d’entrer dans l’Union européenne et dans l’OTAN ? ». Si rêve européen des Macédoniens il y a, il consiste à éradiquer la corruption systémique et à enraciner l’État de droit. Les tactiques machiavéliennes encouragées à l’Ouest pour faciliter la fin officielle du différend avec la Grèce mettent complètement en échec cet objectif.

Au-delà de ces transgressions, et du point de vue des relations internationales, il faut retenir que ce changement de nom advient après trente ans de pressions de la part de la Grèce, soutenue par ses alliés européens qui ont ainsi agi de façon diamétralement opposée aux principes démocratiques dont ils se revendiquent. La Grèce instrumentalise sa position de pouvoir en tant que membre de l’Union européenne, utilisant le chantage à l’adhésion pour obtenir des concessions démesurées d’une nation qui ne la menace aucunement. On voit mal, en effet, comment un pays d’à peine deux millions d’habitants est en mesure de menacer l’intégrité territoriale grecque, ou son monopole culturel sur le récit de l’histoire antique. La Macédoine contemporaine trouve ses origines à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle. Elle est alors portée par un petit peuple slave cherchant à se différencier des autres peuples slaves de la région, et possède une identité culturelle qui doit peu à la Macédoine antique[4].

[Pour en savoir plus sur le différend gréco-macédonien, lire sur LVSL l’article d’Olivier Delorme : « La question macédonienne peut-elle faire tomber Tsipras ? »]

Mais le camouflet diplomatique ne s’arrête pas là. En effet, après le changement de nom, un autre voisin de la Macédoine s’est engagé dans la voie ouverte par la Grèce et utilise ce même chantage pour faire avancer ses revendications identitaires. Ces derniers mois, le gouvernement bulgare a annoncé poser son veto à une ouverture des négociations d’adhésion de la Macédoine à l’Union européenne tant que cette dernière ne reconnait pas qu’elle est en réalité… bulgare, que son histoire fait partie de l’histoire bulgare et que son langage est un dialecte bulgare[5]. Ces revendications sont détaillées dans un mémorandum officiel distribué aux membres de l’Union européenne, où la Bulgarie justifie ses positions par des affirmations révisionnistes. Elle déclare par exemple que la nation macédonienne fut inventée pour des motifs purement politiques par le président yougoslave Tito, niant ainsi le processus d’identification nationale démarré au 19ème siècle[6].

Imagine-t-on qu’en 1995, le Danemark ait empêché la Suède d’accéder à l’UE, lui reprochant de considérer que sa langue officielle soit le suédois, et non pas une forme de dialecte danois ? Cet acte s’inscrit en faux avec les valeurs affichées par l’Union, à la fois dans un sens politique et culturel. Politiquement, il abuse de la multilatéralité du processus d’élargissement de l’UE pour obtenir des concessions à un niveau bilatéral. Culturellement, il permet à un État de forcer un autre à transformer son identité nationale, malgré les proclamations d’objectifs de coopération supranationale. Malgré cela, le reste de l’UE regarde ailleurs et se contente de rappeler que la règle de l’unanimité s’applique — si un État-membre a un problème avec une entité extérieure, Bruxelles ne peut intervenir. En témoigne la déclaration récente du ministre allemand des affaires étrangères : « l’UE a 27 membres et la Bulgarie est l’un d’entre eux. Ses intérêts doivent donc être respectés, malheureusement »[7].

Une Union incapable de dépasser le rapport de forces entre nations

« Malheureusement » est ici un mot essentiel, car il reconnaît explicitement l’injustice du sort réservé à la Macédoine, mais que n’existent ni la volonté, ni les moyens de l’empêcher. « Malheureusement », donc, l’UE refuse d’intervenir pour empêcher de flagrants abus de pouvoir. Abus de pouvoir de la classe dirigeante macédonienne, qui a forcé les parlementaires de l’opposition à voter pour l’accord de Prespa, contre le résultat du référendum. Abus de pouvoir de l’OTAN qui a forcé par son lobbying cette même classe dirigeante à changer le nom de son pays. Abus de pouvoir de la Grèce qui s’est exercé sur la Macédoine par des moyens divers pendant trois décennies — cette même Grèce se faisait pourtant bien plus discrète durant les cinq décennies précédentes, lorsqu’elle faisait face à un État intégré dans une puissante république fédérale [la Yougoslavie, N.D.L.R.]. Abus de pouvoir, enfin, de la Bulgarie, qui exige de la Macédoine des concessions qu’aucune nation dans l’histoire n’a jamais eu à faire : admettre qu’elle est artificielle — au contraire de toutes les autres nations, apparemment naturelles et essentielles — et renier son propre récit national sous la pression d’un pays étranger.

