Comment Ursula von der Leyen accompagne le glissement vers la droite de l’Union européenne

Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. © European Parliament

Le récent discours sur « l’état de l’Union » d’Ursula von der Leyen montre combien la Présidente de la Commission européenne concentre toujours davantage de pouvoir entre ses mains – y compris au-delà de ce que prévoient les traités. Alors que sa gestion fait l’objet de nombreuses critiques, elle prépare activement sa réélection l’an prochain, en misant sur une alliance entre le PPE et une partie de l’extrême-droite européenne. Par Francesca de Benedetti, traduction Jean-Yves Cotté [1].

Les dirigeants européens de droite ou d’extrême-droite ont souvent eu la tentation de s’octroyer des pouvoirs illimités. Il y a dix ans, le Premier ministre hongrois Viktor Orban théorisa le premier la « démocratie illibérale », un nouveau modèle politique, où la séparation des pouvoirs s’efface peu à peu. Matteo Salvini, dirigeant de la Lega Nord, lui emboîta le pas en exigeant les « pleins pouvoirs » pour transformer l’Italie. 

Cette tendance va-t-elle s’étendre à la présidente de la Commission européenne ? La question du déficit démocratique de l’Union n’est toujours pas réglée ; au contraire, celui-ci ne fait que s’aggraver sous les coups de boutoir des violations présumées de l’État de droit, tant dans les pays membres qu’au sommet de l’Europe.

Si le standard démocratique dont se vante en permanence l’UE est ainsi remis en question, sa prétendue vocation sociale l’est également, à un moment où des dizaines de millions de gens sont frappés par la hausse du coût de la vie. Dans un tel contexte, les actions de von der Leyen sont à la fois la conséquence du néolibéralisme à marche forcée imposé par l’UE et l’annonce d’un futur plus « illibéral ».

Ursula von der Leyen a débuté son discours sur l’État de l’Union en vantant en termes élogieux la vitalité démocratique de l’UE, déclarant que « dans un peu moins de 300 jours, les Européens se rendront aux urnes dans notre démocratie unique et remarquable. »

Cette pratique du discours sur l’État de l’Union est une importation américaine : le premier discours de ce type remonte à George Washington en 1790. Depuis l’avènement des médias de masse, ce moment symbolise, du moins officiellement, un élément fédérateur. L’UE a repris cette idée en 2010 instaurant un discours annuel délivré par le président ou la présidente de la Commission. Censé annoncer le programme législatif, et engager ainsi la responsabilité de la tête de l’exécutif européen, ce discours traduit également le capital dont jouit cette dernière.

Ursula von der Leyen, dont le mandat est presque achevé, vise à l’évidence sa réélection. Raison pour laquelle elle a fait de ce discours sur l’état de l’Union un discours de campagne en vue des élections européennes de juin prochain, comme en témoigne l’introduction citée précédemment.

Il est tout aussi évident qu’elle opère un glissement à droite que l’on peut qualifier de « mélonisation » [en référence à Giorgia Meloni, ndlr]. Von der Leyen, qui a été plusieurs fois ministre dans les gouvernements d’Angela Merkel, est membre du Parti populaire européen (PPE), dont le président est Manfred Weber. Traditionnellement allié aux socio-démocrates dans une « grande coalition », le PPE hésite désormais sur la coalition à bâtir à partir de l’année prochaine. Il a ainsi intensifié ses discussions avec les Conservateurs et réformistes européens (CRE), présidés alors par l’Italienne d’extrême-droite Giorgia Meloni. Ce dialogue a débouché sur une alliance tactique qui commence à porter ses fruits.

Avant de devenir présidente du Conseil italien en octobre dernier, Meloni, issue du parti post-fasciste Fratelli d’Italia, avait refusé de promouvoir la formation d’une alliance d’extrême-droite au niveau européen comme l’envisageaient Matteo Salvini, Viktor Orban et Marine Le Pen. En contrepartie, et étant donné son discours très pro-européen et atlantiste, elle est devenue une interlocutrice à part entière de la droite au pouvoir dans l’UE, à savoir le PPE. Si Weber n’avait pas rendu fréquentable la dirigeante post-fasciste italienne, celle-ci aurait eu plus de mal à gouverner. Mais c’est exactement ce contre quoi elle s’était prémunie.

L’élection de Roberta Metsola, membre du PPE, à la présidence du Parlement européen a marqué la première étape de cette alliance droite/extrême-droite.

