Dans le sport professionnel, le long chemin des femmes vers l’égalité salariale

© Mattlee

Si les femmes sont de plus en plus intégrées dans l’espace sportif moderne, une question symbolise toujours la frilosité des institutions sportives face à cette féminisation de leur espace : les inégalités salariales. Ciblant leur communication autour de l’égalité des genres, ces acteurs majeurs du monde sportif – fédérations, ligues, ministères, marques – peinent pourtant à accepter une égalité de rémunérations entre sportives et sportifs. En cause, une entreprise d’amélioration de leur image au détriment d’une réelle volonté politique de modification structurelle de l’économie du sport. Face à cet immobilisme, déconstruire les mythes de justification des inégalités salariales est une nécessité.

En juin dernier, sont apparues pour la première fois depuis 2016 deux femmes – Naomi Osaka et Serena Williams – dans le célèbre classement Forbes des 100 athlètes les mieux rémunérés du monde. Une exception donc, qui traduit toutefois une double réalité. Si les inégalités salariales entre femmes et hommes dans le sport professionnel sont encore et toujours abyssales, les deux tenniswomen bénéficient d’un privilège (sic) propre à leur discipline : une quasi-équité des « prize money » (primes de victoires) sur les tournois du Grand Chelem et des Masters 1000. Une particularité tennistique déjà quarantenaire puisque le tournoi new-yorkais de l’US Open avait décidé d’attribuer les mêmes gains aux joueuses et aux joueurs dès 1973.

Fortes de l’exemple du tennis, plusieurs disciplines ont franchi le pas ces dernières années dont le patinage de vitesse, le beach-volley et plus récemment le surf. Des disciplines cependant peu médiatisées et pratiquées sans influence sur les sports les plus populaires, le football et le rugby en tête, peu enclins à modifier leurs modèles économiques. 

Gros titres en une du New York Times après la décision d’égalité des primes pour le tournoi de l’US Open en 1973 ©nytimes.com

Des inégalités de rémunération globales

Dans ces sports, largement pratiqués et ancrés dans la culture française, les écarts de salaires restent éloquents. À titre d’exemple, une joueuse de Ligue Féminine de Basketball touche en moyenne 3,3 fois moins que ses homologues masculins (3 700 euros par mois contre 12 100), selon les chiffres récoltés entre 2016 et 2018. Pour le football, les différences sont encore plus marquées puisqu’un joueur touchant en moyenne 94 000 par mois (Ligue 1) voit son homologue féminine percevoir 37 fois moins, soit 2 500 euros environ – statistique n’englobant pourtant que les 60 % des joueuses les mieux loties de première division, celles disposant d’un contrat fédéral. Au rugby, cette problématique d’amateurisme accentue encore les disparités entre femmes et hommes : quand un joueur de TOP 14 gagne en moyenne 20 000 euros par mois, les joueuses de première division sont toutes amatrices – seuls quelques clubs aux plus gros budgets leur versent de modestes primes de match. La Fédération Française de Rugby, souhaitant sauver les apparences, a ainsi proposé depuis deux ans à « une trentaine de joueuses des contrats fédéraux semi-professionnels à hauteur de  2 000 euros mensuels en moyenne » selon Laura Di Muzio, capitaine du Lille Métropole RC Villeneuvois et ancienne joueuse du XV de France, interviewée par téléphone. 

Un joueur de Ligue 1, qui touche en moyenne 94 000 euros bruts par mois, voit ses homologues féminines de première division percevoir 37 fois moins, soit 2 500 euros environ.

Un constat préoccupant qui ne serait pas tout à fait exact si l’on omettait les autres sources de revenus pour les athlètes de niveau mondial. S’ajoutent au salaire des clubs les primes de sélections nationales et les contrats publicitaires pour une élite masculine et une poignée de joueuses. Des sources de revenus annexes qui, par leur provenance, renforcent souvent les écarts de rémunérations entre femmes et hommes. Ainsi, les disparités impliquées par les primes des fédérations nationales viennent s’ajouter à celles préexistantes dans les clubs : quand chacun des joueurs de l’Équipe de France vainqueur au Mondial 2018 a touché 400 000 euros de primes, celles prévues en cas de sacre de la sélection féminine étaient dix fois moins importantes, tournant autour des 40 000 euros. Un écart appliquant « un principe d’égalité » selon Brigitte Henriques, n°2 de la Fédération Française de Football, car corrélé à l’écart des dotations de la FIFA pour les Mondiaux féminins (30 Millions d’euros) et masculins (400 Millions d’euros).

