David Dufresne nous a donné rendez-vous au restaurant Polidor, restaurant apprécié par Étienne Dardel, l’un des personnages centraux de son nouveau roman, Dernière sommation (Grasset, 2019, 228 p.). Une bulle hors du temps, faite d’histoires mystérieuses, d’objets et peintures art-déco authentiques aussi bien que de charmants trompe-l’œil (la climatisation peinte accrochée à l’entrée par exemple qui pourrait faire office de magnifique ready-made). Nous avons pu y recueillir sa perspective précise, documentée et engagée, sur la façon dont l’écriture romanesque peut constituer à l’ère de la guerre des mots et des images, une arme de plus dans la bataille pour la justice et l’égalité dans une société bridée par la violence policière, politique, idéologique et médiatique. Propos recueillis par Simon Woillet et retranscrits par Dany Meyniel.
LVSL – Tout d’abord, merci de m’accorder un petit peu de temps, Monsieur Dufresne, pour parler de votre ouvrage Dernière sommation publié cette année chez Grasset. Ma première question portera sur le statut de cet ouvrage, de ce roman. Ce choix de la forme littéraire semble s’inscrire dans le cadre plus général de votre recherche sur les formes pour dire le réel, comme vous le disiez récemment au Média dans un entretien avec Denis Robert. Comment qualifieriez-vous ce roman, est-ce un documentaire-fiction ? De quoi se rapproche t-il? Quel mot utiliseriez-vous pour décrire sa forme?
David Dufresne – Je parlerai de « roman documentaire » mais parce que vous me le demandez… Depuis quinze ans dans mon travail, chaque sujet amène une forme ; il y a eu des documentaires, il y a eu des récits pour téléphone mobile, il y a eu des documentaires linéaires, « Allô Place-Beauvau » pour les signalements sur Twitter et là je me suis dit que la forme romanesque était la meilleure pour faire ce que j’avais envie de faire. Donc ce n’est pas du tout un hasard et d’ailleurs l’autre jour j’étais à un colloque où quelqu’un a sorti la définition du mot « informer », la connaissez-vous ?
LVSL – Non, dites-moi…
DD – Mettre en forme… C’est génial ! Mettre en forme, ça fait quinze ans que je m’enquiquine à essayer de trouver une forme à chaque fois et je me demandais un peu pourquoi j’étais aussi arc-bouté sur la question de la forme. Là, par exemple si je fais un documentaire je vais chercher une forme particulière à chaque fois. Donc l’avantage du roman par rapport à l’essai que j’aurais pu éventuellement faire, c’est qu’un essai m’aurait pris beaucoup plus de temps. Le bouquin sur Tarnac (Tarnac, Magasin général ndlr) c’est quatre ans de travail mais vraiment quatre années à temps plein. Là, j’avais un sentiment d’urgence et donc la forme romanesque permettait, permet des raccourcis… Un exemple tout bête: il y a un personnage du roman qui est un syndicaliste de police (Serge Andras) et dans un essai, j’aurai dû en faire trois personnages parce qu’en fait c’est à peu près la somme de trois individus que j’ai en tête. C’est donc un personnage composite et ils sont tous comme ça. Ici, l’avantage du roman c’est qu’il permet de synthétiser…
C’est comme dans le film Le jour le plus long qui est capable en deux heures de vous raconter le débarquement ! Ça c’est la fiction… Après il y a les livres d’histoire, après il y a les livres de sociologie, ça ne remplace pas mais ça complète, ça apporte… et puis j’avais aussi ce sentiment de livrer une bataille, après avoir livré la bataille de l’image par les signalements, je livrais celle des mots. Et ce notamment par rapport à certaines déclarations de Macron qui sont dans le bouquin, la plus importante d’entre elles datant je crois du 7 mars, où il dit : « Vous ne pouvez pas parler de répression et de violences policières, ces mots n’existent pas dans un État de droit. » Et bien tout est là, ça n’existe pas dans un État de droit et donc en voulant capturer le langage il voulait en fait nous empêcher de réfléchir, de débattre. Le roman c’est une réponse à ça… Modeste, mais c’est ma réponse.
