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Des influenceurs à l’Elysée : les nouveaux porte-paroles de la macronie ?

© Rémy Choury

Le 4 février, Emmanuel Macron faisait parvenir un défi aux youtubeurs McFly et Carlito : produire une vidéo rappelant l’importance des gestes barrières. Si celle-ci atteignait les dix millions de visionnages, le chef de l’État s’engageait à organiser avec eux un « concours d’anecdotes » à l’Élysée. Le duo d’humoristes répond positivement. Bénéficiant d’une communauté de 6,3 millions d’abonnés, leur vidéo intitulée « Je me souviens » devient virale et atteint l’objectif fixé par Emmanuel Macron en un peu plus de deux jours. Les liens entre le gouvernement et les influenceurs se multiplient et méritent d’être décryptés.

Voici une action de sensibilisation étonnamment bien menée dont les bénéfices seront reversés à une chaîne d’épiceries solidaires, destinée aux étudiants et gérée par la FAGE (Fédération des Associations Générales Étudiantes, une organisation étudiante centriste, majoritaire). Mais surtout, une opération de communication réussie pour le président de la République, surfant sur la popularité des youtubeurs pour s’adresser directement aux jeunes générations. La stratégie de communication politique consistant à mobiliser des célébrités n’est certes pas nouvelle. Les campagnes électorales américaines ont constitué à ce titre un modèle de mise des ralliements de stars. Et cette stratégie peut être mise au service de causes diverses – l’emploi de TikTok étant à cet égard révélateur.

Le démarchage direct de youtubeurs par le chef de l’Etat témoigne cependant d’une évolution significative des mœurs politiques et du rôle inouï joué par les influenceurs. Qu’il s’agisse de naïveté, de partenariats commerciaux ou d’un jeu de dupes (chaque partie escomptant capitaliser sur la popularité de son partenaire), ce recours aux influenceurs permet à des responsables de premier plan de contourner les relais médiatiques préexistants, tout en se construisant à peu de frais une image d’accessibilité et de modernité.

Emmanuel Macron, président-communicant 

Le recours de plus en plus fréquent aux influenceurs pour porter la parole gouvernementale ne constitue pas simplement une conséquence inévitable du développement des réseaux sociaux. Ces liens résultent avant tout de choix politiques de la nouvelle majorité portée au pouvoir en 2017. Celle-ci s’emploie à rationaliser et à systématiser une mobilisation de jeunes stars réservée jusqu’alors au hasard des ralliements lors des campagnes électorales.

La capacité d’Emmanuel Macron à absorber les thématiques et concepts de ses adversaires à son avantage n’est plus à démontrer. Elle fait partie intégrante de son identité politique. Il en va ainsi de la  « désintermédiation » promue dans le cadre de stratégies populistes. Le court-circuitage des canaux médiatiques traditionnels permet au président et à ses proches de donner des gages d’authenticité – faisant apparaître en creux un déficit, l’image de technocrate froid d’Emmanuel Macron le poussant semble-t-il à la surenchère. Jusqu’à intervenir sur TikTok et Youtube.

Le format du concours d’anecdotes popularisé par McFly et Carlito est ici idéal. Celui-ci permet au président d’apparaître comme quelqu’un de simple, accessible, faussement désinvolte. Il est difficilement imaginable qu’Emmanuel Macron se prête à l’exercice par excès de candeur, étalant des éléments de vie privée pouvant constituer autant de failles potentielles écorchant un story telling jusqu’ici très soigné. Plus rationnellement, l’Elysée table sur une certaine naïveté des deux youtubeurs pensant pouvoir mettre en difficulté le chef de l’Etat dans un exercice très cadré.

Avant eux, d’autres jeunes influenceurs peut-être fascinés par l’éclat du pouvoir avaient ainsi contribué à redorer l’image de personnalités politiques de premier plan. La blogueuse et entrepreneuse lifestyle EnjoyPhoenix avait suivi une journée avec Brune Poirson. Cette séquence lisse mettait en valeur l’action quotidienne de la secrétaire d’État présentée comme une militante acharnée de la cause environnementale. Plus tôt encore, le youtubeur Ludovic B avait suivi une journée Matthieu Orphelin, un député EELV passé dans les rangs de la République en Marche et ayant fini par quitter la majorité, puis le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal – qui invitait fin février cinq influenceurs dans une émission diffusée en direct sur Twitch et Youtube, #SansFiltre, destinée à évoquer les problèmes de la jeunesse. Cette initiative a suscité de nombreuses critiques, notamment autour du hashtag #étudiantspasinfluenceurs questionnant la légitimité de ces stars à s’exprimer au nom de la jeunesse.

