Élections de mi-mandat : les démocrates pris à leur propre piège

© Chuck Livingstone

Rattrapés par une situation économique préoccupante, les démocrates voient leurs espoirs électoraux s’évaporer à l’approche des élections de mi-mandat, pourtant déterminantes pour leur avenir. Depuis l’élection de Joe Biden, ils ont dépensé autant d’énergie à combattre la percée des « progressistes » liés à Bernie Sanders qu’à lutter pour des mesures ambitieuses en termes sociaux et environnementaux. Les électeurs, frappés de plein fouet par l’inflation et la récession économique, risquent de s’en détourner…

Les traditionnelles élections de mi-mandat se tiendront le 8 novembre prochain aux États-Unis. L’ensemble de la Chambre des représentants du Congrès ainsi qu’un tiers du Sénat seront renouvelés, de même que 36 gouverneurs et les élus locaux (procureur général, ministre de l’Intérieur, parlements) de la majorité des États. 

Cette élection est caractérisée par un double enjeu. Le premier, à l’échelle nationale, porte sur le contrôle du Congrès. Si les démocrates perdent leur majorité dans l’une des deux chambres, une nouvelle situation de blocage parlementaire se mettra en place et Joe Biden pourra dire adieu à ses ambitions réformistes. Le soutien militaire à l’Ukraine ne devrait pas pâtir d’un changement de majorité, contrairement à ce qu’avaient initialement laissé entendre les dirigeants républicains. Mais la question de la gestion des finances publiques deviendra un sujet brûlant. Les républicains ont déjà indiqué vouloir utiliser le contrôle d’une ou des deux chambres du Congrès pour forcer Joe Biden à réaliser des coupes budgétaires drastiques dans la sécurité sociale et l’assurance maladie, quitte à provoquer un défaut sur la dette américaine – en refusant de relever le plafond d’endettement de l’État – si ce dernier refusait de telles concessions.

L’aile pro-Trump du Parti républicain est devenue hégémonique à droite, alors que chez les démocrates, l’establishment néolibéral a largement contenu l’aile gauche pro-Sanders.

Le contrôle du Sénat pose des questions de plus long terme. Sans majorité, Joe Biden ne pourra plus confirmer les nominations (à vie) de juges fédéraux, ce qui aura un impact sur l’orientation politique du système judiciaire américain dans les années à venir. De même, les sénateurs étant élus pour six ans, chaque siège perdu au cours de cette élection fragilisera la capacité du parti en question à réunir une majorité en 2024. 

L’autre enjeu est local, mais a également des implications nationales. Deux tiers des États renouvellent leurs parlements, leurs gouverneurs et de nombreux postes clés. Or, les États disposent d’une marge de manœuvre législative importante sur de nombreux sujets : politiques publiques, climatiques, droits fondamentaux (dont l’accès à l’avortement et aux bureaux de vote). Les États sont également chargés de l’organisation des élections et du découpage des circonscriptions électorales, donc des lois encadrant l’organisation du vote et sa certification.

Les craintes des démocrates proviennent du fait qu’une majorité des candidats investis par le Parti républicain à l’échelle locale sont des trumpistes refusant de reconnaître la validité des élections de 2020 et susceptibles de participer à un éventuel coup d’État institutionnel en 2024 – si le candidat républicain à la présidentielle était de nouveau battu. Certains risquent d’être élus à des postes clés dans le processus de certification des élections, dans des États pivots. Au Wisconsin, le candidat républicain au poste de gouverneur a promis qu’il s’assurerait que « le parti républicain ne perdra plus aucune une élection à l’échelle de l’État ». Le risque est d’autant plus sérieux que la Cour suprême (à forte majorité conservatrice) statue de plus en plus fréquemment en faveur d’une délégation du pouvoir décisionnel vers les parlements locaux des États, en matière de droit de vote, certification des élections et autres droits fondamentaux.

Autrement dit, le Parti démocrate joue son avenir politique. C’est la capacité des États-Unis à légiférer sur la question climatique dans les prochaines années et la pérennité de leurs institutions politiques qui est sur la table.

Pour appréhender le contexte dans lequel ces élections ont lieu, il est éclairant d’étudier le déroulé des primaires, côté républicain comme démocrate. Elles ont permis de dégager des tendances claires en matière d’orientation politique et de rapport de force au sein de chaque parti. En résumé, l’aile pro-Trump du Parti républicain est devenue hégémoniques à droite, alors que chez les démocrates, l’establishment néolibéral a largement contenu l’aile gauche pro-Sanders.

