Defaut sur la dette russe : un danger imminent ?

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Le 9 mars, l’agence de notation Fitch Ratings annonçait « un défaut souverain imminent » sur les obligations russes, près de deux semaines après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En d’autres termes : Moscou s’apprêterait à ne pas rembourser l’intégralité de ses dettes. Ce mercredi 16 mars marque une échéance importante à cet égard, alors que la Russie doit procéder à un règlement de 117 millions de dollars d’intérêts à ses créanciers. Un défaut de paiement ne serait pas une première dans l’histoire. La Russie avait déjà fait défaut en 1998 suite à une crise financière majeure. Ou encore en 1917, lorsque les révolutionnaires répudiaient les emprunts russes contractés par le pouvoir tsariste. La situation est pourtant toute autre aujourd’hui. Et si, d’après la plupart des analystes, un défaut de paiement sur la dette russe ne constituerait pas un « risque systémique », il pourrait bien occasionner de sérieux dommages parmi les acteurs de la finance mondiale.

Les agences de notation sont unanimes : pour Fitch Ratings, Moody’s ou encore Standard & Poor’s, les obligations souveraines russes doivent désormais être considérées comme des actifs à haut risque (junk bond). En cause : la probabilité élevée d’un non-remboursement par la Russie de l’intégralité de sa dette. Il y a encore quelques semaines, la dette souveraine russe était pourtant considérée comme un investissement sûr (investment grade), compte tenu de son poids relativement faible (de l’ordre de 20% du PIB en 2020) et de l’importance des réserves extérieures accumulées par Moscou au cours des dernières années. L’invasion russe de l’Ukraine a complètement changé la donne.

Sanctions, contrôle des capitaux : les créanciers dans la tourmente

En premier lieu, même si la Russie dispose de réserves largement suffisantes pour honorer sa dette, les sanctions occidentales constituent un obstacle pour le versement des intérêts. Le blocage des réserves extérieures et les sanctions à l’encontre des banques russes ont rendu « les transactions internationales exceptionnellement difficiles » note Moody’s. Une difficulté accrue par les mesures drastiques prises par le gouvernement russe en réponse aux sanctions, visant à éviter la fuite des capitaux comme l’interdiction des transferts internationaux de devises étrangères.

Mais ce sont moins des difficultés techniques que la volonté de représailles de Moscou qui expliqueraient un possible défaut sur la dette russe. Plusieurs des mesures prises dernièrement vont dans ce sens. Le 3 mars, le paiement des intérêts aux détenteurs d’obligations russes libellées en roubles était tout simplement bloqué par la Banque centrale russe pour les investisseurs étrangers, en application des nouvelles mesures de contrôle des capitaux. Une décision équivalente à un défaut de paiement, lequel sera officialisé, selon les usages des marchés obligataires, dans un délai de 30 jours sauf régularisation – c’est-à-dire dans les premiers jours du mois d’avril.

Le 5 mars, la Russie adoptait par ailleurs un décret présidentiel permettant le relibellé en rouble des titres de dette russes libellés en devise étrangère (principalement en euros et en dollars) à un taux déterminé par la Banque centrale de Russie. Cette décision, applicable aux investisseurs issus de pays « inamicaux », pénalise les créanciers étrangers. Compte tenu des sanctions et de l’effondrement du rouble sur les marchés internationaux, il leur sera impossible d’échanger leurs roubles contre d’autres monnaies sans subir de lourdes pertes.

En théorie, le remboursement en rouble de dettes contractées dans d’autres monnaies est assimilable à un défaut de paiement. Les autorités russes insistent cependant sur le fait que les investisseurs seront payés. Elles font également valoir des clauses prévues pour les obligations émises après 2018 qui envisagent un remboursement en roubles dans le cas où la Russie serait incapable de payer en dollars pour des motifs « indépendants de sa volonté ». Dans ce cas de figure, il est probable qu’un tel relibellé des dettes russes fasse l’objet d’une bataille juridique pour déterminer s’il s’agit ou non d’un défaut.

Pour Carmen Reinhart, cheffe économiste à la Banque mondiale, le risque représenté par un défaut russe ne devrait pas être minimisé. Parmi les facteurs d’inquiétude : le possible non remboursement de la dette des entreprises russes, qui représente des montants bien supérieure à la dette souveraine.

Pour certains analystes, il n’est par ailleurs pas exclu que Moscou se contente purement et simplement de bloquer les paiements des intérêts – comme elle l’a fait pour les obligations libellées en rouble. « Ils n’ont aucune raison de payer à ce stade » expliquait un ancien gestionnaire de fonds au média spécialisé Bloomberg. Le suspense ne devrait pas durer : ce mercredi 16 mars, la Russie doit régler 117 millions de dollars d’intérêts sur des titres de dette libellés en devises étrangères. Deux autres remboursements sont attendus les 31 mars et 4 avril, respectivement à hauteur de 369 millions et de 2 milliards de dollars. Si la Russie ne rembourse pas ces sommes, le défaut ne sera officialisé qu’à partir du 15 avril – là encore après un délai de grâce de 30 jours. Dans le cas d’un remboursement en rouble, l’issue serait la même ; car les titres de dettes dont le paiement des intérêts est prévu ce jour (16 mars) ne comprennent pas de clause permettant un relibellé.