LVSL – Pour lutter contre cette capture du langage par la classe politique dominante, et cet usage autoritaire de l’État régalien, avez-vous envisagé ce roman comme un texte de combat, une sorte de courroie de transmission d’un cri révolutionnaire dont le premier témoignage écrit serait le graffiti sur l’Arc de Triomphe : « Les Gilets jaunes triompheront » ?
DD – Alors je ne sais pas si c’est un cri révolutionnaire mais c’est un cri historique et chacun, quand l’histoire surgit, chacun tient son rôle. Donc le boulanger peut décider de mettre un peu plus de cœur à faire ses croissants ou pas, et bien l’écrivain, il écrit… Pas une seconde je ne me compare à Jules Vallès mais Jules Vallès écrit la Commune, il la romance et c’est quelque chose qui a toujours existé.
Chaque corps de métier, chaque individu joue son rôle avec ses armes et bien l’écrivain c’est avec le roman. Alors effectivement, l’autre chose c’est que « le médium est le message » (cf. Marshall Mc Luhan ndlr) donc un graffiti qui va être effacé au bout de quelques heures sur l’Arc de Triomphe ou ailleurs, il n’a pas tout à fait le même statut que quand il est en tête de chapitre d’un roman. Donc chacun des chapitres démarrent avec un graffiti. Chaque graffiti a été authentiquement déposé quelque part en France pendant les Gilets jaunes. C’est-à-dire que moi, j’ai collectionné tous les graffitis que je voyais passer. En fait il y a des sites ou des comptes twitter qui les répertorient donc je les suivais, je les notais avec d’autres que je voyais passer etc. Si vous voulez dans ce moment historique, l’idée du roman c’est d’essayer de capter le côté éphémère, c’est d’essayer de faire en sorte qu’il reste quelque chose et notamment face à la parole officielle qui est écrasante, qui est absolument écrasante…
LVSL – Pour filer cette métaphore de la capture du langage, dans Dernière Sommation on dirait que cet enregistrement de la parole éphémère et du bouillonnement social français s’oppose à une sorte de « pouvoir du silence » caractéristique de l’emploi répressif de l’État régalien. Aux graffitis des Gilets jaunes et de Vicky répond l’élégante gravure napoléonienne du bureau du préfet, (qui définit la Préfecture de police comme « une administration pour réunir, entre les mains d’un seul homme, tous les pouvoirs de police de la capitale » p. 59). Et quand dans le début du roman quand Dhomme (le directeur de la Direction de l’ordre public et de la circulation) va voir le préfet, plus il badge, plus il s’approche du lieu effectif du pouvoir, plus les dossiers sont secrets, moins il faut parler fort, les chuchotements, l’interprétation des soupirs, des regards des non-dits, devenant de véritables modes de communication. Donc il y a cette espèce d’opposition que l’on retrouve dans le pays, avec d’un côté le fait qu’une partie de la société commence enfin à sortir du silence et de l’autre, le fonctionnement naturel de notre administration et de notre pouvoir politique qui semble reposer sur la manipulation des faits, des mots. Une conception de l’Etat dans laquelle imposer le silence est un moyen de gouvernement. Vicky dit ainsi p. 86 : «Gouverner c’est décourager les autres ».
DD – Oui, c’est un effet naturel c’est-à-dire que plus vous avez de responsabilités plus votre parole est corsetée. Et puis ensuite, il y a le chef et lui peut dire n’importe quoi… donc ça peut être le chef des syndicalistes ou ça peut être le président de la République mais ses subordonnés sont toujours dans la crainte et ça je crois vraiment que la crainte comme système de gouvernance dans une institution comme la Préfecture de police, c’est extrêmement important et ça explique aussi beaucoup de choses, c’est-à-dire ne pas prendre ses responsabilités, c’est-à-dire ne pas discuter les ordres, c’est-à-dire essayer d’en savoir le moins possible pour être tenu potentiellement le moins responsable possible et ainsi de suite… Et vous avez raison, en vous écoutant, une des phrases fétiches de Dhomme, c’est « les mots sont importants »… en réalité, il demande à ses gars de se taire. De faire ce qu’on leur demande implicitement de faire, mais sans jamais rien dire explicitement, car c’est d’autant moins possible d’être explicite pour lui, qu’il est lui-même gêné aux entournures comme on le découvre dans le livre…
LVSL – Oui, avec sa femme…
DD – Voilà, et si vous voulez, je dirais que c’est le propre de ce travail depuis toujours, c’est-à-dire d’essayer soit d’apporter des informations, soit d’apporter un regard sur le monde. Que ce regard soit documentaire, journalistique ou romancé, l’idée de briser le silence est toujours là. Ou alors de l’expliquer mais pas de s’en contenter.
