Cry Macho, ou le naufrage du « Ken Loach américain »

Clint Eastwood, Potsdamer Platz, Berlin © Siebbi

Clint Eastwood, 91 ans cette année, se met in extremis à flairer l’air du temps – ou, pour être plus précis, à flairer la dimension (discursivement) progressiste de l’air du temps. Après avoir été confiné de nombreux mois, enfin Cry Macho sort en salles.

On y retrouve bien entendu le réalisateur au casting de son propre film (pour la première fois depuis The Mule, 2018), mais aussi le cow-boy remisé depuis Unforgiven (1995), dans un western contemporain qui, il est vrai, apparaît cette fois quelque peu déplacé, voire dégradé, au plan de la géographie, de l’histoire, de la sociologie. Le périple du nonagénaire se fait principalement en voiture et ne conduit plus à l’Eldorado, mais au Mexique. Il s’agit aussi d’un périple subi : parce qu’il ne peut subvenir seul à ses besoins, Mike Milo (Eastwood), gloire déchue du rodéo entretenu par un ancien patron, est contraint par ce dernier de se rendre à Mexico pour y récupérer son jeune fils Rafo (Eduardo Minett), censément maltraité par une mère alcoolique.

Entre un aller et un (début de) retour, le film s’emploiera à lever les masques du mensonge familial, renversera méthodiquement les rôles et les responsabilités entre homme et femmes, Américains et Mexicains, jeunes et vieux – autant de thématiques actuelles qui ne rendent ici, hélas, que l’effet d’un cahier des charges désossé, pour un film toujours prévisible et jamais sincèrement touchant. On évitera le plaisir perfide de lister les incohérences de l’histoire, les arcs narratifs bâclés ou interrompus, les bonnes idées scénaristiques galvaudées en cours de route, les scènes frisant le ridicule ou la caricature – soit trop invraisemblables, soit mal dialoguées. Et c’est Easwood, peut-être, qui est la première victime de son propre film. À le voir ainsi se traîner d’une scène à l’autre de cet Arlequin cinématographique tout rapiécé, à force de déverser une mièvrerie de bon ton sur toute la Création (bêtes, femmes, Mexicains confondus), mais sans jamais convaincre d’un sentiment vrai à l’égard d’aucun. « Être macho, ça sert à rien », lance-t-il ainsi vers la fin du film, comme pour expliciter in extremis la morale d’un métrage qui n’est déjà tout entier qu’une lourde explicitation. Il arrve d’ailleurs que l’ange fasse la bête, puisque ces « amis » Mexicains, sous couvert de fraternité, redeviennent la poignée de clichés popularisés par les épisodes de Speedy Gonzales : le gosse des rues, la matrone accueillante, la farouche amazone brune, des bandits partout…

Quelques figures intéressantes viennent néanmoins suggérer ce que le film aurait pu être, si seulement il avait bénéficié de davantage d’intelligence et d’inspiration. On peut penser au coq de combat qui accompagne les deux héros : cette belle idée thématique et narrative, mieux filmée, mieux utilisée, moins invisibilisé par des intrigues parasites, aurait pu incarner comme fil rouge cette virilité chétive dont le film veut faire la démonstration. On s’en prendrait à rêver à un nouveau Uccellacci e uccellini (1966), le chef-d’œuvre de Pasolini, où deux marginaux d’âges opposés déambulaient déjà en compagnie d’un volatile humanisé. On peut penser, aussi, au jeu économique et grognon d’Eastwood, qui pourra furtivement faire mouche auprès des plus bienveillants ; même si, là encore, au chapitre de la furtivité, le rôle de cow-boy de macadam atteint peut-être la limite de ce que peut camper un nonagénaire, encore si crédible pourtant dans The Mule – où un scénario sensible et solide se prêtait à l’âge du protagoniste.

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Si Cry Macho déçoit à pleurer, c’est bien parce qu’il s’emploie de façon artificielle à satisfaire à un programme qui, même quand son cinéma s’est voulu « social », a toujours été étranger à l’art de son réalisateur. Premier film « politiquement correct » d’Eastwood ? Agiter pareille polémique a sans doute peu d’intérêt ; reste que le résultat est triste, forcément triste. On pourra en tout cas reprocher à l’auteur d’avoir abandonné ce que beaucoup de spectateurs peinent toujours à admettre dans son cinéma, mais qui, depuis vingt ans, avait fait la valeur de films comme Million Dollar Baby, Gran Torino, The Mule ou Richard Jewell. Eastwood brillait d’intelligence et de sensibilité en tant que cinéaste de la common decency américaine, c’est-à-dire comme réalisateur de films dédiés à la working class à la fois contradictoires et problématiques – comme peuvent l’être les existences des « vrais » gens ordinaires, et comme ne le sont jamais, à l’inverse, les automates d’un scénario constructiviste mal ficelé. On a tout à fait le droit, surtout en Europe, ne pas aimer Eastwood, ne pas adhérer à ce cinéma. Mais pour le goûter, il semble bien nécessaire d’admettre – au moins le temps d’un film – qu’il aura été le Ken Loach américain, c’est-à-dire un Ken Loach qui, parce qu’il est américain, considère le port d’armes comme un acquis social parmi les autres. L’ayant lui-même oublié au crépuscule de sa carrière, Eastwood nous condamne, pour qui le souhaite, à revoir ses anciens films, ou alors ceux, « interculturellement » plus confortables, du vrai Ken Loach.