En janvier 2022, l’élection de Roberta Metsola, membre du PPE, à la présidence du Parlement européen a marqué la première étape de cette alliance. Le groupe CRE, qui comprend également le parti espagnol Vox et le parti polonais Droit et Justice, au pouvoir depuis 2015, a gagné une vice-présidence à cette occasion. De facto, il s’agit donc de la fin du « cordon sanitaire » contre l’extrême droite qui avait prévalu jusque-là. Depuis, les élections en Suède et en Finlande, où chaque nouveau premier ministre appartient au PPE et gouverne actuellement avec le soutien de l’extrême-droite, ont renforcé l’attrait de cette option. Weber, le président du PPE, a ouvert la porte à de tels accords : en matière d’alliances gouvernementales, post-fascistes et post-nazis ne représentent plus un tabou pour le PPE.

Dépassant les luttes intestines qui les opposent, Manfred Weber et Ursula von der Leyen sont parvenus à s’entendre. Alors que la présidente de la Commission songe à un deuxième mandat, elle opère un net virage à droite. 

D’une manière similaire à la pratique du pouvoir par Emmanuel Macron, la méthode de travail de Von der Leyen est de toujours tirer la couverture à elle. Cette concentration du pouvoir qui va parfois jusqu’à exclure les commissaires européens de la prise de décision. Durant la pandémie, son ambition de se voir accorder les « pleins pouvoirs » est apparue au grand jour quand le New York Times a dévoilé qu’elle avait négocié la livraison des vaccins Pfizer en échangeant directement par SMS avec le PDG du géant pharmaceutique. Plusieurs mois plus tôt, des eurodéputés avaient déjà dénoncé le manque de transparence de la Commission, comme en témoignait le « cabinet noir » où seuls quelques-uns d’entre eux, pendant quelques minutes à peine, ont eu accès aux contrats des vaccins, mais dont certaines parties étaient censurées.

Après la révélation de « l’affaire des SMS », la médiatrice de l’UE est arrivée à la conclusion que « la Commission aurait dû rechercher les documents demandés, y compris ceux qui n’avaient pas été enregistrés. En la matière, la Commission a fait preuve de mauvaise gestion administrative. » Le Parquet européen enquête sur cette affaire et sa procureure en chef a dénoncé le « manque de transparence » de la Commission.

L’alliance tactique avec Meloni exacerbe l’attitude de Von der Leyen. En plusieurs occasions, la présidente de la Commission européenne a apporté son soutien à la présidente du Conseil italien : à chaque fois que Meloni l’invite, Von der Leyen accepte. Elle s’est rendue en Émilie-Romagne après les inondations qui ont touché le nord de l’Italie, puis, plus récemment, sur l’île de Lampedusa après que Meloni ait dénoncé la pression migratoire que subissait l’Italie.

Mais c’est surtout leur déplacement conjoint à Tunis l’été dernier qui est le plus parlant en termes de manque de transparence de l’UE. Von der Leyen y a offert à Meloni une tribune pour développer sa propagande et promouvoir l’idée d’un accord avec Kaïs Saïed, le président autoritaire de la Tunisie, pour la gestion des flux migratoires, en enrayant les traversées de la Méditerranée. Alors que Saïed est un avocat de la théorie du « grand remplacement » et a miné la démocratie dans son pays, la Commission européenne a rapidement signé un mémorandum d’entente avec la Tunisie.

Sophie in’t Veld, eurodéputée libérale, a aussitôt souligné que ce mémorandum avait « le statut juridique d’un sous-bock », avant de demander : « Pourquoi Mark Rutte et Giorgia Meloni étaient-ils présents lors de la signature de ce mémorandum ? Quel est le statut juridique de cette prétendue ’Team Europe’ ? C’est un fantasme ! » Von der Leyen « respecte de moins en moins l’équilibre des pouvoirs ; elle brouille le principe de séparation des pouvoirs. Il en résulte un manque de contrôle démocratique : Qui devons-nous tenir pour responsable de ce mémorandum ? »

L’inconsistance de cet accord UE-Tunisie est apparue en septembre : Dans une lettre du 7 septembre, Josep Borrell, le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a signalé que « plusieurs États membres ont exprimé leur incompréhension face à l’action unilatérale de la Commission. » Cela n’a pas empêché Von der Leyen d’affirmer une semaine plus tard, dans son discours sur l’état de l’Union de l’an dernier que « nous avons signé avec la Tunisie un partenariat […] et nous voulons maintenant travailler sur des accords similaires avec d’autres pays. » 

« Nous, l’Europe » est de plus en plus « Moi, Von der Leyen ». À cet égard, le discours sur l’État de l’Union 2023 est emblématique. Le regard tourné vers les élections de 2024, la présidente de la Commission a annoncé de nouveaux rôles, de nouvelles procédures et de nouveaux rendez-vous, dont elle est l’unique gardienne.

