Moment de fortes tensions et de puissantes convergences, le 1er mai 2019 était une date très attendue socialement et politiquement. À Paris, cœur du pouvoir, le récit de cette journée folle s’est écrit au rythme des couleurs des manifestants : rouge, jaune, vert, aussi multicolore que toutes les causes représentées. Jusqu’aux brumes de lacrymos où se trouvait un cygne noir.
Depuis plus de 130 ans, le 1er mai est fêté dans une grande partie du monde. En France peut-être plus qu’ailleurs, la fête des travailleurs et travailleuses, plus communément appelée Fête du Travail, a joué un rôle important : sans la puissance de déploiement du mouvement ouvrier, impossible de concevoir le Front Populaire et ses avancées en 1936, et difficile d’imaginer des retournements politiques comme ceux de 1968. Mais pendant les décennies passées, la Fête du Travail a semblé devenir le reliquat de syndicats en perte de représentativité, jusqu’à ce que l’atmosphère politique l’ait comme remise au goût du jour. Dans la bataille du nombre et de l’image opposant le gouvernement aux mouvements sociaux, le 1er mai 2019 est apparu comme un moment névralgique, pour s’affronter et se compter. Qu’en a-t-il été ?
Dans un pays aussi centralisé que la France, il était primordial d’aller observer le déroulement de cette journée dans la capitale, là où tout proche du cœur du pouvoir, ce dernier se défend avec le plus de vigueur. Car c’est également à Paris qu’ont convergé des citoyens issus de toutes les villes et de toutes les causes. Leur masse, leur diversité, leurs témoignages et leurs actions ont nourri notre récit.
Un jour pour toutes les causes : les couleurs de la convergence
Les syndicats et partis politiques traditionnellement porteurs du 1er mai, et les gilets jaunes, débarqués de manière fulgurante à l’automne dans le paysage des mouvements sociaux, s’étaient donnés rendez-vous ce jour pour une convergence historique. Alors que le cortège doit commencer à 14h30, nous découvrons dès midi sur le boulevard Montparnasse une foule déjà très compacte et animée. Sur les étages supérieurs du prestigieux hôtel Édouard VI, les caméras de télévision sont accueillies par des rafales de doigts d’honneur et de « BFM enculés » : dans la très politique bataille de l’image et de l’opinion, le divorce entre la foule et un certain nombre de chaînes d’information traditionnelles semble unanimement consommé.
« Comment peut-on faire une telle propagande à la macronie ? » s’indigne Michel, militant CGT transport et gilet jaune. Il est venu avec sa compagne Caroline, elle-même CGT santé et aussi porteuse d’un brin de muguet : « Voilà, comme ça, on a le rouge, le jaune et le vert la planète. On pense à nos enfants, nos petits-enfants, c’est inacceptable ce qui se passe en ce moment… » Michel renchérit : « Des fouilles comme on en a eues dans le métro aujourd’hui, des passagers que la BAC te sort manu militari des wagons… Il faut remonter à ce que mes parents ont vécu pendant la Seconde Guerre mondiale pour retrouver ça ! » Venus l’un et l’autre défendre une certaine conception du service public, ils déplorent le traitement médiatique qui est fait des gilets jaunes qu’ils ont rejoints à l’acte IV.
Prenant le boulevard du Montparnasse vers la tête de cortège située à l’est, on croit retrouver dans la myriade de drapeaux et pancartes qui peuplent le chemin, toutes les causes du monde : la justice sociale, bien sûr, mais aussi des défenseurs de la planète, des sans-papiers, des peuples opprimés, des féministes, des corses, des bretons et bien d’autres. Sur les trottoirs s’est dressée comme une ville dans la ville avec ses lieux de restauration et de convivialité, ses librairies aux ouvrages très politiques et ses points de rencontre. Le pari de la convergence est réussi : ce 1er mai 2019 est rouge et jaune. À l’angle du boulevard Raspail, au niveau de la station de métro Vavin, il devient également noir.
À midi et demi, alors que les forces de l’ordre venues en très grand nombre coupent l’accès à l’avant du cortège pas encore parti, isolant les stands des syndicats de ceux des gilets jaunes, une colonne de plusieurs centaines de Black Blocs remonte le boulevard du Montparnasse pour aller à leur rencontre. Le cortège ne doit démarrer que dans deux heures mais déjà sonne l’heure de la confrontation.