De nombreux acteurs exposés

Quelles pourraient être les conséquences d’un tel défaut ? Pour certains analystes, les retombées seraient limitées car les titres de dette russes ne représentent pas un montant considérable – conséquence de la politique de désendettement menée depuis 2014 par la Russie et des premières sanctions suite à l’annexion de la Crimée. Le total de la dette extérieure russe s’élevait à près de 500 milliards de dollars en septembre 2021 – contre 3200 milliards de dollars pour la France à la même période. La dette souveraine, émise par le gouvernement, n’y représente « que » 67 milliards de dollars.

Selon l’Institute of International Finance (IIF) et le Financial Times, les investisseurs étrangers seraient exposés à hauteur de 28 milliards de dollars sur la dette souveraine libellée en rouble ; et à hauteur de 20 milliards de dollars d’obligations souveraines libellées en euros et en dollars. Pour de nombreux économistes, comme l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre Andrew Bailey, les liens financiers entre la Russie et le reste du monde sont limités et ne sont pas de nature systémique. Un défaut sur la dette russe ne serait pas à même de déclencher une crise majeure.

Pour Carmen Reinhart, cheffe économiste à la Banque mondiale, le risque représenté par un défaut russe ne devrait pas être minimisé. Parmi les facteurs d’inquiétude : le possible non remboursement de la dette des entreprises russes, qui représente des montants bien supérieure à la dette souveraine. Un défaut sur la dette privée, qui pèse plusieurs dizaines de milliards de dollars dans les portefeuilles des investisseurs étrangers, pourrait considérablement saler la facture. Pour l’instant, aucun blocage n’a été constaté, et les règlements prévus début mars pour la dette des géants Gazprom et Rosneft ont été effectués en bonne et due forme. Mais le gouvernement russe pourrait durcir sa position, suite à l’annonce américaine d’un embargo sur le pétrole russe, et entraver les paiements sur la dette privée. Une hypothèse prise au sérieux par les agences de notation comme Fitch, qui ont dégradé la note de plusieurs grandes entreprises russes (dont Gazprom et Lukoil).

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Quels acteurs seraient particulièrement exposés à un défaut russe ? Les premiers concernés seraient les fonds et gestionnaires d’actifs qui figurent parmi les principaux détenteurs des 79 milliards de dollars d’obligations (privées et souveraines) dans les mains d’investisseurs étrangers. Parmi eux, des géants comme Capital Group, Blackrock, Vanguard ont révélé des expositions importantes aux titres russes. Mais le gestionnaire le plus sévèrement touché se nomme Pimco. Dans le portefeuille de ses fonds : 1,5 milliard de dollars d’obligations souveraines russes et une exposition de 1,1 milliard de dollars aux dérivés de crédit (Credit Default Swaps ou CDS). Certains fonds gérés par Pimco ont en effet vendu des quantités importantes de CDS, censés assurer les investisseurs contre un éventuel défaut de paiement de la Russie. S’il se confirmait, les pertes du gestionnaire pourraient en être considérablement accrue. Raison pour laquelle il est probable que Pimco fasse valoir qu’un probable défaut russe ne serait pas un défaut « classique » entraînant l’activation des CDS. En dernier lieu, cette décision devra être tranchée par l’instance de régulation des dérivés de crédit (le Credit Derivatives Determinations Committee), à laquelle participe les grands acteurs du marché des CDS… dont Pimco.

Les banques étrangères actives en Russie pourraient également être affectées par un défaut. Elles sont notamment impliquées dans le marché des titres de dette souveraine russe, ces derniers étant notamment utilisés comme instruments de gestion de la liquidité. De manière globale, les banques étrangères sont exposées à hauteur de 120 milliards de dollars aux actifs russes – tout particulièrement les banques françaises, italiennes et autrichiennes (à hauteur de plusieurs dizaines de milliards). Ce montant inclut cependant différentes participations, crédits et autres actifs liés à la Russie. Il est difficile de déterminer le montant exact de cette exposition qui serait concernée par un possible défaut russe, et les banques ont d’ores et déjà communiqué sur leur capacité à absorber des possibles pertes. Mais cela n’a pas empêché la chute des cours des banques les plus exposées.

Comme le note Carmen Reinhart, l’opacité des bilans des institutions financières est un facteur d’inquiétude : « Ce qui m’inquiète le plus, c’est ce que l’on ne voit pas ». Il n’est ainsi pas impossible que l’on découvre, a posteriori, les difficultés d’un acteur financier majeur particulièrement exposé à la dette russe. En 1998, le défaut de la Russie avait conduit à l’effondrement du fonds Long-Term Capital Management, obligeant la Fed à intervenir pour éviter la contagion.

En définitive, un défaut russe serait loin d’être anodin : il devrait occasionner de lourdes pertes pour certains investisseurs des marchés obligataires. Le déclenchement des CDS – si celui-ci devait être confirmé – pourrait également causer des dégâts. Compte tenu de l’endettement extérieur relativement faible de la Russie, de nombreux analystes considèrent que ses conséquences devraient être limitées. Un tel événement s’inscrirait cependant dans une période de grande fébrilité des marchés financiers et d’opacité des bilans. Il s’ajouterait à d’autres perturbations : choc d’offre sur le marché des matières premières, inflation, resserrement de la politique monétaire… Dans un tel contexte, il n’est pas exclu qu’une goutte d’eau fasse déborder le vase.

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