Passant en permanence du « nous » au « moi », elle a notamment annoncé : « Nous désignerons un représentant de l’UE pour les PME placé sous mon autorité directe et pour chaque nouveau texte législatif, nous procédons à un contrôle de compétitivité, confié à un comité indépendant. » Dans la même ligne, elle a également déclaré avoir « demandé à Mario Draghi […] d’établir un rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne. »

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L’alliance tactique entre le PPE et Meloni se manifeste également dans leurs attaques conjointes envers les ONG.

Or, la procédure législative de l’UE prévoit déjà des consultations publiques. Le choix d’inventer un nouveau rôle pour représenter les intérêts des entreprises doit être interprété comme un clin d’œil à la base du PPE ; mais Von der Leyen ne fait là qu’accroître le déficit démocratique béant de l’UE. Les entreprises et les lobbys jouissent déjà d’un accès privilégié à l’élaboration des politiques de la Commission, contrairement aux ONG et aux organisations de la société civile que Von der Leyen et ses acolytes refusent généralement de recevoir. L’alliance tactique entre le PPE et Meloni se manifeste également dans leurs attaques conjointes envers les ONG. L’extrême-droite italienne a commencé à s’en prendre aux ONG qui viennent en aide aux migrants, alors que de son côté Weber instrumentalise le scandale du « Qatargate » (des mallettes de billets retrouvés dans les domiciles de plusieurs personnalités éminentes du Parlement européen, ndlr) pour essayer de limiter les possibilités d’action des ONG à Bruxelles.

Marc Botenga, eurodéputé belge du PTB, rappelle aussi les angles morts du discours de von der Leyen : « La Commission européenne n’écoute pas les représentants syndicaux, et la présidente a complètement exclu les travailleurs de son discours annuel : elle n’a pas trouvé la place de parler des prix inabordables ni des droits des travailleurs. »

Si le PPE respecte de moins en moins le cordon sanitaire contre l’extrême-droite, parallèlement il en érige un contre la gauche, qu’il s’agisse des partis de gauche ou des militants écologistes. Pour Botenga, « le but est de déligitimer et marginaliser toute contestation ».

La mainmise sur le pouvoir d’Ursula von der Leyen et de Giorgia Meloni vise à étouffer toute contestation. Il convient d’appréhender conjointement la vulnérabilité de la gouvernance démocratique européenne avec la pression en faveur des politiques néolibérales. Bruxelles n’a pas le moins du monde renoncé à l’austérité : malgré le plan de relance européen « Next Generation EU » qui a permis une réponse commune à la pandémie, le débat sur la réforme du Pacte de stabilité et de croissance reste dominé par le principe du contrôle étroit des dépenses publiques. La centralisation des pouvoirs entre les mains des dirigeants néolibéraux ne peut qu’aggraver l’absence de dimension sociale de l’UE et son déficit démocratique.

En 2021, le Parlement européen a fait pression sur von der Leyen parce qu’elle avait tardé à déclencher le mécanisme de conditionnalité des fonds européens au respect de l’État de droit, un nouvel outil qui permet à Bruxelles de suspendre les différentes aides financières à un État coupable de violations de l’État de droit. En raison d’un accord tacite entre Angela Merkel et Viktor Orban, la présidente de la Commission a en effet attendu les élections hongroises d’avril 2022 avant de déclencher ce mécanisme, favorisant de facto, la position d’Orban.

Depuis l’alliance tactique entre le PPE et le CRE de Meloni, l’Italie et la Grèce ont multiplié les menaces contre l’État de droit. Malgré cela, Von der Leyen passe ses vacances au bord de la mer dans la maison du Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis et se prête à la propagande de Meloni. Alors que von der Leyen promet dans son discours sur l’État de l’Union, de débuter par les rapports sur l’État de droit aux pays en voie d’adhésion, la présidente ne fait aucune mention de la Hongrie, de la Pologne, de la Grèce, de l’Italie et des gouvernements de droite dure qui ne cessent de saper la démocratie en Europe.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Ursula von der Leyen Is Taking Europe to the Right ».

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