Bascule à l’extrême droite du parti républicain

Donald Trump a confirmé sa main mise sur le GOP (surnom du Parti républicain). 41 des 45 candidats qu’il a soutenus dans des primaires sans sortants ont remporté leur élection (bien qu’il ait parfois soutenu le favori sur le tard, pour s’assurer une « victoire »). Sur les 10 élus qui avaient voté en faveur de sa destitution suite à la tentative de coup d’État du 6 janvier 2021, un seul a remporté sa primaire, grâce à la dispersion des voix trumpistes sur plusieurs candidats. Les autres (5) ont choisi de ne pas se représenter, ou ont été battus (4). 

L’idée selon laquelle le parti républicain serait sous le contrôle de Donald Trump doit néanmoins être nuancée. En Géorgie, les élus conservateurs qui s’étaient frontalement opposés à sa tentative de subversion des élections ont été facilement réélus, malgré l’implication personnelle de Donald Trump en faveur de leurs opposants. Plusieurs autres gouverneurs sortants et anti-Trump ont résisté aux candidats qu’ils soutenaient. Sarah Palin, également soutenue par Trump, a été battue par une démocrate dans la primaire ouverte de l’Alaska, un État pourtant ultra-conservateur. Enfin, des alternatives à Trump commencent à émerger au sein du Parti républicain. Ron DeSantis, le gouverneur de Floride, est pressenti comme candidat sérieux pour 2024. Mais de telles figures sont au moins aussi extrémistes que Donald Trump. Si ce dernier n’exerce pas un contrôle absolu sur le parti, il n’existe plus d’aile modérée au sein de la droite américaine.

De nombreux autres candidats progressistes ont été battus par des candidats pro-business, souvent avec l’appui financier de donateurs républicains et de lobbies patronaux traditionnellement hostiles aux démocrates.

Dans plusieurs cas, la victoire de candidats républicains « extrémistes » a été facilitée par le comité central du Parti démocrate (DCC), qui a orienté une partie de ses ressources financières pour aider ces candidats radicaux contre des républicains plus modérés. L’idée étant que les extrémistes seraient plus faciles à battre lors de l’élection générale de novembre. Une tactique qualifiée d’hypocrite et très risquée par la presse proche des démocrates et l’aile gauche du parti… 

Le parti démocrate contient l’aile progressiste

Les primaires démocrates ont accouché d’un panorama plus nuancé. L’aile progressiste pro-Sanders a remporté des victoires significatives, en particulier en faisant tomber une bonne moitié des neufs élus démocrates qui s’étaient opposés au plan « Build back better » de Biden en forçant un découplage du volet « infrastructure » (soutenu par le patronat) du volet social/climat (adopté cet été après avoir été vidé de sa substance). Les membres du squad mené par Alexandria Ocasio-Cortez ont également tous remporté leurs primaires, et la victoire de la socialiste Summer Lee dans une circonscription favorable au Parti démocrate devrait permettre à cette frange de l’aile progressiste d’accueillir un nouveau membre.

Mais de nombreux autres candidats progressistes ont été battus par des candidats pro-business, souvent avec l’appui financier de donateurs républicains et de lobbies patronaux traditionnellement hostiles aux démocrates.

Au Texas, le sortant Andre Cuellar, sous le coup d’une investigation du FBI, hostile au programme économique de Biden et par ailleurs seul élu démocrate anti-avortement a bénéficié de l’implication personnelle de Nancy Pelosi, la numéro 2 du parti, contre Jessica Cisneros, une progressiste soutenue par Bernie Sanders. Cette dernière a perdu la primaire à deux cents voix près. 

À New York, le redécoupage des circonscriptions a forcé le candidat progressiste Mondaire Jones à se parachuter dans la nouvelle circonscription de Manhattan, où il affrontait l’héritier d’un homme d’affaires New Yorkais proche du parti républicain, Dan Goldman. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le New York Times avait apporté son soutien officiel à Goldman, lui fournissant un appui déterminant. 

Joe Biden a également soutenu (parfois en vain) des élus ayant pourtant torpillé son agenda politique. Ces exemples montrent à quel point, malgré la radicalisation du Parti républicain, l’establishment démocrate et la presse affiliée restent profondément hostiles à l’aile gauche, préférant des candidats pro-business défendant des politiques contraires aux aspirations de la base du parti. 

Enfin, les primaires démocrates ont été marqué par l’intervention de l’AIPAC, principal lobby pro-israélien, qui s’est impliqué dans de nombreux scrutins pour faire perdre les candidats ayant des positons jugés trop critiques à l’égard du gouvernement israélien et du conflit israélo-palestinien. Or, comme ces types de lobbies sont financés par des dons illimités, ils peuvent devenir le véhicule de milliardaires républicains pour influencer des primaires démocrates. Cette ingérence n’a pas été combattue par les instances dirigeantes du parti malgré les protestations de l’aile gauche, et risque d’exacerber les tensions au sein du camp démocrate. Au minimum, cela pose la question de l’interférence des lobbies pro-républicains dans les primaires démocrates…

La « vague républicaine » freinée par la radicalisation du GOP ?