Le défilé avant le défilé : la première bataille
La foule qui ne peut plus avancer se trouve alors regroupée de manière compacte à proximité du point de contact entre les CRS et les Black Blocs, tous casqués et drapés de leurs sombres couleurs. Chez les populations non-combattantes, on trouve des femmes et des hommes dans la force de l’âge comme des personnes apparemment beaucoup plus fragiles. La tension devient plus que palpable dans la nasse qui se forme. Autour de 13h00, les forces de l’ordre opèrent une première charge appuyée par des tirs importants de gaz lacrymogènes. Obligés de reculer contre le courant naturel de la foule, la plupart des manifestants fuient la zone de combat, la gorge et les yeux brûlés, en essayant tant bien que mal d’éviter des bousculades qui pourraient rapidement dégénérer. « Ils ont gazé la CGT ! Ils ont gazé la CGT ! s’écrie une petite dame. J’ai soixante-dix-sept ans et j’ai jamais vu ça, j’ai jamais vu autant de gaz ! »
Alors que les street medics sont appelés en tous sens, certains manifestants se réfugient sous le porche d’un cinéma UGC qui dispose d’un renfoncement. Là affluent rapidement les personnes les plus fragiles, alors qu’à quelques mètres, les journalistes les mieux équipés observent de près les CRS et les Black Blocs se charger successivement : entre les jets de bouteilles, tirs de flashballs, et grenades de désencerclement, on n’y mettrait pas la main. Aux alentours de 13h45, un groupe important de personnes intoxiquées par les gaz arrive devant les portes du cinéma : « Les femmes et les enfants ! Laissez au moins entrer les femmes et les enfants ! » exige un des hommes qui accompagne les blessés, le visage écarlate. Comme le vigile refuse d’ouvrir, plusieurs hommes décident d’arracher la porte, dans une atmosphère surréaliste, et avec succès. Plusieurs dizaines de personnes s’y mettent finalement à couvert, respectant les lieux comme le demande le vigile qui craint pour son emploi.
C’est là que nous rencontrons Feré, migrant malien qui distribue La Voix des Sans-Papiers : « C’est mal ce qu’ils font, de gazer comme ça ! On nous empêche de défiler pacifiquement ! » Alors que beaucoup d’autres toussent, suffoquent, pleurent et lâchent quelques jurons sur les forces de l’ordre, l’homme nous raconte qu’il a rarement vu autant de monde un 1er mai : « Je suis arrivé en 2008 et j’ai fait toutes les Fêtes du travail. La préfecture, elle refuse de vous donner des papiers, même quand ça fait onze ans que vous êtes là, que vous travaillez et que vous faites tout ce qu’il faut ! » Alors qu’aux alentours de 14h30, le calme semble être revenu sur le boulevard du Montparnasse, les manifestants sortent après avoir aidé le vigile à remettre la porte arrachée et s’être assurés que tout le monde avait été évacué en bon ordre. Le défilé pouvait alors commencer.
De l’histoire ouvrière aux gilets jaunes : un 1er mai politique
Dans le cortège, on trouve tous les indices d’une convergence réussie. Il y a d’abord la réappropriation par les gilets jaunes de symboles de la lutte ouvrière : une de leurs pancartes vient ainsi commémorer la fusillade de Fourmies du 1er mai 1891, dans le Nord de la France, qui avait vu périr de nombreux ouvriers sous le feu des forces de l’ordre. À de nombreuses reprises également, on voit apparaître des liens entre les luttes sociales et écologiques : « Fin du mois, fin du monde, même combat ! » scandent ainsi les manifestants. Mais ce qu’on retrouve le plus souvent, c’est l’opposition totale à une galaxie d’adversaires politiques : Emmanuel Macron, le gouvernement, ou encore l’oligarchie des riches. Cette sensation d’unité face à un ennemi commun, on la retrouve dans le témoignage d’une syndicaliste de la FSU (Fédération Syndicale Unitaire), qui utilise sa camionnette pour bloquer les CRS : « Avec toutes leurs violences, les élites et leurs molosses ont réussi à nous mettre tous d’accord ! Qu’ils continuent à lâcher les chiens ! »
Le rapport à la violence a d’ailleurs beaucoup évolué, jusque dans les rangs des street medics. René, médecin généraliste, qui les a rejoints à l’acte XI des gilets jaunes « celui où Jérôme a perdu son œil », raconte les débats qui traversent les secouristes de rue : « À l’origine, on est là pour soigner tout le monde. Mais il y a un certain nombre de mes coéquipiers qui ne veulent plus s’occuper des flics. Moi je soignerais n’importe qui, même Castaner s’il était blessé. Après, c’est dingue que je dise ça parce que je suis médecin, mais j’en viens à comprendre et même à soutenir les Black Blocks. Parce que je vois la déferlante de violence en face, et que ce sont eux qui prennent le choc pour les autres. »
Le cortège se poursuit sur le boulevard du Port-Royal et René nous explique également comment s’organisent les équipes de soigneurs : « Ça se passe de manière informelle, sur les réseaux sociaux. On se donne rendez-vous et on forme des équipes. Il y a des infirmières et infirmiers, des pompiers, des secouristes et, je le regrette, très peu de médecins. Je dirais que j’ai même honte du silence et de l’inaction de ma profession. Vous en avez beaucoup qui gagnent trente à quarante mille par mois, alors forcément… » La foule de manifestants poursuit son avancée, les bataillons de CRS continuent à couvrir les ruelles perpendiculaires aux axes principaux, et tout semble se dérouler relativement pacifiquement, si l’on excepte les noms d’oiseaux qui fusent. Et puis une partie de la foule emprunte la rue Jeanne d’Arc laissée libre et là, les choses basculent à nouveau.