LVSL – Du coup, ça rejoint un peu l’exergue de Michel Foucault du début de votre livre : il s’agit de « refuser ce que nous sommes », donc par rapport à des personnages de l’Intérieur justement comme Dhomme, est-ce que vous considérez qu’il suffit de rejeter la fonction, en démissionnant par exemple, pour rejeter ce que l’on est ? Comment fait-on pour rejeter ce que l’on est quand on est à l’intérieur de la machine? Pour les Gilets jaunes rejeter ce que l’on est c’est aller sur les ronds-points, mais pour un officier de police…
DD – C’est une des interrogations qui traverse le livre. Et je pense que ça rejoint la question de la lâcheté ou celle du courage, donc certains pourraient dire que ça amène du romanesque. Mais pour moi ça amène de la complexité, ça amène de la réalité. C’est-à-dire que derrière une répression totalement évidente et dégueulasse, il y a en fait des antagonismes, il y a des contradictions. Il se trouve que là, ceux qui ont gagné sont les plus répressifs, sont les plus violents, ce sont les LBD qui ont gagné. Normalement les LBD n’auraient pas dû sortir mais il n’empêche qu’ils sont sortis. Pourquoi? Qui les a fait sortir? Comment ? Qui a essayé de ne pas les faire sortir ? Je trouve que le temps de comprendre ça est venu, et la littérature est un chemin pour y parvenir.
LVSL – Il y a une figure centrale dans votre livre, c’est celle de Malik Oussekine. Il est à l’origine de la vocation pour l’information de votre personnage Étienne Dardel, ainsi que de votre propre travail – on le suppose – à la fois de journaliste, d’enquêteur et d’écrivain. Malik Oussekine ça convoque toute une mémoire, un passé aussi, post-colonial. Vous proposez à votre lecteur de mettre en perspective la situation actuelle de répression policière avec les décisions de Nicolas Sarkozy dont vous décrivez le passage dans les banlieues et l’épisode du « kärcher » en 2005, la suppression de la police de proximité remplacée par la BAC en 2003, le système de la prime au chiffre et au « saute-dessus » que déplorent les policiers de votre roman, qui s’est imposé avec lui et qui aujourd’hui se manifeste sur les Champs-Élysées. Vous décrivez également le retour inopiné des voltigeurs pour réprimer les mouvements des Gilets jaunes. Est-ce que tous ces moments clefs ne seraient pas autant d’illustrations d’un retour du refoulé de la violence liée à la mémoire de la guerre d’Algérie et propre à la partie répressive de notre État ?
DD – Malik Oussekine, c’était juste en face… Pour moi, Malik Oussekine, au départ, c’est ma jeunesse qui a été fracassée quand j’avais dix-huit ans. Je veux dire que c’est toute une génération qui a été marquée par ça. La question du refoulé colonial, la question de la guerre d’Algérie, sont beaucoup plus présentes que je ne le pensais. C’est quelque chose que j’ai découvert, parce que moi j’ai vécu sept ans au Canada, et avec le recul, je vois qu’en France cette question-là est vraiment prégnante. La France n’a pas fait son examen de conscience sur la guerre d’Algérie. Et quand on ne fait pas son examen de conscience, on le sait bien, l’inconscient revient.
Évidemment on sait que toute l’histoire récente de l’extrême droite, le Front national par exemple, a été fondé par des anciens de l’Algérie française qui ont toujours et qui sont toujours dans la nostalgie… Pas besoin de lire les mémoires de J-M. Le Pen pour imaginer que ça suinte la rancœur à longueur de page par rapport à ça! Mais ce qui est terrible c’est que ça s’est en fait transmis de génération en génération.
Cela dit dans la mort de Malik Oussekine, ce qui est le plus notable, du point de vue de la répression policière, c’est le fait que parce qu’un jeune étudiant meurt, le pouvoir en place perd son pouvoir. C’est-à-dire que Chirac qui était alors premier ministre (86) perd en 1988 les élections et il reconnaîtra plus tard que c’est en partie à cause de Malik Oussekine que la jeunesse n’a pas voté pour lui. Donc, de 1986 à il y a encore quelques années, les retenues policières sur la répression des mouvements sociaux sont beaucoup dues à une question politique plus qu’à une question historique.