Historiquement, les élections de mi-mandat sont presque systématiquement perdues par le parti contrôlant la Maison-Blanche. Il s’agit avant tout d’un référendum sur l’action du Président et sur l’état de l’économie. L’opposition peut compter sur le mécontentement de ses sympathisants pour mobiliser sa base, dans une élection à forte abstention. 

À ces fondamentaux s’ajoutent une situation économique préoccupante, marquée par l’inflation galopante, des prix élevés à la pompe à essence, une guerre impopulaire en Ukraine et la hausse brutale des taux d’intérêts de la Fed, qui expliquent en partie l’impopularité chronique du président Biden. Compte tenu de l’ensemble de ces données, le Parti démocrate devrait logiquement subir une défaite d’ampleur historique.

Le slogan des démocrates (« nous, ou la fin de la démocratie ») ne convainc pas. Ils se sont disqualifiés en finançant les campagnes d’élus républicains putschistes dans l’espoir de les battre plus facilement et en ignorant la préoccupation des électeurs pour leurs fins de mois.

Mais si on en croit les meilleurs sites d’analyse prédictive, dont les modèles avaient estimé avec grande précision les résultats des élections de mi-mandat de 2018 et 2014, le Parti républicain ne bénéficiera vraisemblablement pas d’une large vague électorale. S’il reste pratiquement assuré de reprendre le contrôle de la Chambre des représentants, le contrôle du Sénat reste ouvert.

Cette disparité s’explique d’abord par la carte électorale : sur les 34 sièges de sénateurs en jeu, seuls 8 sont fortement disputés, dont 7 dans des États remportés par Biden en 2020. Ensuite, par la qualité des candidats alignés par le Parti républicain. Trump a souvent imposé des candidats particulièrement extrémistes et inexpérimentés, qui agissent comme de formidables repoussoirs pour l’électorat modéré et poussent à la mobilisation les électeurs démocrates. On citera un ancien chirurgien multimillionnaire ayant fait fortune en vendant des élixirs miracles à la télévision (Dr Oz, Pennsylvanie), accusé d’avoir tué 300 chiots dans le cadre de ses recherches, et une ancienne star de football américain ayant fait campagne contre le droit à l’avortement avant d’être accusé d’avoir payé l’avortement de deux anciennes compagnes (Walker, Géorgie).

Or, le Parti républicain a décidé (comme en 2020) de ne pas présenter de programme. Ses dirigeants assument faire uniquement campagne contre Biden en mettant le paquet sur la mauvaise situation économique. Le pari s’annonçait risqué, et s’il est en passe de payer, il expose néanmoins les candidats républicains à de nombreuses critiques.

Enfin, la décision de la Cour suprême de supprimer le droit à l’avortement complique la tâche des républicains. Ce verdict ultra-conservateur et particulièrement impopulaire vient casser la perception selon laquelle Joe Biden et les démocrates sont entièrement tributaires du bilan des deux dernières années, en plus de mobiliser les électeurs démocrates. 

It’s the economy, stupid ! : le piège de l’inflation se referme sur les démocrates

Si les fondamentaux décrits plus haut devraient logiquement condamner le Parti démocrate à un cataclysme électoral, ce dernier aurait largement pu faire mentir les précédents historiques.

Outre le fait qu’il fait face à un Parti républicain en partie sous la coupe de Donald Trump dont les principales positions restent impopulaires (baisses des impôts sur les plus riches, coupes dans la sécurité sociale, suppression du droit à l’avortement en toute circonstance, dérégulation totale du port d’armes…) le Parti démocrate avait quelques cartes à jouer. 

Le bilan de Biden avait de quoi fournir des armes aux candidats démocrates. En 2021, son plan de relance de l’économie post covid intégrait des mesures très populaires (chèques à la consommation de 1200 dollars, création d’allocations familiales généreuses). De même, l’annulation partielle de la dette étudiante, la position prise en faveur d’une dépénalisation du cannabis et les dispositions contenues dans le plan climat/social voté en juillet 2022 (plafonnement des prix des médicaments, subventions pour l’assurance maladie, hausses des impôts sur les multinationales…) sont plébiscitées par l’opinion publique. Les démocrates auraient pu choisir de faire campagne sur ces thèmes, tout en fustigeant les candidats républicains pour leurs votes contre ces mesures. Il s’agissait ni plus ni moins de la stratégie défendue par la gauche proche de Bernie Sanders.