La bataille du cygne noir : histoire de la violence
La foule de manifestants, principalement des gilets jaunes et des non-syndiqués, finit son ascension de la rue Jeanne d’Arc pour retrouver sur le boulevard de l’Hôpital un puissant comité d’accueil. « Ils vont nous nasser » crient plusieurs manifestants, et rapidement, les Black Blocs vont au contact des forces de l’ordre. La foule poursuit sa route en direction de la place d’Italie et trouve sur son chemin le commissariat du treizième arrondissement : c’est là qu’ont lieu les affrontements les plus spectaculaires. Alors que le ciel se retrouve assombri par un nuage de lacrymogènes alimenté par des tirs de grenades incessants, les Black Blocs chargent à plusieurs reprises les forces de l’ordre à l’aide d’un charriot de défilé représentant un cygne noir. Symbole de ce qui survient de manière imprévisible avec des conséquences considérables, ce cygne noir n’est pas sans rappeler les phénomènes politiques du moment.
Cette bataille du cygne noir qui débute peu avant 16h00 voit le cortège à nouveau tronçonné par les CRS, et les manifestants sont progressivement repoussés en arrière et dans les voies secondaires, que d’autres boucliers venus à revers transforment rapidement en impasses. Depuis la rue Édouard Mannet, on peut voir les charges successives de part et d’autre, surplombées par des jets de pierres et de bouteilles de verre. Partout, des éclats de caoutchouc et des grenades viennent percuter les murs et les vitres de voitures. Les blessés, parfois des riverains et promeneurs surpris de se retrouver au cœur de la bataille, sont pris en charge par des street medics appelés en tous sens. Bientôt, les manifestants abandonnent le terrain et refluent vers le nord, à l’opposé de la place d’Italie.
En quittant la foule vers 17h, comme arrivant dans un monde parallèle, on est surpris de retrouver en quelques rues les habitants de Paris qui vivent ici et là un quotidien bien normal si l’on excepte les allées et venues permanentes de fourgonnettes de police. Désormais loin du choc, on rencontre Paul, manifestant fortement engagé dans les protestations des dernières années. « Depuis la Loi Travail, il y a eu une explosion de la violence policière. C’est pas une confrontation au sens strict, car on est que du gibier. La spécificité de cette année, c’est qu’il y a eu d’autres défilés avec d’autres points de départ et d’arrivée. Le jeu du manifestant et du gendarme s’est fait dans différents endroits de Paris, beaucoup plus que l’an dernier et là, avec beaucoup plus d’échanges effectifs. Les voltigeurs fonçaient comme des personnages secondaires d’Easy Rider dans tout le quartier. Mais sur le cortège principal, c’était une version soft du dernier 1er mai où la BAC chargeait de manière ultra-violente pour faire des arrestations ciblées. Ils veulent moins passer pour des tarés qui arrêtent au hasard. »
Quand on demande à Paul le pourquoi de cette moindre violence, quelques hypothèses sont formulées : la préfecture a-t-elle revu sa copie pour mettre en œuvre la même stratégie de division du cortège à moindre coût ? Ou bien la plus grande visibilité médiatique de cette Fête du travail a-t-elle forcé le pouvoir à s’assagir ? Quoiqu’il en soit, alors que le dernier 1er mai avait été marqué par les exactions d’Alexandre Benalla et de Vincent Crase, marquant une forme de toute-puissance du pouvoir, force est de constater qu’un an après, le 1er mai 2019 consacre la fin définitive de l’état de grâce d’Emmanuel Macron. Le gouvernement a trouvé aujourd’hui une opposition populaire plus soudée encore par cette journée qui fut multicolore.