Cette situation est la conséquence de l’absence de cohésion politique de l’UE, cohésion qu’elle n’a jamais sérieusement cherché à construire. Le « projet européen » ne dépasse aujourd’hui plus les cénacles de la bureaucratie bruxelloise, et se résume à une coagulation de « partenaires » en réalité uniquement focalisés sur leurs intérêts économiques nationaux. Cela concerne aussi la Macédoine, qui veut devenir un membre du club européen non pas parce qu’elle partage des principes idéologiques fondateurs avec lui, mais parce qu’elle souhaite une « part du gâteau ». C’est la même raison qui a poussé la Bulgarie à rejoindre l’UE en 2004. Plus de quinze ans plus tard, ce dernier élargissement à l’Est a abouti à l’exact opposé de l’enrichissement du projet européen. Or, si l’Union avait réellement travaillé sa cohésion politique, la Bulgarie ne pourrait à ce jour traîner l’idée européenne dans la boue en utilisant l’UE pour imposer à la Macédoine son révisionnisme historique.

L’UE n’a jamais sérieusement tenté de combiner son pouvoir économique avec un pouvoir politique, en cherchant à créer un sens au projet européen qui dépasse les cénacles de la bureaucratie bruxelloise.

Au delà de son pouvoir économique — qui se transmet toutefois de moins en moins aux citoyens au-delà de la classe moyenne éduquée — c’est la force symbolique de l’européisme qui a permis à l’Union de se maintenir durant des décennies. Mais celle-ci est aujourd’hui au pied du mur. Après plusieurs décennies de renforcement de la mentalité du jeu à somme nulle dans la politique de ses membres, la plupart des Européens ne savent même plus ce qu’est l’européisme. Ils ne voient l’UE que comme un moyen à utiliser à des fins nationales. La Pologne et la Hongrie n’ont jamais porté qu’une vision utilitariste de l’Europe, leur permettant d’obtenir des fonds et de consolider leurs hégémonies nationales. Les citoyens des membres historiques de l’UE ont regretté l’accueil de nouveaux membres, et se sont peu à peu tournés vers une droite nationaliste dont les discours leur paraissent plus honnêtes et authentiques que ceux de la technocratie bruxelloise.

Ce n’est pourtant pas le parasitisme économique supposé de certains membres qui est aujourd’hui le problème principal de l’Union. C’est son manque de cohérence politique et culturelle, qui est crûment exposé à sa frontière orientale et sonne le glas de la croyance en ses fondements sur des principes de démocratie et de droits de l’homme. Sans cette croyance, l’Union est sérieusement menacée. En somme, l’élargissement ne brisera pas l’UE à cause d’un nombre de pays trop importants, ou de déséquilibres économiques qui sont loin d’être des problèmes insolubles. Il risque de briser l’Union car il montre au monde qu’elle se moque de ses propres principes et qu’elle est incapable de se projeter au-delà des mécanismes de confrontation et de pouvoir.

Notes :

[1] https://www.euronews.com/2018/09/28/fyrom-referendum-can-a-group-without-a-leader-convince-people-to-keep-the-name

[2] https://china-cee.eu/wp-content/uploads/2018/11/2018p1145%EF%BC%882%EF%BC%89Macedonia.pdf

[3] https://infobrics.org/post/30360/

[4] Victor Roudometof (2000), The Macedonian Question: Culture, Historiography, Politics, East European Monographs

[5] https://greekcitytimes.com/2020/09/24/bulgaria-eu-should-not-recognize-macedonian-language/

[6] https://www.intellinews.com/balkan-blog-what-s-wrong-with-the-macedonian-language-195132/

[7] https://english.republika.mk/news/macedonia/maas-enlargement-process-to-face-difficulties-the-eu-must-protect-bulgarias-interests-as-well/