À la place, le Parti démocrate a d’abord choisi de faire campagne sur le thème de l’insurrection du 6 janvier 2021, en dramatisant les auditions de la Commission d’enquête parlementaire au point d’embaucher un scénariste hollywoodien pour les organiser. Or, le New York Times rapportait déjà à l’époque que les dirigeants démocrates étaient conscients que ce sujet n’intéressait pas l’opinion, contrairement à l’économie et l’inflation.

Ensuite, la décision de la Cour suprême sur l’avortement a encouragé les démocrates à faire campagne sur cette problématique – avec un certain succès durant l’été, comme l’ont montré les résultats de plusieurs scrutins intermédiaires. L’idée de placarder le GOP comme un parti extrémiste, putschiste et contrôlé par Donald Trump aurait pu fonctionner dans un contexte économique plus apaisé. Mais l’inflation s’est imposée comme la principale préoccupation des électeurs, avec l’état de l’économie et la hausse de la criminalité.

Or, le Parti démocrate et la Maison-Blanche ont longtemps cherché à minimiser l’inflation, arguant qu’elle était transitoire et ne devait pas entraver les politiques d’investissements de Biden. Et par crainte de froisser leurs donateurs, les démocrates ont largement refusé de faire porter la responsabilité de l’inflation sur les principaux coupables : les grandes entreprises. De même, Poutine a été érigé en principal responsable de l’envolée des prix à la pompe (passés de 75 cents le litre à 1,5 dollar en un an). Ce faisant, les démocrates ont ainsi laissé le champ libre aux républicains pour s’emparer de ce thème et asséner que les réformes de Biden étaient à l’origine de l’inflation. De même, les démocrates ont largement ignoré les inquiétudes de leurs électeurs face à l’augmentation drastique de la criminalité depuis la crise du covid, ce qui expliquerait leurs difficultées récentes auprès de la classe ouvrière non-blanche, en particuliers les hispaniques.

La mécanique électorale se résume à un syllogisme trivial : les Américains étant principalement préoccupés par l’économie, et puisque seul le parti républicain a fait campagne sur ce thème, les électeurs font davantage confiance aux républicains pour améliorer la situation économique – ainsi, le GOP domine largement les sondages. Le fait qu’il ne présente pas de programme ni ne propose de solutions clairement identifiées pour lutter contre l’inflation n’y change pas grand-chose.

Dans les deux dernières semaines de campagne, les démocrates ont tenté de corriger le tir. Leur discours est de plus en plus proche de celui de Bernie Sanders, qui alerte sur les intentions des républicains de couper les budgets de la sécurité sociale, vante le bilan économique de Biden (en particulier, la réduction du prix des médicaments, l’annulation partielle de la dette étudiante et la hausse des salaires et minimas sociaux). Dans le même esprit, Biden propose désormais une taxe sur les superprofits du secteur pétrolier en accusant les raffineurs d’avoir aggravé la hausse du prix des carburants. Miné par son impopularité, le président a effectué peu de déplacements et fait timidement campagne, bien que l’avenir de son mandat et sa capacité à se représenter en 2024 soient en jeu. Barack Obama, probablement conscient du caractère historique de ces midterms, est reparti en tournée électorale pour combler le vide laissé par son ancien vice-président. Tout comme Bernie Sanders, qui multiplie les déplacements.

Trop peu et trop tard ? Les démocrates semblent avoir réalisé tardivement l’ampleur du péril dans lequel ils se trouvent. Comme le suggérait le magazine Jacobin, la société américaine est trop polarisée, le Parti démocrate trop lié aux intérêts financiers et enclin à concéder du terrain à l’extrême droite sur ses thématiques de prédilection (sécurité, immigration) pour être en mesure d’incarner une alternative crédible. En laissant expirer les aides Covid prématurément, en refusant de critiquer l’action de la Fed (Banque centrale américaine) et en subventionnant massivement le secteur de la santé pour le voir ensuite imposer des hausses de prix des assurances maladie drastiques, le Parti démocrate s’est quelque peu piégé tout seul.

Son changement de discours intervient à seulement dix jours du scrutin, à la suite d’une détérioration brutale des sondages. Pour autant, les cadres du Parti n’ont pas abandonné leur leitmotiv : « nous, ou la fin de la démocratie ». Or, ce slogan ne convainc pas. Les démocrates se sont disqualifiés en finançant les campagnes d’élus républicains putschistes dans l’espoir de les battre plus facilement, et les électeurs pensent avant tout à leurs fins de mois.

Il n’est pas exclu que les efforts de dernière minute du Parti démocrate et la qualité de ses candidats lui permettent de conserver une majorité au Sénat. Mais une vague conservatrice n’est pas à exclure, avec toutes les conséquences qu’elle aurait pour les institutions américaines – et la capacité des États-Unis à prendre à bras le corps la question climatique.