Politique au sens où tuer un manifestant ça vous fait perdre le pouvoir. Pour autant, dans Dernière Sommation, il y a une allusion à Rémy Fraisse, qui pour moi indique un changement notable de perspective. Rémy Fraisse meurt et vous me direz, le PS est au pouvoir, Cazeneuve est ministre de l’Intérieur, donc Hollande a perdu en partie les élections à cause de cette mort… En réalité ça ne s’est pas joué du tout sur cette question-là. Macron n’est pas élu parce qu’on aurait voté contre la gauche qui aurait tué un manifestant.
Au moment où j’écris ce livre, plus ça va et plus l’histoire de Malik Oussekine revient. Dans un premier temps pour la rappeler, convoquer l’effroi, puis pour illustrer la relativisation médiatique dont nous avons tous été témoins de la part des éditorialistes, intellectuels, et représentants politiques. Ceux-là nous martelant qu’il faut oublier le « syndrôme Malik Oussekine » puis faisant du révisionnisme en disant qu’il n’est pas mort des coups policiers. Si, et d’ailleurs c’est suffisamment rare pour le noter, les policiers ont été condamnés pour coups involontaires ayant entrainé la mort sans intention de la donner, ils ont quand même été accusés d’avoir porté des coups et ils ont été condamnés pour ça…
LVSL – Cette espèce de dénégation de la mort de Malik Oussekine qu’on voit re-poindre médiatiquement et que vous dénoncez dans ce révisionnisme médiatique, est-ce que d’une certaine manière ce n’est pas la même énergie, la même défense, le même contre-investissement – pour employer le langage psychanalytique que vous employez vous-même – qui contribue à nier et refouler les mutilés, les blessés en réalité…
DD – Oui, bien sûr. De toute façon, encore maintenant Castaner est capable de reprendre une formule qui a probablement été inventée par un quelconque conseiller en communication. La phrase c’est « Un Gilet jaune ou un képi bleu c’est un blessé de trop. ». Alors il n’y a plus de képi dans la gendarmerie depuis très longtemps… C’est marrant parce que ça se veut goguenard, ça se veut débonnaire mais en fait déjà, ça nous parle d’un temps qui n’existe plus, et c’est une façon de dire « un partout, la balle au centre, tout ça n’a pas beaucoup d’importance ». Pendant un certain temps, Castaner a refusé de parler des mutilés puis quand il a commencé à en parler, il a parlé des gens qui avaient “des graves atteintes aux facultés oculaires”. Bon éborgnés ça va plus vite, ça va plus vite de dire éborgnés… Il ne voulait pas dire ça.
Quant à ceux qui ont perdu une main dans le roman, je reprends cette phrase d’un syndicaliste « c’est bien fait pour sa gueule » parlant d’un jeune adulte qui voulant repousser une grenade, ne sachant pas que c’est une grenade qui contient du TNT, ne sachant pas qu’une grenade est une arme de guerre, ne sachant pas que cette arme n’est pas utilisée dans les autres pays, repose cette grenade pour se défendre d’une manière ou d’une autre, et perd la main.
Je m’en inspire pour Vicky mais dans la réalité, les gens qui ont perdu leur main n’ont pas perdu que leur main, ils ont perdu leur vie sociale, ils ont perdu leur travail et ça, ça fait partie des choses qui sont insupportables. C’est-à-dire qu’à la violence physique on a ajouté la violence des mots d’où ma réponse par les mots. J’ai montré huit-cent-soixante fois les violences policières sur Twitter, maintenant je vais essayer de rétorquer, de répliquer sur le terrain des mots, par la littérature.
LVSL – Pensez-vous que la militarisation de la police (l’emploi de HKG 36 et de blindés pour encadrer les manifestations) aura des conséquences plus dangereuses pour les mouvements sociaux ?