Critiquée pour ses choix, EnjoyPhoenix se défendait sous sa vidéo en compagnie de Brune Poirson : « Si j’ai fait cette vidéo, c’est uniquement à titre INFORMATIF pour parler de la PLANÈTE, pas de politique. Et sûrement pas pour faire de la propagande, comme j’ai pu le voir dans certains commentaires. À quel moment j’affiche clairement une position politique ? AUCUN ! » Cette revendication d’un positionnement neutre, objectif et purement informatif est fréquente. On la retrouve dans la bouche de McFly et Carlito. La prétention à la neutralité n’a pourtant pas une valeur performative – tout au plus renseigne-t-elle sur l’inquiétude de ces entrepreneurs du numérique à l’idée d’être étiquetés politiquement. À ce titre, la participation à diverses initiatives mesurées en faveur de l’environnement telles que l’Affaire du Siècle leur permet de se positionner en acteurs conscients des maux du siècle, tout en dépolitisant la question fondamentale de l’écologie.

Aux frontières du communicationnel et du commercial

Les contraintes et opportunités définissant l’exercice du pouvoir ont assurément poussé les communicants de l’Élysée à expérimenter sur les réseaux sociaux. Leur objectif est de trouver des relais à l’action gouvernementale, et également de combler le retard  dont souffrait la candidature d’Emmanuel Macron dans l’électorat jeune en 2017 en vue de la prochaine échéance présidentielle. Beaucoup a été dit sur l’incorporation de méthodes et de concepts issus du monde de l’entreprise. La start-up nation promue par le président de la République trouve des applications concrètes dans cette rationalisation des techniques de travail sur l’opinion publique. Plutôt que de former des responsables politiques à l’emploi des nouveaux réseaux sociaux avec des résultats aléatoires et une portée limitée, le recours aux influenceurs bénéficiant déjà d’une importante notoriété permet de diminuer les coûts en démultipliant l’impact des opérations.

Rappelons que le vernis environnemental ou caritatif des youtubeurs formant les rouages de la communication élyséenne n’en fait pas pour autant des philanthropes. Il s’agit d’un partenariat gagnant-gagnant. Dans cette « République des consommateurs », les influenceurs vidéastes se démarquent plutôt par leur génie entrepreneurial, rentabilisant l’exposition médiatique qu’ils génèrent.  L’exemple le plus évident est peut être celui de Tibo InShape. Le youtubeur sportif a loué son image pour faire la promotion de diverses institutions – pompiers, police, gendarmerie, administration pénitentiaire… Plus récemment, c’est le Service national universel qui bénéficie de sa promotion, pour un montant estimé à 20 000 euros selon Slate.

Les vidéos avec des membres du gouvernement ne relèvent pas de tels accords commerciaux. Elles ne sont pas désintéressées pour autant. Leur importante diffusion par des canaux officiels comme privés garantit en retour une augmentation des rétributions permises par le sponsoring et les publicités. McFly et Carlito ont ainsi réalisé début février une vidéo critiquée pour son manque d’éthique, promouvant une carte bancaire destinée aux 13-17 ans émise par une banque en ligne. De telles publicités bénéficieront mécaniquement de la visibilité supplémentaire offerte par l’Élysée grâce aux algorithmes de partage. Au risque d’une compromission toujours plus profonde entre intérêts publics et privés.

Où sont passés les médias traditionnels ?

François Ruffin considérait dans une vidéo de réponse au « défi » lancé par Emmanuel Macron que le concours d’anecdotes prévu à l’Élysée aurait pu être un moyen de mettre en difficulté le président sur le ton de l’humour. Cette possibilité évoquée par le député de la Somme semble effectivement peu probable, au regard des conséquences des mutations observées ici. La relation gagnant-gagnant entre gouvernants et stars des réseaux sociaux conduit à interroger la place des médias façonnant jusqu’alors une opinion publique.