Pourtant, les fédérations norvégiennes (2017), néo-zélandaises (2018), australiennes (2019), brésiliennes et anglaises (2020) ont choisi de compenser ces dotations inégales de la FIFA en attribuant le « même montant pour les primes et les indemnités journalières aux femmes et aux hommes ». Un exemple de volontarisme politique efficace et concret renvoyant aux oubliettes la lubie française du « principe de répartition corrélé à une réalité économique ». Une subtile manière de réintroduire l’increvable refrain néolibéral : les femmes générant moins de retombées économiques devraient légitimement moins percevoir de revenus. 

Pourtant, même lorsque les retombées sont supérieures chez les sportives, les rémunérations restent inférieures, déconstruisant l’argument économique précédemment cité. L’exemple des footballeuses américaines est ici le plus marquant. Elles attirent de plus grosses audiences que les hommes lors de leurs rencontres, connaissent des résultats sportifs bien meilleurs – Championnes du monde en titre –, mais les joueuses de Team USA, Megan Rapinoe en tête, ont vu leur combat pour l’égalité des primes en sélection nationale débouté par la justice californienne en mai 2020. 

L’économie de marché amplifie les écarts de revenus

Dans la même logique économique se situe la marchandisation de l’image des athlètes par le sponsoring, qui entraîne une concentration toujours plus importante des capitaux privés vers une poignée d’athlètes masculins. Grâce à la privatisation des revenus du sport et à la financiarisation des institutions sportives, le modèle économique sportif se complait dans un immobilisme stratégique d’hyperinflation, ne profitant que très peu au sport amateur et féminin. Le sport féminin, peu rentable, est ainsi délaissé du système marchand : l’image de la sportive ne vend pas. Dans l’élite du rugby féminin, par exemple, selon Laura Di Muzio, « seules quelques joueuses possèdent des contrats de sponsoring, majoritairement avec des primes nulles et de simples avantages en nature ». Un constat économique qui puise ses racines dans deux préjugés construits et ancrés : d’un côté, le sport est un espace masculinisé dans lequel les femmes ne peuvent trouver leur place ; de l’autre, le modèle économique du sport est un marché vertueux et autorégulateur.

Dans les faits, l’économie du sport, à mesure qu’elle se privatise, légitime et nourrit les préjugés sexistes autour du sport en mettant en lumière une grande majorité de champions masculins et masculinisés. Les Droits TV sont le meilleur exemple de ce modèle économique impossible à maîtriser : leur valeur augmente de manière exponentielle, à tel point de créer un gouffre entre l’offre galopante et la demande stagnante. Le groupe Mediapro en sait quelque chose, lui qui s’est trouvé insolvable quelques mois après le début du lancement de ses chaînes Telefoot, mettant la plupart des clubs professionnels en danger. Les revenus issus de ces Droits sont ainsi devenus hégémoniques dans les recettes des institutions – souvent plus de 50% des budgets hors transferts des clubs – ; institutions entretenant elles-mêmes le cercle vicieux en reversant une immense partie à la pratique masculine. 

« [En première division de rugby féminin] seules quelques joueuses possèdent des contrats de sponsoring, majoritairement avec des primes nulles et de simples avantages en nature. »

Laura Di Muzio, ancienne demi d’ouverture du XV de France

Il est nécessaire de pointer du doigt ce double préjugé expliquant en grande partie les inégalités salariales dans l’espace sportif. Car, dans les consciences collectives, survivent des idées reçues d’une autre époque, affiliant sport d’équipe à la masculinité, et sports artistiques à la féminité. Ainsi, selon les chercheurs Carine Burricand et Sébastien Grobon, une personne sur deux adhérait toujours en 2015 à l’idée que « certains sports conviennent mieux aux filles qu’aux garçons ». Une réalité sociologique explicable par une culture sportive construite sur plusieurs millénaires par et pour les hommes, ne laissant la pratique féminine se développer qu’au milieu de la Première Guerre mondiale. Pourtant, heureusement, les constats changent et les mentalités évoluent : l’exemple du tennis est encore ici le plus pertinent. Inspiré de la pratique française du jeu de paume, né en Angleterre dans les années 1870, le tennis dans sa version moderne a très vite laissé la place aux sportives, consacrant dès les années 1920 de grandes championnes populaires comme Suzanne Lenglen, permettant l’intériorisation collective du tennis comme un sport fondamentalement mixte. 

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La joueuse française Suzanne Lenglen aux Championnats du monde de tennis de Wimbledon le 6 juillet 1923 ©Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Depuis, avec la médiatisation et la diffusion télévisuelle des rencontres, s’est développé le tennis féminin parallèlement à la pratique masculine, avec une indépendance unique pour son genre. Ainsi, depuis 2014, le circuit WTA est au centre de l’attention médiatique : générant des Droits TV immenses (525 Millions de dollars sur dix ans), il place également les joueuses au cœur de la médiatisation – une rareté pour le sport au féminin. De fait, dans les 100 personnalités sportives les plus citées dans la presse écrite en 2017, n’apparaissaient que trois sportives, toutes tenniswomen : Kristina Mladenovic, Caroline Garcia et Simona Halep. Des sportives pouvant, sur les tournois majeurs, bénéficier des mêmes niveaux de revenus que leurs homologues masculins – encore une fois, une rareté pour le sport au féminin.