DD – Concernant la violence policière, il y a effectivement la question de l’armement. Moi quand je vois les blindés le 8 ou le 15 décembre sur les Champs-Élysées – parce que je ne les avais pas vus à la ZAD – comment dirais-je… je suis sidéré. Des blindés? Sur les Champs-Élysées? Contre les citoyens? C’est sidérant… Et effectivement, que des gens qui portent des fusils mitrailleurs puissent se retrouver à un moment donné en position de faire du maintien de l’ordre c’est ahurissant… Donc ce fusil mitrailleur parcourt le livre comme un spectre de la menace à laquelle nous sommes tous aujourd’hui confrontés.
Il y en a vraiment un qui a été subtilisé dans la vraie vie, et on a vraiment retrouvé des balles sur un SDF mais par contre on n’a jamais retrouvé le fusil mitrailleur ! Donc ça évidemment d’un point de vue romanesque c’est intéressant. Et puis c’est une façon de pointer ce basculement-là: entre un armement incroyable, une judiciarisation, une criminalisation, des moyens de surveillance inédits… tout ça montre que toutes les conditions sont remplies pour basculer dans quelque chose où « le vent qui se lève » ne risque malheureusement pas de nous porter..
LVSL – Est-ce que d’une certaine manière il n’y a pas dans votre roman un côté un petit peu cyberpunk – d’où Dardel puise son inspiration – et qui vient des premiers temps du web et de celui des fanzines punk des années 80 où se croisaient critique de l’État policier et développement d’un type nouveau d’information entre art et journalisme de combat? Est-ce qu’on peut dire aujourd’hui qu’on assiste à un affrontement entre la présentation médiatique traditionnelle des faits et de nouvelles stratégies de montage un peu libertaires, un peu révolutionnaires, de la part des utilisateurs des réseaux sociaux? Vous le montrez dans un passage où Dardel est invité sur un plateau télé et se dit à la fois que « c’est perdu d’avance » au vu du public et de la présentatrice, mais d’autre part, que les réseaux sociaux vont arriver comme une défense face à cette puissance de l’officialité bourgeoise, grâce à des petites boucles vidéos qui permettront de saisir et diffuser les moments où le discours aura été bon, là où on aura fait passer le message. Est-ce que vous pensez qu’il y a cette espèce de guerre médiatique où on peut arriver à trouer le décor officiel en quelque sorte grâce à un nouveau maquis médiatique du web ?
DD – Si vous voulez je pense que ces outils-là, les réseaux sociaux, ne sont absolument pas neutres, qu’ils sont avant tout des produits financiers faits pour générer du pognon mais que à leur corps défendant, ils sont, ils peuvent être parfois des leviers d’émancipation. Sans se faire aucune illusion sur la durée de cette chose-là on peut dire que, oui, Twitter peut être à la fois le porte-voix de Trump et le porte-voix de la contestation. Je crois que depuis l’avènement de la presse au XIXème siècle, il n’y a jamais eu autant de possibilités de contredire la presse au même moment qu’elle… Quand je dis la presse, je parle en fait de la fabrication de l’information, la fabrication de l’opinion et là-dedans on va mettre la presse, la télévision, les trucs de divertissement etc. et donc d’un point de vue journalistique ça a changé énormément la donne.
C’est un détail, mais l’autre jour je lisais une interview de je ne sais qui qui s’occupe de l’émission On n’est pas couché et qui expliquait que la critique sur les réseaux sociaux était vraiment très très virulente… C’est extraordinaire parce qu’une émission comme celle-ci il y a dix ans, elle ne demandait l’avis de personne. C’était le centre du monde et aujourd’hui même eux sont obligés de composer avec les réseaux sociaux. Alors après on a vu apparaître – je ne sais pas si ça vous a touché vous – des pages notamment de la gauche radicale qui ont été cachées ou en tout cas mises sous le tapis par Facebook. Sur Twitter le phénomène du Shadow-banning existe vraiment. Voilà il n’y a pas d’illusions à se faire.
Dans les années 90 quand le Web est arrivé, nous étions très influencés par un texte, Zone d’autonomie temporaire de Hakim Bey qui était un livre sur les utopies pirates du XVIème et XVIIème siècle où les pirates allaient d’île en île former leur communauté en sachant que les méchants anglais ou espagnols ou français allaient les déloger… Mais ils disaient « Ce n’est pas grave avant qu’ils nous délogent, on a ces zones-là d’autonomie ». Et bien, je pense que Facebook et Twitter – le temps des Gilets jaunes – ont été des zones d’autonomie, en tout cas des zones parallèles et je trouve que ça, c’est un moment assez intéressant. On peut dire que c’est comme l’imprimerie clandestine, on peut dire que c’est comme les affiches de Camille Desmoulins etc. mais qu’importe.