D’une part, le rôle croissant des influenceurs, et particulièrement de jeunes vidéastes, témoigne de leur professionnalisation croissante. Les productions artisanales des années 2000 ont laissé place à des contenus conservant une apparence similaire, mais bien plus travaillés et soignés. La concurrence féroce régnant sur les réseaux pour s’accaparer des parts de marché comme la démocratisation de matériels et de techniques vidéos ont profondément transformé l’offre disponible sur les principales plateformes. Ces changements ont conduit à un élargissement des attributions des influenceurs. Ceux-ci se sentent légitimes pour intervenir sur des sujets sortant de leur domaine d’expertise – sport, humour, langue ou faits divers. Ce phénomène conduit à une disparition progressive des frontières entre influenceurs et militants. Avec des effets ambivalents, allant d’un engagement collectif dans des causes contestataires débouchant sur des mouvements sociaux (On vaut mieux que ça, en 2016), à un rôle peu engageant de lanceur d’alertes (L’Affaire du siècle, en 2018), en passant par la mise en scène de l’action gouvernementale évoquée plus haut.

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D’autre part, et de manière frappante, la période contemporaine est marquée par un affaiblissement du rôle des médias traditionnels. Les enquêtes d’opinion rappellent régulièrement l’important discrédit dont souffrent la télévision comme la presse écrite – la radio conservant une côte de confiance et une popularité légèrement supérieures. Surtout, le fossé générationnel s’accroît, les jeunes générations recourant de moins en moins à ces médias. Ces évolutions sont liées à celles du champ médiatique. L’homogénéité des contenus proposés dans les principaux médias renforce en retour la défiance et donc l’intérêt pour des sources alternatives. La montée en puissance d’acteurs tels que Cyril Hanouna passés du divertissement potache à l’invitation de personnalités politiques de premier plan illustre l’échec des autres émissions sensées se spécialiser dans le débat public.

L’intervention d’Emmanuel Macron dans le média en ligne Brut en décembre 2020 pour répondre aux polémiques suscitées par les images de violences policières légitime l’existence de nouveaux formats 1. Ceux-ci ne sont cependant pas nécessairement marqués par un regard critique sur l’actualité. La popularité des vidéos de la chaîne HugoDécrypte proposant des résumés synthétiques de l’actualité participe plus d’une simplification des contenus que d’un réel décryptage des événements du moment. Ici encore apparaît un certain légitimisme vis-à-vis des regards dominants – et donc de la vision du monde de la classe dominante. Faute de moyens pour réaliser des enquêtes poussées, faute de réseau de sources et de culture journalistique critique, nombre de personnalités des réseaux se contentent de servir de relais synthétisant et commentant l’information produite ailleurs.

Il serait donc présomptueux d’annoncer la disparition des médias traditionnels au profit de nouveaux acteurs issus des réseaux sociaux. Mais les rapports de force évoluent incontestablement dans le champ de l’information. Et cette évolution ne va pas nécessairement dans le sens d’une plus grande indépendance, ni de l’élaboration d’une pensée critique largement partagée. Les conséquences électorales et culturelles des nouvelles pratiques de l’information continueront d’être l’objet d’une attention particulière du personnel politique. Contribueront-elles à diffuser une offre électorale calibrée en fonction des générations et des supports ?

Loin des caricatures présentant une jeunesse passive et résignée ou naturellement révoltée, l’étude du rôle des influenceurs met en lumière une surenchère gouvernementale conduisant à une simplification à outrance des enjeux. Les formats, les publics et les messages sont certes extrêmement variés d’une plateforme à l’autre. Il s’agit cependant d’une nouvelle phase communicationnelle renforçant la personnalisation à outrance du politique. Cette tendance est due à la conjonction de nouvelles pratiques numériques affaiblissant l’architecture politico-médiatique traditionnelle, et du style jupitérien propre à un président accentuant le présidentialisme propre à la Cinquième République.

[1] Brut est financé dans un premier temps par des investissements personnels (notamment du producteur Luc Besson), des levées de fond (par exemple auprès de l’homme d’affaire Xavier Niel), ainsi que par la réalisation de publicités et de spots (pour diverses entreprises commerciales comme pour le gouvernement français).