Face aux lentes évolutions culturelles, une nécessaire régulation de l’économie du sport

Parallèlement à ces évolutions culturelles et mentales – essentielles mais de long terme – des ajustements proactifs du modèle économique sont nécessaires. En convoquant, notamment, un concept largement considéré comme une hérésie politique : l’interventionnisme régulateur d’un marché sportif à la dérive. Pourtant, dès 2000 avait été instaurée la « taxe Buffet » sous l’impulsion de la Ministre des Sports de l’époque, Marie-George Buffet, prévoyant un prélèvement de 5% sur les Droits TV des manifestations sportives, à destination du sport amateur. Seulement, un plafonnement à 25 millions d’euros avait été ajouté, restreignant aujourd’hui les financements du football amateur au vu des colossaux Droits TV négociés pour les saisons prochaines. Outre la nécessité de déplafonner cette taxe – dont le plafond a été aujourd’hui relevé à 74 millions d’euros – l’hypothèse d’un fléchage de la moitié de ces fonds publics vers la pratique sportive féminine serait un progrès colossal vers la parité et la mixité dans l’espace sportif. Et parce que les inégalités salariales entre femmes et hommes sont encore et toujours justifiés par un « manque de performance » des sportives, le développement du sport au féminin, dès le plus jeune âge, est un levier de long terme pour délégitimer ces argumentaires et renforcer la médiatisation, et donc la reconnaissance, des athlètes femmes. 

Plus encore, des politiques ambitieuses sont envisageables. Le plafonnement des salaires des joueurs masculins est en une : envisageable à l’échelle individuelle, comme l’a récemment fait le championnat chinois pour les joueurs étrangers avec un plafond à 3 millions d’euros annuels, elle l’est aussi collectivement avec un système de « salary cap » emprunté aux sports américains. Cette limitation salariale des sportifs pourrait de fait être un moyen de dégager des excédents budgétaires transférables vers la pratique féminine de haut-niveau, et ainsi contribuer à corriger le gouffre salarial existant. Seulement, une telle mesure doit être prise à une échelle européenne, de telle sorte qu’un championnat national prenant cette initiative ne voit pas l’entièreté de ses joueurs vedettes migrer vers d’autres horizons plus rémunérateurs. Enfin, est imaginable également l’achat groupé des Droits TV des ligues masculines et féminines de chaque discipline, de telle sorte que les revenus télévisuels soient répartis équitablement entre femmes et hommes. Évidemment, toutes ces hypothèses, allant à l’encontre des modèles et schémas classiques, nécessitent une forte volonté politique et un interventionnisme poussé dans l’économie du sport. Reste à savoir si les décideurs et dirigeants sont désormais prêt à courageusement délaisser la communication et à s’engager dans des mesures proactives, concrètes et ambitieuses. 

Il est envisageable de plafonner les salaires des joueurs masculins, de manière à dégager des excédents budgétaires transférables vers la pratique féminine de haut-niveau.

Pourtant, au cours de cette semaine en faveur de l’égalité des genres, la volonté politique n’a pas été au rendez-vous, supplantée une fois de plus par une nécessaire communication, qui espérons-le, ne sera qu’une étape et non la finalité de nos institutions sportives. Le 8 mars 2021, Alice Milliat, figure historique du sport au féminin, est entrée au Panthéon du sport français, canonisée bien trop tard par le dévoilement d’une statue à son effigie dans le hall du CNOSF (Comité national olympique et sportif français). Ce même lundi 8 mars était également publié par l’équipe de Paris 2024, dont les Jeux seront les premiers paritaires en nombre d’athlètes femmes et hommes, un message engagé, relayé par la voix de Tony Estanguet décrivant les « mêmes gestes, les mêmes médailles, les mêmes émotions, la même rage de vaincre, la même fierté, le même pouvoir d’inspiration […] » entre femmes et hommes. Il ajoutait : « Ce n’est pas du sport féminin. C’est du sport. », dans un optimisme légèrement naïf. Car oui, si le message est partagé, force est de constater que le sport est encore assimilé dans les consciences collectives à une activité masculine, largement discriminante pour les femmes. Force est de constater aussi que, dans la plupart des disciplines, les femmes ont toujours plus de mal à vivre de leur sport que les hommes. En ce 8 mars 2021, sur le long chemin vers l’égalité salariale, le combat des sportives continue. En espérant, prochainement, un message de Paris 2024 qui affirmera : « Même sport. Même reconnaissance. Même salaire. »