Ce que je veux dire c’est que c’est devenu un outil. Et je parle notamment de ces vidéastes, de ces gens qui font des Facebook-Live etc., moi je considère que ça change beaucoup beaucoup la donne. Italie II, à quelque chose près il n’y avait quasiment pas de médias ou très peu. Par contre il va y avoir dix, quinze, vingt vidéastes qui diffusent en direct ou non et voilà donc ça se sait.
LVSL – À travers la figure de Vicky et de sa mère, vous décrivez le mouvement des Gilets jaunes, comme un temps où les liens politiques et familiaux rompus par l’ordre néo-libéral semblent se retisser (ici une anarchiste libertaire rejoint une déçue du hollandisme devenue frontiste) comment percevez-vous ces phénomènes ? Avez-vous été le témoin sur les ronds-points de scènes s’approchant de ça ?
DD – Il faut laisser le mystère au roman… mais ce que je trouve passionnant dans ce que nous vivons, c’est que les cartes sont un peu rebattues. Des questions reviennent ou surgissent. Celle de la violence par exemple et de la non-violence et je pense que le cas de la mère de Vicky qui est passée du Parti socialiste au Rassemblement national, oui ça existe. Et je ne me voyais pas écrire un roman contemporain sans qu’il y ait ce genre de profil parce que c’est en partie là que ça se joue. C’est-à-dire comment une partie des gens de gauche qui se sont sentis trahis, qui se sentent légitimement trahis par la gauche, va chercher ailleurs, dans des endroits dangereux.
Voilà, et le mouvement des Gilets jaunes, c’est un mouvement de retour à la parole, ce sont des gens qui parlent, des gens qui arrêtent les voitures pour parler aux automobilistes et leur dire ce qui se passe. Après chacun a son interprétation ; si on est de droite, on va être plus orienté sur la question des taxes etc. et si on est de gauche, on va être plus orienté sur la question de la justice sociale, fiscale etc. Mais globalement on est dans un mouvement populaire au sens noble du terme et il faut en fait le prendre pour ce que c’est. C’est une chance, c’est une chance de vivre ça, c’est une chance de se dire: « Tiens, il y a des gens qui ont décidé de consacrer une partie de leur vie, de leurs nuits, de leurs jours à réfléchir, à provoquer le débat ».
Et là-dedans il n’y a pas que des camarades et moi, c’est ça qui m’intéresse. C’est essentiel que les militants et sympathisants de gauche soient là, mais ce sont les autres qui m’intriguent plus… je pense que tout le monde a vécu cette expérience notamment au moment de Noël où des familles entières se sont déchirées sur la question des Gilets jaunes, et c’est extrêmement sain, ça remet la réalité à sa place. C’est ce genre de “remise à zéro des compteurs”, des certitudes, que je tente de saisir avec l’écriture. Je pense que les Gilets jaunes ont remis de l’ordre dans nos priorités.
D’ailleurs on voit très bien l’astuce qui consiste aujourd’hui à mettre en avant une priorité qui n’en est pas une, à savoir l’immigration, question qui n’était pas posée par les Gilets jaunes. Aujourd’hui, on le voit très bien, Macron revient là-dessus comme un classique, comme depuis en gros les combats de coq Le Pen / Mitterrand dans les années 80. Justement les Gilets jaunes ils étaient ailleurs. Ils étaient sur quelque chose de beaucoup plus profond, c’est-à-dire la démocratie, la représentation, la justice fiscale, sociale, économique et c’est de ça dont à mon avis la littérature, la musique, le cinéma, le boulanger, le peintre doivent s’emparer.
On vit un moment qui est trouble, qui est confus mais qui est en mouvement, qui n’est pas figé, qui a une forme de vitalité et moi, ça m’amuse assez de voir qu’il y a plus de vitalité dans la rue et les ronds-points que dans les milieux intellectuels. C’est aussi une façon de secouer un peu ce monde qui est tout le temps en surplomb et qui quand même par certains côtés est bien rouillé.
Crédits photos Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.